La bonne interprétation des cartes de polarisation des étoiles jeunes
Par Pierre Bastien

Observatoire du mont Mégantic et du Département de physique de l'Université de Montréal

Un texte a paru dans la revue La Recherche Astronomique de décembre 1990


L'avènement de détecteurs bidimensionnels très performants, les CCD, a permis de faire de grands progrès en astronomie observationnelle. Cela a permis entre autres d'obtenir des images très détaillées d'étoiles jeunes et des nébulosités les entourant. C'est ainsi que la découverte de jets émanant d'étoiles jeunes à de grandes vitesses, de l'ordre de 200 à 400 km/s, a été mise en évidence d'abord en 1983. Ceci a conduit les astronomes à supposer l'existence de disques de matière perpendiculaires à ces jets afin d'expliquer leur très grande collimation. En effet l'angle d'ouverture de ces jets est de l'ordre de 5° ou moins. Les nouveaux détecteurs ont aussi permis d'obtenir des cartes de polarisation de ces mêmes objets jeunes.

La polarisation de la lumière est une de ces propriétés peu connues de la plupart des gens mais qui est pourtant très importante. En effet, la lumière naturelle ou non polarisée vibre dans toutes les directions perpendiculaires à la direction de propagation. Par contre, la lumière polarisée linéairement vibre dans un plan préférentiel (toujours perpendiculaire à la direction de propagation) qui est le plan de polarisation. Avec un polarimètre on peut donc mesurer la fraction de la lumière totale qui est polarisée ainsi que la direction du plan de vibration de la lumière polarisée. Cette direction est habituellement mesurée, en astronomie, par rapport à la direction vers le pôle nord céleste, comme on mesure les angles de position pour des étoiles binaires. Donc, une carte de polarisation nous donne la magnitude du vecteur de polarisation ainsi que son angle de position pour tous les points de la carte.

La Figure 1 présente une carte de polarisation pour l'objet jeune HL Tau, une étoile de la classe d'étoiles variables T Tauri. On remarque des régions où le comportement de la polarisation diffère. Par exemple, loin de la source centrale, représentée par une croix sur la figure, on a un patron de vecteurs centrosymétriques, c'est-à-dire que les vecteurs sont perpendiculaires au rayon vecteur depuis la source centrale. Par contre, près de l'étoile, le patron centrosymétrique est brisé : on a en fait un patron de vecteurs alignés près du centre et qui devient un patron elliptique un peu plus loin de l'étoile.

Les patrons de vecteurs alignés sont courants : sur 56 objets pour lesquels des cartes de polarisation ont été obtenues, 34, soit 60%, ont un patron de vecteurs alignés, 11 (20%) ont un patron centrosymétrique seulement (c'est-à-dire qu'il n'y a pas de vecteurs alignés près du centre) et les autres 11 (20%) ont des patrons particuliers qui ne vont pas dans les deux catégories précédentes.

Fig. 1 Carte de polarisation superposée sur une carte de contour pour l'étoile jeune HL Tau. L'échelle est indiquée par rapport à l'étoile qui est représentée par une croix au centre. L'échelle des vecteurs de polarisation est indiquée au bas. Plus les vecteurs sont longs, plus la polarisation est élevée. Le nord est en haut et l'est à droite sur cette figure qui vient d'un article par Scarrott et Rolph (1990).


L'explication qui a été mise de l'avant dans le passé par de nombreux auteurs pour le patron de vecteurs alignés est que ceux-ci sont dus à de l'extinction préférentielle de la lumière dans une direction préférée (celle perpendiculaire aux vecteurs observés) par des grains non sphériques alignés. Ce phénomène des grains alignés est observé couramment dans le milieu interstellaire en général; il se remarque particulièrement bien dans le plan de la Galaxie où les grains sont alignés par le champ magnétique galactique. Ce champ est en général parallèle au plan de la Galaxie, et il peut aligner les minuscules (de l'ordre de 0.1 micron) grains de poussière qui se trouvent dans ces régions.

Donc, on voulait utiliser le même mécanisme physique pour expliquer le patron de vecteurs alignés autour des étoiles jeunes. Cependant, il y a plusieurs problèmes avec cette explication. D'abord le niveau de polarisation observée dans les cartes où les vecteurs de polarisation sont alignés est assez élevé, typiquement de l'ordre de 10 à 20%, tandis que dans le milieu interstellaire les polarisations observées sont beaucoup plus faibles : elles dépassent rarement 5%. Ceci a pour effet de demander un mécanisme d'alignement des grains très efficace, en fait plus efficace que ce que l'on peut expliquer présentement.

Ensuite, le temps nécessaire pour aligner les grains dans le milieu interstellaire est de l'ordre du million d'années, tandis que les étoiles et les disques jeunes que nous considérons n'ont au plus que quelques centaines de milliers d'années. Donc, pour des conditions identiques, le champ magnétique autour des étoiles jeunes n'aurait pas eu suffisamment de temps pour aligner les grains. Finalement, les premiers auteurs ont oublié que la polarisation des étoiles jeunes T Tauri est variable et qu'elle peut varier sur une échelle de temps de quelques jours. Si on voulait expliquer les variations de polarisation par des grains alignés, il faudrait changer l'alignement de tous ces grains en l'espace de quelques jours seulement ! Ceci est évidemment impossible, car les disques que nous étudions ont des dimensions de plusieurs dizaines d'unités astronomiques (peut-être jusqu'à 1000).

Donc, il faut un autre mécanisme pour expliquer les observations. Ce mécanisme est la diffusion de la lumière par les grains de poussière. La lumière diffusée par un grain de poussière est polarisée perpendiculairement au plan de diffusion, c'est-à-dire perpendiculairement à la trajectoire du photon : de l'étoile au diffuseur et du diffuseur à l'observateur. Donc, comme les photons partent tous de l'étoile, nous obtenons un beau patron centrosymétrique. Le niveau de polarisation est aussi tout à fait compatible avec la théorie de la diffusion de la lumière. Par contre, si nous ajoutons un disque dans le plan équatorial de l'étoile, ce disque étant opaque à la lumière, alors les photons qui pénètrent dans le disque seront diffusés plusieurs fois avant d'en ressortir. Comme la plupart des photons que nous recevons en provenance du disque parviennent d'une région plus intérieure du disque (rappel : le disque est opaque) il en résulte que la dernière diffusion, en général, est contenue dans un plan perpendiculaire au disque vu en projection sur le plan du ciel. Donc la polarisation est parallèle au plan du disque lorsqu'il y a diffusion multiple, ce qui est le cas ici.

Ce mécanisme de la diffusion multiple produit donc le patron de vecteurs désiré. Les calculs ont été faits et les résultats sont présentés dans la Figure 2, où une comparaison est faite avec les observations de l'objet jeune Parsamyan 21. Dans ce modèle, le disque est vu par la tranche. Le mécanisme fonctionne aussi bien lorsque le disque est vu avec une inclinaison autre que 90°. Il n'y a aucun problème pour expliquer le niveau de polarisation de l'ordre de 10 à 20%, et les variations près de l'étoile telles que des éruptions (flares).

Le Figure 2 est basée sur des calculs approximatifs où le nombre de diffusions maximum des photons est de deux. En effet, il faut considérer au moins deux diffusions sinon le mécanisme ne fonctionne pas ! Des calculs exacts (incluant toutes les diffusions nécessaires pour chaque photon) avec un code (pour ordinateur) Monte Carlo ont été faits par François Ménard pour sa thèse de doctorat à l'Université de Montréal et confirment les résultats simplifiés. En fait, ce code calcule ce que devrait avoir l'air un disque autour d'une étoile jeune à différentes longueurs d'onde, et il calcule aussi la carte de polarisation correspondante dans ces différentes bandes passantes (ou filtres). Par contre, pour faire une comparaison valable entre les résultats numériques et les observations, il faut des observations qui ont la meilleure résolution spatiale possible. Il faut des observations comme celles qui peuvent être faites au télescope Canada-France- Hawaii avec un très bon seeing, ou encore mieux, avec le télescope spatial. - lorsqu'on aura trouvé une façon de corriger l'aberration de sphéricité dont il souffre maintenant.


Fig. 2 Comparaison entre les observations pour l'objet jeune Parsamyan 21 et les résultats de calculs numériques. L'échelle et l'orientation sur la carte de Parsamyan 21 sont indiquées. Le disque utilisé pour les calculs est vu sur la tranche. On remarque très bien le disque avec des vecteurs de polarisation alignés ainsi que les régions dans les lobes où les vecteurs décrivent un patron centrosymétrique. Cette figure provient d'un article par Bastien et Ménard (1990, Ap. J., 364 5, sous presse [20 nov. 1990])

Pierre Bastien

Observatoire du mont Mégantic et du Département de physique de l'Université de Montréal

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