Les enfants d'Orion

(Des galaxies)... et des hommes

Passage extrait et conclusion de « Les galaxies et la structure de l'Univers », Dominique Proust et Christian Vanderriest, Seuil (points sciences), 1997, p262

L'astronomie est faite par des hommes (et des femmes, pour un bon tiers de nos effectifs), dont nous souhaitons brièvement parler. Les réflexions présentées ici n'engagent, bien entendu, que les deux auteurs de ce livre, mais nous les croyons assez représentatives. Les astronomes peuvent être considérés comme une espèce protégée par un statut confortable de fonctionnaire, se livrant à une activité de recherche pure, sans autre valeur que culturelle. Ce genre de valeur n'étant pas coté en Bourse, ils sont donc en première ligne lorsque nos gouvernants décident de faire des économies, en effectuant des coupes claires dans le budget de la recherche (la culture est un « luxe », c'est un air connu). Les tendances actuelles, si elles se poursuivaient durablement, pourraient bien faire des astronomes une espèce en voie de disparition. La situation prend des proportions angoissantes pour les jeunes, étudiants ayant achevé leur thèse, dont l'aspiration à une carrière dans la recherche, après de nombreuses années d'effort, n'a aucune certitude d'aboutissement. Une image d'Épinal identifie l'astronome à un doux rêveur, vivant en marge du monde et de ses contingences. Notre expérience professionnelle, notre vécu scientifique laissent peut-être transpirer ça et là quelques réflexes pouvant faire de nous des gens « à part ». En admirant les dernières rutilances du Soleil couchant, il se peut que le scientifico-cortex vous souffle « diffusion Rayleigh » ; puis, lorsque les premières étoiles scintillent, les mêmes neurones spécialisés vous susurrent « loi de Kolmogorov », et vous ne pouvez pas vous empêcher d'évaluer inconsciemment la turbulence atmosphérique ; mais, pour l'essentiel, la connaissance de ces phénomènes n'empêche pas d'en goûter la beauté.

On pourrait imaginer les astronomes détachés du monde, perpétuellement la tête dans les galaxies. Ils sont en fait des individus comme les autres, avec leurs qualités et leurs défauts, leur quotidien, leurs joies et leurs tristesses. Même si quelques scientifiques, par l'attribution d'un prix ou d'une distinction, deviennent des vedettes médiatiques subitement capables de formuler un avis (autorisé par définition !) sur tout et sur n'importe quoi, la majorité est tout juste une photographie de l'humanité. Ils ne sont ni gourous ni exégètes, et représentent à peu près tous les courants de pensée. Simplement, pour la nécessité des observations ou des collaborations avec les spécialistes de leur domaine qui peuvent être à Hambourg, Sydney ou Buenos Aires, les astronomes voyagent fréquemment. C'est certainement un grand privilège, c'est aussi une source de réflexion.

Les longues nuits d'observation peuvent être physiquement éprouvantes, mais elles permettent, au spectacle du ciel, de laisser vagabonder la pensée. Il y a des instants d'exception que l'on aimerait partager avec ceux qui vous sont chers, là-bas, à des milliers de kilomètres de l'Observatoire : ce ciel magnifique avec ses étoiles et ses galaxies, ce duo de violons entre Stéphane Grappelli et Yehudi Menuhin, improvisant à plein plaisir, que vous diffusez dans la coupole. Mais un sentiment de malaise s'insinue. On ne peut oublier les gamins nus de ce gigantesque bidonville qui jouaient le long de l'autoroute de l'aéroport, dans la poussière et les gaz d'échappement bleutés ; ou bien on n'arrive pas à oublier que l'on observe tranquillement à quelques dizaines de kilomètres d'une grande ville où le couvre-feu a été décrété par un régime dictatorial. En remuant ces pensées, on est saisi par l'incongruité d'une magnifique observation du ciel, dans la fraîcheur de la nuit, aux sons d'une musique sublime, alors que l'on assassine peut-être à proximité. Est-ce futile d'être astronome? Est-ce frivole d'être violoniste et d'y consacrer sa vie ? La question est la même et le doute s'installe. N'y a-t-il rien de mieux à faire? Comme pour bien des personnes, l'action privée, humanitaire ou politique peut venir conjurer cette angoisse. L'activité de recherche en astronomie va aussi dans le même sens.

Un grand télescope, comme un orchestre symphonique, coûte cher; ce n'est pourtant rien, comparé au prix d'un bombardier (et c'est nettement moins nocif). L'art et la science sont avant tout, pour ceux qui les pratiquent, des instruments de plaisir. Mais ce sont aussi, pour eux et pour les autres, des instruments de liberté, finalement très rentables. Il nous faut parier sur la culture contre le revolver, et la défendre ; c'est également notre rôle.

Primo Levi, pour tenter de rester humain dans l'enfer d'Auschwitz, se récitait des vers de Dante. Et si les cachots n'ont pas de fenêtres, n'est-ce pas aussi pour empêcher de voir les astres dans le ciel ? Voir une étoile et comprendre sa nature, c'est déjà être un peu libre. Pour que ces armes de liberté agissent vraiment, il est nécessaire de partager avec le plus grand nombre le savoir et le plaisir de la découverte.

Le but de ce livre était d'y contribuer modestement.

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mise à jour 09 mai 03