Les enfants d'Orion

La Nature
revue scientifique


LE GRAND TÉLESCOPE DE L'OBSERVATOIRE DE PARIS.

(La Nature, revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie, 4° année, n° 133, 18 décembre 1875)

L'Observatoire de Paris vient de terminer la construction de l'un des deux grands instruments qui doivent donner à notre principal établissement astronomique le premier rang dans le monde savant : le télescope de lm,20 d'ouverture, l'égal du magnifique télescope de Melbourne, est en place depuis le commencement du mois d'octobre. Nos lecteurs apprendront sans doute avec intérêt l'histoire de ce merveilleux instrument, les péripéties de sa création, les espérances que nos astronomes fondent sur son emploi, et la certitude que leur donne ce premier succès d'être bientôt en possession d'une lunette gigantesque dont l'objectif aura 0m,75 d'ouverture et le tube, 16 mètres de longueur.

En 1855, M. Le Verrier avait acheté en Angleterre deux grands disques, l'un de verre à glace, l'autre de cristal, destinés à former les éléments de cet objectif. Léon Foucault, l'illustre et regretté physicien de l'Observatoire, fut chargé d'étudier les procédés à employer pour tailler ces grands verres dont les dimensions, si fort au-dessus de celles auxquelles étaient habitués les opticiens, puisqu'il n'existait pas alors d'objectif plus grand que 0m,38 exigeaient des méthodes nouvelles. On sait comment Foucault fut conduit, par la série de ses études, à réaliser des miroirs de verre argenté destinés à transformer en un faisceau parallèle les rayons émanés d'un point lumineux, et à ressusciter, par l'emploi inverse de ces miroirs, les télescopes abandonnés presque depuis Herschel, complètement oubliés en France. Des essais successifs lui permirent de doter nos observatoires de télescopes de 40 centimètres, de 50 et enfin de 80 centimètres de diamètre, dont le tube a une longueur égale à six fois seulement le diamètre du miroir. Eu Angleterre, le pays natal des télescopes, cette longueur ne descend jamais au-dessous de dix fois l'ouverture. Et cependant les instruments bien plus maniables de Foucault rivalisent aisément en puissance avec les plus beaux appareils Anglais. Le plus grand des télescopes construits par Foucault lui-même, de 80 centimètres d'ouverture, est à Marseille entre les mains de M. Stephan : or, à son aide, cet astronome distingué a vu tout ce que voyait Herschel avec son énorme télescope à miroir métallique de lm,45 de diamètre, tout ce que lord Rosse a vu avec son Léviathan de lm,70, et il a ajouté des centaines de nébuleuses nouvelles à la liste donnée par ses illustres devanciers.

Pour couronner son œuvre, L. Foucault voulut construire le miroir le plus grand qu'il fût possible de tailler à main d'homme par son admirable méthode. Cette limite supérieure est le diamètre de lm,20. M. Le Verrier fit donc couler, à Saint-Gobain, un bloc de verre de 700 kilogrammes qui fut dégrossi et débordé dans les ateliers de MM. Sauter et Lemonnier. Mais pour construire ce télescope, pour réaliser la lunette de 16 mètres, il fallait des fonds spéciaux, le budget ordinaire de l'Observatoire n'y pouvait suffire.
M. Le Verrier sut les obtenir du Corps législatif qui, en 1865, vota un crédit de 400,000 francs.
Au commencement de 1868, L. Foucault, malgré ses recherches sur les régulateurs, malgré les fatigues causées par la part active qu'il avait prise à l'exposition de 1867, avait préparé les disques du grand objectif, lorsque la mort vint l'arrachera ses travaux et ravir à la France un des génies les plus originaux et les plus fins qu'elle ait possédés. Ce fatal événement, les troubles qui bientôt après agitèrent trop longtemps l'Observatoire, semblaient devoir faire perdre au pays le fruit d'un travail préparé de longue main et rendre inutile la munificence du gouvernement. Heureusement le ministre de l'instruction publique, M. Duruy, savait prêter une oreille attentive aux suggestions des savants et mettait à leur service une intelligence avide de progrès. Averti par les amis de Foucault, il donna l'ordre de continuer les travaux commencés ; et la direction de l'Observatoire répondit avec empressement à ses ordres. Un éminent artiste, M. Eichens, désigné au choix de M. Le Verrier par le grand prix de mécanique qu'il avait obtenu à l'exposition de 1867 et par la construction des grands instruments de l'Observatoire, reçut la commande de la monture du télescope. M. Adolphe Martin, que L. Foucault avait initié à ses méthodes et associé à ses travaux d'optique, fut chargé de tailler le miroir. Enfin M. Le Verrier attribua à l'un des astronomes de l'Observatoire, M. Wolf, la surveillance générale des travaux.

La construction devait être achevée en trois années. La guerre, les changements survenus à l'Observatoire firent languir les travaux qui ne furent repris avec activité qu'au retour de M. Le Verrier à la direction en 1875. Au commencement de l'année 1875, le miroir était terminé et essayé sur des mires terrestres; M. Wolf avait fait construire l'abri du télescope et l'escalier destiné à porter l'observateur (1) ; enfin, au mois d'octobre, M. Eichens remettait l'instrument monté dans toutes ses pièces importantes. M. le ministre de l'instruction publique assistait à la première manœuvre du télescope et mettait lui-même en mouvement sa masse énorme.
Le prix total de l'instrument et de son abri s'est élevé à 190,000 francs.

Le dessin que nous donnons aujourd'hui représente, avec une scrupuleuse fidélité, le télescope dirigé vers le ciel et dans la position d'observation. L'abri roulant sous lequel il est ordinairement remisé, sorte de grand wagon de 7 mètres de hauteur sur 9 de long et 5 de large, a été reculé vers le nord, en glissant sur de doubles rails. L'escalier d'observation a été amené sur un second système de rails qui lui permettent de circuler tout autour du pied du télescope, en même temps qu'il peut aussi tourner sur lui-même, pour amener l'observateur, placé soit sur les marches, soit sur le balcon supérieur, à portée de l'oculaire. Cet oculaire lui- même, accompagné de la lunette-chercheur, peut tourner autour de la gueule du télescope pour prendre la position la plus facilement accessible à l'observateur.

Le tube du télescope, de 7m,30 de longueur, est formé d'un cylindre central en fonte, aux extrémités duquel sont boulonnés deux tubes de 5 mètres, consistant en quatre anneaux de fer forgé réunis par 12 barres longitudinales également en fer. Le tout est revêtu de minces feuilles de tôle d'acier. Le poids total du tube est de 2,400 kilogrammes. A l'extrémité inférieure est fixé le barillet en fonte qui contient le miroir; à l'autre bout un cercle, mobile sur la gueule ouverte du télescope, porte à son centre un miroir plan qui renvoie sur le côté le cône des rayons réfléchis par le grand miroir et les fait pénétrer dans le microscope à l'aide duquel l'astronome étudie les images des astres. Le télescope est, comme on le voit, du système Newtonien. Celui de Melbourne, si admirablement construit en Angleterre sous la direction de M. Warren de la Rue, est un télescope de Cassegrain ; le miroir de métal est percé en son centre d'une ouverture qui reçoit l'oculaire : système avantageux en ce que l'observateur reste toujours à la partie inférieure de son instrument et n'a qu'à s'élever très-peu au-dessus du sol, mais moins favorable peut-être à la perfection des images que le système Newtonien adopté par Foucault.

Le poids du miroir dans son barillet est de 800 kilogrammes ; l'oculaire et ses accessoires pèsent le même poids. Telle est la charge sous laquelle le tube du télescope, suspendu par son milieu, ne devait pas fléchir de plus d'un millimètre dans les positions les plus défavorables, suivant les calculs d'après lesquels M. Wolf avait déterminé ses dimensions. L'expérience a vérifié ses prévisions : les deux miroirs restent exactement centrés l'un sur l'autre dans toutes les positions du télescope.

II faut maintenant pouvoir diriger ce tube vers un point quelconque du ciel, et, il faut de plus qu'une fois l'astre amené dans le champ de l'instrument, celui-ci puisse le suivre, par un mouvement simple, dans sa marche apparente sur la voûte céleste. C'est à quoi satisfait la monture dite équatoriale du télescope. Celui-ci tourne autour d'un axe en fonte de fer et acier, dont la direction est parallèle à l'axe de la sphère céleste ; puis il peut s'incliner plus ou moins sur cet axe, en tournant autour d'un second essieu d'acier qui traverse le premier à angle droit et participe à son mouvement de rotation. L'ensemble de ces deux axes, véritable merveille de mécanique par la précision et la douceur des mouvements, pèse avec le télescope 10,000 kilogrammes Telle est la masse qui doit, aiguille d'un gigantesque chronomètre, suivre avec précision la marche des étoiles sur la voûte du ciel, en obéissant à l'action d'une horloge réglée par un régulateur de L. Foucault.

Pour réaliser cette merveille, M. Eichens a dû réunir les engins les plus délicats de la mécanique de précision et, tout en leur conservant leur délicatesse, leur donner la force nécessaire pour supporter des charges qui effraient l'imagination. Nous ne pouvons expliquer en détail à nos lecteurs la série de ces merveilles, dire comment les frottements sont presque annulés partout, comment toutes les pièces s'équilibrent quelle que soit la position du télescope, comment enfin, en même temps que l'instrument suit le mouvement du ciel, l'observateur peut à son gré le déplacer légèrement dans tous les sens à l'aide d'organes placés sous sa main. Notre dessin montre quelques-uns de ces organes. Mais il faut les voir en fonction, il faut en entendre les lumineuses explications que M. Le Verrier, M. Wolf et ses collaborateurs savent en donner avec une grâce parfaite, et une clarté qui en fait comprendre et admirer le jeu par le plus profane de leurs auditeurs.

Cette perfection du mécanisme ne serait rien, si elle ne devait servir à regarder les astres avec un appareil optique d'une perfection égale. Hâtons-nous donc de dire que les premiers essais déjà faits de l'instrument ont complètement satisfait les astronomes. Non-seulement le miroir a acquis, sous la main, de M. Martin, la forme rigoureusement parabolique qui lui donne la propriété de rassembler en un point unique les rayons d'une étoile, mais l'oculaire très-complexe qui sert à regarder ce point lumineux est lui-même exempt défont défaut. Il ne reste plus qu'à argenter la surface du miroir, opération aujourd'hui facile par les procédés de M. Ad. Martin, et qui se fera dans une grande bassine de 1m,30 de diamètre. Dès maintenant, la surface nue du verre poli réfléchit assez de lumière pour qu'il soit possible d'observer les plus faibles étoiles, pour que, dirigé vers la lune, le télescope concentre dans l'œil une lumière presque intolérable. On juge par là de l'éclat qu'auront les images célestes, lorsque le miroir argenté réfléchira vers l'œil, non plus la moitié à peine, mais plus des neuf dixièmes de la lumière qu'il reçoit.

La comparaison que nous avons établie plus haut entre le télescope de Marseille, de 0m,80 d'ouverture, et les plus puissants instruments étrangers, permet de prévoir les résultats que la science est en droit d'attendre d'un télescope dont le miroir est plus grand encore de moitié et dont le mécanisme a atteint les dernières limites de la perfection. M. Wolf, à qui est confié l'usage du grand télescope, se propose de l'employer à l'étude des planètes et de leurs satellites : combien de questions non encore résolues touchant la rotation des grands corps les plus éloignés dans notre système planétaire, Saturne, Uranus et Neptune ; touchant leurs satellites, dont le nombre est encore douteux et dont les mouvements sont mal connus ! En même temps, le nouveau télescope sera muni de tous les engins, nécessaires pour la photographie et pour l'étude spectroscopique des astres : vaste champ d'étude, à l'exploitation duquel nos astronomes vont enfin pouvoir se consacrer avec des moyens dignes de la science actuelle. Nos vœux les plus ardents les accompagneront dans cette campagne difficile : car il ne faut pas oublier que l'usage d'un si gigantesque instrument va nécessiter un long et pénible apprentissage. Le télescope de Melbourne a usé deux observateurs avant de se trouver dans les mains d'un astronome qui ait su en tirer parti.

Dans quelques semaines, sera complètement réalisé le premier des grands instruments promis à la France par M. Le Verrier et par L. Foucault. La construction du télescope a été entreprise la première, comme devant servir d'étude pour la construction, bien plus délicate encore, de la grande lunette de 16 mètres. Le succès du télescope nous garantit que M Le Verrier, avec ses éminents collaborateurs, saura mener à bien la seconde partie de sa grande et patriotique entreprise.

(1) L'abri du télescope et le chariot de l'escalier ont été construits dans les ateliers de la compagnie Lyon-Méditerranée, dirigés par M. l'ingénieur en chef Marié. L'escalier sort des forges de MM. Hémery et Gautier, à Persan.

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Mise à jour : 20 juillet 2003