Les enfants d'Orion

La Nature
revue scientifique

LA COMÈTE PONS-BROOKS



(La Nature, revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie, 12° année, 1° semestre, n° 556, 26 janvier 1884, page 241)

LA COMÈTE PONS-BROOKS 1

OBSERVATIONS FAITES A NICE LE 13 ET LE 19 JANVIER 1884

La comète Pons-Brooks qui vient de disparaître et a passé presque inaperçue du public a présenté, dès les premiers jours de son apparition, un caractère tout à fait exceptionnel et d'un grand intérêt scientifique. Elle a été depuis le commencement de novembre l'objet d'une étude attentive et suivie à l'Observatoire de Nice. M. Perrotin et moi n'avons laissé échapper aucune occasion de l'examiner directement, d'abord à l'équatorial de 14 pouces, puis au spectroscope qui s'adaptait à cet instrument.

Nous avons vu ainsi la comète augmenter progressivement d'éclat en conservant toujours à peu près le même aspect. Au centre un point brillant sans dimensions appréciables comme une étoile de cinquième puis de quatrième grandeur. A partir de ce point la lumière s'affaiblissait par gradation insensible jusqu'aux extrémités de la chevelure. Une région relativement sombre qui se trouvait immédiatement au-dessous du noyau du côté de la queue donnait à la partie supérieure plus brillante l'aspect d'une aigrette. La queue, longtemps invisible, a toujours été d'un faible éclat. Elle nous a paru présenter un maximum de lumière suivant l'axe à partir duquel cette lumière se dégradait d'une manière insensible du côté nord, tandis qu'elle se terminait brusquement du côté sud par une ligne à peu près droite.

Au spectroscope la comète donnait avec un éclat tout à fait remarquable les trois bandes ordinaires des composés du carbone (a, b, g d'Angström)2 . Dès le premier jour M. Perrotin vit assez bien la quatrième bande d, dans le violet, pour en déterminer exactement la proposition sans connaître au préalable l'orientation du spectroscope. A mesure que l'éclat de la comète augmentait, cette bande devenait pour lui de plus en plus visible, tandis que je n'ai jamais réussi à la voir d'une manière bien certaine. Ma vue n'est pourtant nullement affectée

1 Voy. n° 556 du 26 janvier 1884, p. 132.
2 Voy. n° 429 du 20 août 1881, p. 177.
de daltonisme. Ce fait me semble très instructif et rend très bien compte des divergences qui se produisent souvent dans l'observation des phénomènes difficilement perceptibles. Les bandes a, b, g étaient si brillantes au mois de janvier que le voisinage d'une grosse lampe à pétrole n'empêchait nullement l'observateur de les voir. Le spectre continu du noyau était au contraire si faible que jusqu'aux premiers jours de janvier il était impossible d'y reconnaître aucune des couleurs spectrales.

On avait parlé à diverses reprises des brusques et singulières transformations qu'éprouvait la comète. Or depuis deux mois et demi nous la suivions ici sans interruption et nous n'avions rien vu de particulier. A quelques variations d'intensité près, elle nous offrait toujours à peu près le même aspect et nous donnait toujours le même spectre. Mais la patience et l'assiduité de l'observateur ne doivent jamais se déconcerter, c'est la condition du succès. Le 13 janvier, à la tombée de la nuit, M. Perrotin alla comme d'habitude faire des mesures de position sur la comète, je devais le rejoindre un peu plus tard pour les observations spectroscopiques. Il me fit appeler presque immédiatement, en toute hâte et me montra un phénomène vraiment singulier. Toute la lumière de la tête et de la chevelure de la comète semblait s'être concentrée dans un disque parfaitement circulaire ayant un diamètre de 34" environ et dans une sorte d'auréole qui lui était concentrique d'un diamètre de près de 2'. Le disque était très brillant; il avait des bords si nets qu'on aurait cru voir une planète. Au centre se montrait un noyau semblable à une petite étoile. La lumière allait en se dégradant à partir du noyau et reprenait une certaine intensité vers les bords. Deux diamètres un peu plus lumineux se croisaient sous un angle de 30° à 40°, l'un d'eux était à peu près dans la direction de la queue.

Le disque donnait un magnifique spectre continu où l'on distinguait sans peine toutes les couleurs depuis le rouge extrême jusqu'au violet et sur lequel se détachaient nettement les trois bandes du carbone plus brillantes que d'habitude. Nous vîmes dans le jaune et dans l'extrême rouge des parties d'un éclat plus vif qui nous firent soupçonner la présence, parmi les éléments de la comète, de quelques métaux et en particulier du sodium. Mais ces phénomènes étaient si faiblement accusés qu'il était impossible de rien conclure ; nous gardâmes seulement l'espoir qu'au moment du périhélie ils s'accuseraient davantage, espoir qui ne s'est pas réalisé.

Le lendemain 14 et les jours suivants la comète reprit son aspect habituel, mais le 19 janvier nous la vîmes, comme le 13, sous la forme d'un disque brillant entouré d'une auréole. Seulement le disque était elliptique et non circulaire ; ses bords étaient moins nets et moins lumineux ; l'auréole était à peine visible. Présumant qu'il pourrait y avoir quelque chose de périodique dans ces transformations nous attendîmes avec impatience le 25 janvier. Mais ce jour-là nous ne vîmes rien de semblable., Toutefois il importe de dire qu'à Potsdam, M. Vogel a fait des observations analogues aux nôtres le 1er janvier, date qui rentrerait bien dans la période de six jours que nous avions admise.

De quelque manière qu'on l'envisage, cet étrange phénomène dénote dans la matière cométaire des mouvements qu'il semble bien difficile d'expliquer et d'analyser. Comment concevoir en effet que cette matière disséminée, la veille, dans un espace immense sans limites précises, se trouve tout à coup, le jour du 15, emprisonnée pour ainsi dire dans deux enveloppes sphériques parfaitement définies, parfaitement distinctes, ayant toutes deux le noyau pour centre. Le fait parut si extraordinaire aux membres du Bureau des Longitudes qu'ils crurent d'abord à une illusion de notre part, quelques-uns même attribuèrent ces apparences bizarres à l'effet d'une buée qui, au moment des observations, se serait déposée sur l'objectif de la lunette. Mais, à mon avis, il ne serait pas plus difficile d'expliquer le phénomène lui-même que d'expliquer par un effet de buée la production dans le champ de la lunette d'un disque à bords parfaitement définis, circulaire le 13, elliptique le 19; que d'expliquer surtout l'énorme accroissement d'intensité du spectre continu donné par la comète. Ce qu'il y a de sûr aujourd'hui c'est que la buée n'était pour rien là dedans puisque nos observations du 13 ont été confirmées par M. Rayet à Bordeaux et par M. W. T. Sampson à Washington.
L. THOLLON.

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Mise à jour : 03 août 2003