Les enfants d'Orion

La Nature
revue scientifique

PROGRÈS RÉCENTS DE LA GÉOGRAPHIE DE MARS



(La Nature, revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie, 15° année, 1° semestre, n° 714, 05 février 1887, pages 145, 146, 147)

II y a bien longtemps que la planète Mars se signale aux observateurs par les traits remarquables de sa constitution. Grâce a son voisinage relatif, le télescope a pu nous fournir une foule de documents sur sa géographie physique et même sur sa météorologie, et ce n'est pas une des sources les moins riches de conséquences quant à la philosophie du système solaire et de l'univers physique en général.
On sait que la planète Mars montre (fig. 1) des taches, les unes brillantes, les autres sombres, qu'il y a tout lieu de considérer les premières comme des continents et les autres comme des mers.



Vers les pôles se montrent de grandes zones blanches, tantôt plus grandes et tantôt plus petites, qui sont des calottes de glace susceptibles parfois de débâcle comme nos banquises terrestres. Les limites autour du pôle boréal en sont marquées vers le bas de la figure 1 pour l'année 1879. Dans l'atmosphère mince et transparente on reconnaît des nuages, des courants et souvent des tourbillons tout semblables aux cyclones qui se déchaînent chez nous.



A côté de ces analogies intimes avec la Terre, l'étude de Mars révèle des particularités toutes spéciales, dont les unes reçoivent une explication des

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plus satisfaisantes des considérations de la géologie comparée. A la minceur de l'atmosphère se trouve liée une bien moins grande extension des mers, et la répartition relative du sec et de l'humide est très différente de ce qu'elle est sur la Terre. A la surface de notre voisin planétaire, les astronomes signalent comme une des particularités des plus remarquables le grand nombre des passes longues et étroites et des mers en goulots de bouteille. On sait que sur notre globe les océans ont trois fois la surface des continents, et l'on doit noter que l'Europe, l'Asie et l'Afrique forment ensemble une seule grande île tandis, qu'une autre île consiste dans la réunion des deux Amériques. Or, sur Mars, il existe une égalité presque complète entre les surfaces occupées par les continents et par les mers. De plus, ceux-ci sont mêlés les uns aux autres d'une manière si compliquée qu'un voyageur pourrait, soit par voie de terre, soit en bateau, visiter presque tous les quartiers de la planète sans avoir à quitter l'élément sur lequel il aurait commencé son voyage.
Ceci constaté, il faut se rappeler que Mars est, dans la série planétaire, plus âgé que n'est la Terre, c'est-à-dire que, s'étant individualisé plus anciennement qu'elle et ayant un volume moindre, il est parvenu à une étape plus avancée de l'évolution sidérale. De telle sorte que cette planète représente dès maintenant, dans ses grandes lignes et indépendamment de sa caractéristique individuelle, un état que la Terre atteindra ultérieurement. Or, l'un des effets inévitables du refroidissement séculaire de la Terre est de déterminer l'absorption progressive de l'eau des océans par les masses rocheuses successivement consolidées. Dès lors une comparaison éloquente peut être faite entre les mers martiales actuelles et les océans terrestres supposés absorbés en plus ou moins grande partie. Les résultats d'innombrables sondages ont permis d'établir des cartes bathymétriques de nos océans, et il y a treize ans déjà que j'ai signalé la forme en " goulots de bouteilles " de l'océan atlantique à 4000 mètres déjà au-dessous de sa surface actuelle (1). Si donc, on suppose l'eau de l'Atlantique absorbée par les masses profondes en ce moment en voie de solidification, de façon que le niveau de cet océan s'abaisse de 4000 mètres, on aura à la fois une bien moins grande surface recouverte par l'eau et une forme étroite et allongée de la mer, c'est-à-dire exactement les conditions que présente Mars.
En même temps que l'eau est bue de la sorte, l'air lui-même doit être absorbé. Toutes les roches sont aérées. On sait quelle peine on éprouve à chasser l'air de la roche, même la plus compacte, dont on veut obtenir la densité avec précision. Les diverses masses minérales s'aérant en même temps qu'elles se mouillent et par conséquent en même temps qu'elles se refroidissent, la couche atmosphérique doit décroître progressivement. Il est donc naturel que chez Mars l'atmosphère soit beaucoup plus mince que sur la Terre, ce qui est, par parenthèse, une excellente condition pour l'étude télescopique de notre voisin planétaire.
Pour ce qui est de la Terre, la géologie fournit une sorte de confirmation indirecte de cette absorption successive de l'atmosphère. Il résulte en effet des expériences des physiciens, de M. Tyndall surtout, qu'une faible augmentation dans l'épaisseur de notre atmosphère ou dans la proportion de vapeur d'eau qu'elle contient suffirait pour que la chaleur solaire s'y emmagasinât en plus grande quantité et qu'elle se déperdît beaucoup plus lentement; c'est-à-dire en définitive pour que ce que nous appelons les climats disparût : une température chaude et très peu variable s'étendant sur toute la Terre. Or, un des caractères les plus remarquables des périodes géologiques anciennes est justement cette absence de climat, indiqué par l'uniformité des faunes et des flores sur toute la planète. Nous pouvons voir là une confirmation de notre opinion que l'air a formé une couche bien plus épaisse qu'aujourd'hui.
Mais s'il existe ainsi des traits communs évidents entre Mars et la Terre, un immense motif d'intérêt réside dans l'existence à la surface du premier de ces globes des détails fort importants de structure sans analogue chez nous. Dès 1877, M. Schiaparelli a commencé à apercevoir dans les continents de Mars, jusqu'alors immenses et sans solution de continuité, un système de canaux sombres, souvent très déliés qui en divisent la surface en une multitude de terres isolées et séparées les unes des autres comme les mailles d'un réseau : c'est ce que montre très bien la figure 1 où on lira les noms d'un certain nombre de ces canaux ; ceux-ci, malgré leur ténuité apparente, n'ont pas moins de 120 kilomètres de large; en longueur plusieurs vont jusqu'à 4800 kilomètres. Ces résultats ont d'abord provoqué l'incrédulité chez les astronomes qui ont bientôt été contraints d'en reconnaître la rigoureuse exactitude. L'illustre directeur de l'observatoire de Milan a bien voulu me faire parvenir ses travaux dont le dernier, relatif à l'opposition de 1879-1880, constitue un volumineux mémoire in-4° de 109 pages avec 6 planches et dont la lecture est d'un puissant intérêt.
Mais c'est depuis cette magnifique publication que l'auteur, au cours de l'opposition de Mars en 1881-1882, s'est trouvé en présence des faits absolument merveilleux que représente la figure 2, détachée d'un mémoire qui n'a pas encore paru et dont je dois la communication à l'extrême obligeance de M. Schiaparelli. Il ressort de ces observations et de celles qu'il a faites de 1884 à 1886, que la surface de Mars est actuellement le théâtre de phénomènes gigantesques qui, dans le cours de peu d'années, suffisent pour en changer profondément l'aspect. On voit en effet sur la carte que beaucoup de canaux, précédemment décrits, se doublent, s'accompagnent, si l'on veut, d'un second pareil à lui en dimension et en direction. Pour rendre cet effet, un de nos

(1) Voy. les Comptes rendus de septembre 1873, et mon Cours de géologie comparée, p. 289 ; 1874.

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plus éminents aréographes, M. le docteur Terby, de Louvain, qui vient d'installer chez lui un magnifique huit pouces de Grubb, monté équatorialement avec mouvement d'horlogerie, en vue de la prochaine opposition de Mars, M. Terby a trouvé une comparaison pleine de justesse : supposons que sur notre figure 1 nous promenions, en position convenable, un cristal biréfringent, un spath d'Islande, nous verrons les canaux se dédoubler comme ils le sont dans la figure 2.
A ce phénomène sans analogue, M. Schiaparelli a donné le nom de gémination des canaux ; il prépare à son égard un très grand mémoire qui paraîtra bientôt. Accueillies d'abord avec incrédulité, ces étonnantes découvertes reçoivent à chaque instant de nouvelles confirmations comme en témoignent les observations de MM. Boeddicker et Burton en Irlande et surtout celles de notre savant compatriote, M. Perrotin, directeur de l'observatoire de Nice, avec la collaboration de MM. Trepied, Thollon et Gautier. D'autres observateurs, comme MM. Green, Knobel, Denning, n'ont pas été aussi heureux dans la vérification des faits, et cependant leurs recherches, insérées dans les mémoires de la Société astronomique de Londres et dans les Mounthly Notices, sont remplies d'intérêt.
Ce qui ajoute encore au mystère, c'est que la gémination semble se, faire peu à peu, quoique très vite et s'accentuer successivement. C'est ainsi que, pour n'en citer qu'un seul exemple, à côté du canal qualifié de Nilus, les astronomes en ont reconnu, il y a déjà quelque temps, un second, parallèle, appelé pour cette raison Nilus II, mais très faible, à peine visible, comme esquissé seulement (fig. 1), vers la rencontre du méridien 80 et du parallèle boréal 20. Or, sur la dernière carte (fig. 2), les deux Nilus ont une intensité très sensiblement égale.
En étudiant comparativement, avec une compétence hors ligne, les admirables dessins faits il y a un siècle, à Lilienthal, par le célèbre astronome Schroeter et un peu moins anciennement, en Angleterre, par le grand Herschel, M. Terby a rencontré des modifications analogues de la surface martiale. Du nombre sont des élargissements locaux de certaines mers, comme celle de Kaiser, et d'autres changements de détails dans les configurations jusqu'alors supposées fixes de la planète. On doit signaler dans la même direction un mémoire de M. Van de Sand Baghuyzen, dans les Annales de l'Observatoire de Leyde, dans lequel l'auteur interprète tous les dessins de Schroeter en y retrouvant la trace d'une foule de détails de M. Schiaparelli. Enfin, le P. Lamey a fait de très nombreuses observations de Mars qui le conduisent à des résultats d'une extrême originalité et dont on doit désirer une prompte confirmation.
Comme on voit, les merveilleuses études dont Mars est l'objet, ouvrent à l'astronomie des horizons tout nouveaux.

STANISLAS MEUNIER.

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Mise à jour : 18 juillet 2005