UNE MINUTE 49 SECONDES D'ÉTERNITÉ

Selim NASSIB

Libération du lundi 26 novembre 1984

 

Le 23 novembre à 8 heures 54 minutes et 11 secondes une éclipse de Soleil a eu lieu à 150 kilomètres à l'ouest de la Nouvelle-Calédonie. En plein Pacifique sud, les « Homo sapiens » embarqués sur le « Jacques Cartier » ont vu la fin du monde.

Dix secondes plus tôt, dix secondes plus tard, ça n'a rien à voir, rien de rien. Ceux qui une fois dans leur existence ont eu le privilège de vivre une éclipse totale du Soleil comprendront. Totale, j'insiste, sinon c'est pas la peine.

Tout ça pour vous dire, pauvres déshérités, qu'il faudra se trouver à Mexico le 11 juillet 1991 : l'éclipse - tout à fait totale - fondra sur la ville et durera six minutes et demie, un record ! Ou sinon, en 1999, à quarante kilomètres de Paris, mais ça fait un peu loin... Pour tout de suite, en ce jour béni du vendredi 23 novembre 1984, l'ombre du rendez-vous du Soleil et de la Lune court dans le Pacifique sud, à 3 200 kilomètres/heure, et rafle la Papouasie Nouvelle-Guinée avant de se perdre à nouveau dans l'univers. Chemin faisant, elle traverse la ligne de changement de jour : il sera donc dit dans les tablettes astronomiques que l'éclipse a commencé le 23 pour finir le 22. Inutile de s'en étonner : il est tout permis aux astres dans des moments pareils. D'ailleurs ce sont eux qui font la loi qui nous gouverne et non l'inverse.

À 8 h 54 mn et 11 secondes donc, et pour 1 mn 49 s, la nuit est attendue à 150 km à l'ouest de la Nouvelle-Calédonie. C'est du moins ce que prévoient les calculs. Là, au beau milieu de la « ligne de centralité », la plus obscure théoriquement, croise le Jacques Cartier, fier bâtiment de la Royale mis au service de la science et de la curiosité humaine par la Marine nationale. À bord, une centaine de personnes participent au compte à rebours : une vingtaine d'astronomes amateurs et professionnels, une quarantaine de marins, une ribambelle d'enfants d'officiers, une demi-douzaine de journalistes.

Sur la plage arrière, la « plate-forme hélicoptère », marquée d'un grand cercle blanc sur gris militaire, les instruments sont arrimés. Le plus beau est un télescope blanc d'un mètre cinquante de long à deux lunettes, aux extrémités duquel ont été fixés des appareils photo. Incident de parcours : au milieu de la nuit éclairée par quelques millions d'étoiles (ici, l'expression « sous d'autres cieux » n'est pas une métaphore) trois malheureux astronomes ont réalisé, en fixant une lointaine nébuleuse, qu'ils n'arrivaient pas à faire un point parfait. Branle-bas de combat dans les ténèbres pour réparer. Mais ce matin, au lever d'un Soleil jaune, insolemment fixé à présent au-dessus de l'horizon, tout baigne en principe, Inch Allah !

« LA TOTALITÉ COMMENCE DANS NEUF MINUTES »

D'autres instruments sont plus rigolos : une lunette de 70 centimètres de long sur 30 de diamètre, qui ressemble au canon de la femme-canon (ou plutôt du bébé-canon) de cirque, devant laquelle est assis un astronome d'une cinquantaine d'années, chapeau de paille et short bleu ; une autre montée sur un système compliqué qui pivote en sens inverse du roulis ; pas moins de huit appareils photo sur trépieds affublés de gigantesques télé-objectifs ; une caméra 16, une caméra vidéo, sans parler des innombrables appareils amateurs, dont le mien, décidément minable dans cet environnement.

8 h 45 : « Top ! La totalité commence dans neuf minutes ! » crache la voix toute militaire du haut-parleur du bord. Les néophytes s'excitent et photographient à qui mieux mieux un Soleil transformé en fin croissant encore éblouissant, déjà mangé à 90 % par la Lune. Mais les scientifiques, qui savent, eux, et s'affairaient encore tout à l'heure, sont à présent tétanisés. Chiens fidèles, ils ne quittent plus leurs instruments, ne disent plus un mot, ne bougent plus. Le sifflement émis par les moteurs du navire est continu. La fumée des cheminées est poussée à tribord par le vent, l'astre solaire est à babord. Dans l'espace, deux satellites aident le navire de 80 mètres de long à naviguer au milieu de la ligne de centralité et des poissons volants évoluent au-dessus de la lame d'étrave.

« Top ! Plus que cinq minutes ! ». À l'intérieur du bâtiment, où trônent en différents endroits des gravures représentant Jacques Cartier (1491-1557), un compas à la main, devant le Canada et la Terre Neuve qu'il a découverts, les coursives sont absolument désertes. Équipage et passagers sont massés sur les différents ponts, tournés tous dans la même direction, les yeux voilés par différents caches (négatifs de film, verre coloré, etc...). Tout est prêt.

Soudain, l'inquiétude : quelques petits nuages sont apparus, venus d'on ne sait où, qui se dirigent à grandes enjambées vers le Soleil. Vont-ils le voiler au moment décisif ? Déjà, du fait de l'éclipse partielle, la lumière a commencé à tomber, alors que les ombres sont toujours celles de 9 heures du matin. « Deux minutes », dit la voix. Quelque chose se noue au-dedans de soi. Des silhouettes en contre-jour qui se détachent à présent contre le ciel obscurci sont des boussoles orientées au Soleil. Dans la tension immobile, des sensations contradictoires s'agitent : exaltation et terreur mélangées, alors que les derniers chiffres du compte à rebours s'apprêtent à nous faire passer de l'Étoile mystérieuse au Temple du Soleil.

UNE ASSEMBLÉE D'HOMO SAPIENS

« 5, 4, 3, 2, 1, 0 : début de la totalité ! »


Cliché © Christian Nitschelm

Tous bascule en une seconde. Inutile de s'attendre à quelque chose : ça ne ressemble à rien. Quelques points extrêmement brillants scintillent au moment ultime sur les bords - les « grains de Baily » me diront les astronomes - et puis le Soleil disparaît par magie, comme ça, en plein jour, de façon littéralement renversante, pour être remplacé par un astre noir et pourtant brillant qui, à cause des trainées de nuages qui passent à cet instant, semble lancé à une vitesse vertigineuse au-dessus de nos têtes ébahies. La chute de la lumière est extrêmement brutale. Soudain, il fait nuit, mais pas tout à fait. Ça « ressemble » - mais ce n'est pas ça du tout - à un crépuscule. En réalité, le bleu de la mer tourne à l'indigo, le bleu du ciel au violet, l'un et l'autre étant comme aspirés par ce trou noir qui occupe le centre de la voûte et vous laisse absolument stupéfait, les bras ballants : la fin du monde.


« ... hommes des cavernes totalement subjugués
par un phénomène planétaire qui dépasse l'entendement... »

L'éclipse est parfaite, parfaitement totale. Mais... elle se produit aussi à l'intérieur de soi. Des couleurs, des sentiments sombres et tumultueux envahissent votre être et le mettent « up side down ». Brusquement, on n'est plus ni journaliste, ni astronome, ni officier de marine en short blanc impeccable, mais assemblée d'homo sapiens, hommes des cavernes totalement subjugués par un phénomène planétaire qui dépasse l'entendement. Le disque noir et irradiant file dans le ciel métamorphosé, il faut le voir pour le croire. Au secours ! L'affaire dure un peu plus d'une minute - une éternité ! puis, aussi brusquement qu'au début, les grains de Baily réapparaissent pour marquer la fin du renversement des signes cosmiques. Dans le léger voile de nuages, il provoque des halos irisés de lumière qui vous font léviter au-dessus du pont. Encore, encore, s'il vous plait ! Hélas, retour sur terre, ou plutôt sur le pont arrière du navire ! Et là, soudain, la tension longtemps contenue explose en enthousiasme débridé. D'un seul coup, scientifiques, marins et journalistes sont des frères de lait qui ont tété au même mystère. On se congratule, on se tape dans le dos, on est heureux. Ça y est : je fais partie de la confrérie des chasseurs d'éclipses, pour lesquels la seule question qui compte est : à quand la prochaine ? Même François Skotarczak, professeur Cosinus de 73 ans qui soutient mordicus que la Terre ne tourne pas autour du Soleil n'est plus considéré en cet instant divin comme un pestiféré par ses collègues de la Société Astronomique de France. Oui, même lui est de la fête ! Tout comme le jeune astrophysicien qui dégueulait son âme, ce matin, par dessus le bastingage et qui bégaie à présent, rouge de plaisir assouvi... Les scientifiques sont contents : ils ont pu ausculter à loisir la « couronne » solaire, avec ses flammes, ses « vents », son plasma, ce gaz chauffé à deux millions de degrés par les réactions nucléaires qui se produisent dans le cœur du Soleil. Bref : tous ces phénomènes impossibles à observer en dehors des éclipses, à cause de la luminosité de l'astre.

Ce matin-même, dans les « Nouvelles calédoniennes », le quotidien local de cette île agitée depuis deux semaines par la fièvre indépendantiste, une lettre de lecteur résumait clairement l'enjeu de cette éclipse : « Elles ont une influence plus forte que prévu sur les conditions météo, la santé des humains et des animaux, entraînant une recrudescence des crises cardiaques et des morts subites. Leur influence est toujours négative et s'exerce aussi négativement sur le psychisme des foules, réveillant des flambées de mécontentement populaire (...) dont on aperçoit les effets quinze jours avant le phénomène. »

Tout s'explique donc à présent ! Les routes barrées, le sous-préfet séquestré, les coups de feu, la chienlit quoi ! Si tout cela est vrai, on va bien rigoler, dans la proche banlieue parisienne, un an avant la fin de ce siècle...

Selim NASSIB.

Article reproduit avec l'aimable autorisation du journal Libération que nous remercions vivement.

 

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Dernière mise à jour : le 6 janvier 2000.