Tout
le monde sait ce qu’est une lime, mais on ignore généralement que longtemps
- et encore aujourd’hui dans quelques ateliers artisanaux - les limes furent
entièrement taillées à la main, dent par dent!
On
tronçonnait des barres d’acier, on forgeait les extrémités de ces barrettes
en queues pointues, qui, une fois la lime terminée, étaient enfoncées dans le
manche en bois. Ces ébauches étaient recuites dans un four rustique sous une
bonne épaisseur de charbon de bois. On ajoutait parfois de la poudre de corne,
qui avait la réputation de donner à l’acier plus de mordant. Sitôt
refroidies, les ébauches étaient redressées au marteau, meulées pour être
débarrassées du dépôt de calamite consécutif à la cuisson. L’ouvrier
pouvait alors commencer à tailler les limes ou à piquer les râpes. L’ébauche
était alors posée sur le tas (ou enclume), préalablement recouvert d’une
plaque de métal tendre, le berceau. Le berceau permettait de tailler la
deuxième face d’une lime sans risque de casser les dents de la première
face.
Le
tailleur utilisait des ciseaux (ou burins) différents selon la largeur des
limes, leur forme, et le type de gravure à effectuer : limes grosse (à
dégrossir), bâtarde (moins rude que la lime à dégrossir), demi-douce, douce,
en tiers-point (à section triangulaire), demi-ronde, queue-de-rat (lime
cylindrique longue et fine), ... Le piquage des râpes s’effectuait avec un
petit burin taillé en biseau, ou échoppe, dit « grain-d’orge ».
Pour
faciliter le glissement du burin, l’ouvrier enduisait l’ébauche d’huile.
Ensuite, il frappait le ciseau à coups de marteau à manche court et courbe, de
façon presque machinale. L’ébauche était bloquée sur le tas par une
courroie de cuir, dans laquelle le tailleur passait les pieds, comme dans des
étriers.
Les
limes taillées étaient enrobées d’une pâte faite de farine et de poudre de
charbon, afin que leurs dents soient protégées lors de la deuxième chauffe en
vue du trempage. Elles étaient recuites dans le brasier de la forge, puis, dès
que le métal virait au rouge vif, plongées dans l’eau froide.
Un
bon brossage, suivi d’un passage dans un bain d’acide très dilué, donnait
enfin à l’outil son aspect définitif. Il ne restait plus alors qu’à
ajuster les manches, fabriqués par des fournisseurs spécialisés.
Un
bon tailleur ne parvenait guère à produire plus de soixante limes ... en onze
heures de travail quotidien. Ainsi s’explique que la quasi-totalité de la
production de limes soit entièrement mécanisée forgeage au marteau-pilon,
taille des dents imprimée par des presses automatiques, décapage par sablage,
...
Mais
à l’époque où la main-d’oeuvre était peu onéreuse et l’acier cher, il
n’était pas rare pour les tailleurs de retraiter la même lime à plusieurs
reprises, à la demande de son propriétaire, pour qu’elle dure plus
longtemps.