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La Bible face à la critique historique

Identification des auteurs du Pentateuque (II)

Une pléthore de théories

Au cours du XXe siècle, divers spécialistes ont approfondi l'hypothèse documentaire et nuancé l'identité des différentes sources en y apportant de la granularité et en fragmentant les documents et essayant toujours de les situer dans le temps et dans l'espace. Ainsi, les exégètes allemands ont imaginé un modèle dit en "couches successives". Influencé par les théories de Karl Budde (1850-1935) et Charles Bruston (1838-1937) sur les origines des livres et la Genèse et de l'Exode publiées en 1883, le théologien protestant allemand Rudolf Smend (1851-1913) de l'Université de Göttingen qui travailla en collaboration avec Wellhausen subdivisa la source "J" en deux unités distinctes parallèles ou complémentaires qu'il dénomma "DtrH" (historien) et "DtrN" (nomiste). Cette hypothèse fut supportée en 1922 par son collègue Otto Eissfeldt (1887-1973).

C'est l'historien et exégète allemand Martin Noth (1902-1968) de l’Université de Königsberg qui fixa le premier l'histoire deutéronomiste en Palestine, nom qui fut utilisé à l'époque par l'historien Hérodote (fl. 484-420 avant notre ère) pour définir l'ensemble du territoire occupé par les Israélites qu'il appela la "Syrie de Palestine"[8]. Il conclut également que les cinq livres du Pentateuque étaient le résultat de la compilation de divers textes indépendants qui furent rassemblés par thème et non pas de la modification d'un caneva original jusqu'à sa forme définitive.

Trois exégètes du XXe siècle. De gauche à droite, Rudolf Smend (c.1890), Martin Noth (c.1960) et Frank Cross (en 2007, photo privée de l'auteur).

Noth affirma également que le Deutéronome aurait été écrit par un seul auteur, la source "D" (Dtr1) vu ses ressemblances avec les livres Historiques. Dans la foulée de Spinoza, en 1943 Noth proposa que le Deutéronome, les livres de Josué, des Juges, de Samuel et des Rois avaient été écrits par le même auteur car ils décrivent tous dans un même style l'histoire des Hébreux de Moïse à Josias en insistant sur le triomphe de la dynastie davinique. Et lorsque la situation politique contredit cette narration (comme l'Exil), on voit clairement l'insertion maladroite de versets explicatifs (cf. l'atitude de Manassée qui irrita Dieu). Friedman supporte également cette thèse et soutient même l'idée que cet auteur unique pourrait être Jérémie ou son dévoué Baruch qui utilise précisément le même style narratif.

Mais la théorie de l'auteur unique fut remise en question. L'archéologue et théologien Frank M. Cross (1921-2012) de l'Université d'Harvard était d'accord sur le fait que la première partie du Deutéronome fut écrite par la source "D" (Dtr1) à l'époque de Josias vers la fin du VIIe siècle avant notre ère, mais il suggéra que la déportation fut ajoutée par la source "Dtr2" qui explique l'Exil par la vengeance divine suite à l'échec de la politique des successeurs du roi Josias. C'est le "modèle des deux blocs" ou modèle de Cross.

Plus récemment, le bibliste Walter Dietrich (né en 1944), professeur émérite de l'Université de Bern, a évoqué une troisième source "DtrP" (prophétique) pour le récit qui met l'accent sur la parole des prophètes tels qu'Elie et Elisée que Cross assimilait à la source "Dtr2".

Hermann Gunkel en 1890.

Frank M. Cross reprit également la notion ambiguë de sources "J" et "E" souvent indistinctes chez Wellhausen en affirmant plus clairement que les textes concernés furent rédigés par une source "jéhowiste", "JE" ayant subi trois éditions successives jusqu'aux environs de 750 avant notre ère où elle fut complétée par la source "D" un siècle plus tard qui combina également les sources "Dtr1" et "Dtr2". La source "D" aurait donc participé à la rédaction du Pentateuque, en particulier au Deutéronome, mais également à certains livres Historiques comme le livre de Josué, le livre des Juges, les livres de Samuel et les livres des Rois.

Aujourd'hui, la théorie proposée par Cross a conservé un certain intérêt même si le concept de "source" indépendante est très discuté.

Plusieurs experts ont également estimé que la source "P" vécut durant l'époque tardive, postexilique. Vers 500 avant notre ère, elle aurait fusionné les anciens textes pour créer la Torah. La source "P" aurait donc véritablement créé ce que le bibliste américain Richard Friedman de l'Université de Géorgie appelle le "document sacerdotal" à l'origine du Deutéronome. Toutefois, cette théorie manque de preuves. En effet, si les biblistes acceptent l'idée que le document sacerdotal fut bien rédigé par un prêtre, la source "P" ou P(g), sur base de preuves linguistiques irréfutables, plus d'un la placent deux siècles plus tôt tandis que le travail final fut l'oeuvre d'un rédacteur "R" au Ve siècle avant notre ère (voir schéma plus bas). Mais ici également, sur base de preuves linguistiques, il est impossible de démontrer que ces textes furent écrits ou édités à l'époque postexilique; toutes les sources sont plus anciens. En revanche, d'autres livres du Tanakh ont bien entendu été rédigés tardivement. On y reviendra.

Cette "vitalité" qu'avaient certains biblistes à vouloir subdiviser les sources documentaires montra les limites de cette méthode qui s'avéra être plus un jeu stérile qu'une approche constructive. Aujourd'hui par exemple les concepts de sources "DtrH", "DtrN" et "DtrP" ne sont plus vraiment supportés et nous verrons que le statut des sources "J" et "E" est rejeté par certains spécialistes.

Puis quelques chercheurs nostalgiques de l'école allemande de l'Histoire des religions se sont souvenus des études des genres littéraires, "l'histoire des formes", chère à l'exégète allemand Hermann Gunkel (1862-1932) et du titre mémorable de son livre "Les Légendes de la Genèse" publié en 1901 (dont voici la version numérisée) qu'il reprit comme slogan dans l'introduction de son "Genesis" en 1910 : "la Genèse est une collection de légendes". Selon Gunkel, les "sources" documentaires de Wellhausen ne sont plus à concevoir comme des auteurs ou des rédacteurs (schriftsteller) mais comme des collectionneurs (sammler) qui ont compilé des fragments d'histoires parfois légendaires issues de la tradition orale afin de décrire de manière imagée et de mieux enraciner l'origine du peuple d'Israël dans ses traditions[9].

Avec le temps, ces différentes idées ont donné naissance à de nombreuses théories fort différentes pour expliquer la formation du Pentateuque. A l'époque postmoderne (à partir de ~1977), avec toutes les ruptures culturelles qu'elle représentait, certains ont rejeté l'hypothèse documentaire de Wellhausen au profit de variantes et de nouveaux modèles. Il y a notamment "l'hypothèse des compléments" (ou des suppléments comme l'appellent les Anglo-saxons) que nous avons évoquée qui propose l'existence d'un caneva narratif archaïque qui aurait continuellement été modifié au cours du temps et "l'hypothèse des fragments" qui suppose qu'à l'origine il existait de nombreux textes et récits épars qui furent réunis ultérieurement. On proposa même l'idée que le Pentateuque avait été produit d'un seul jet lors d'une "rédaction finale" tardive, ce que les linguistes comme Friedman ont catégoriquement rejeté, preuves à l'appui. Certaines théories sont même contradictoires (par exemple les fragments et la rédaction finale) mais comme toute théorie, chacune a trouvé des adeptes. Ceci dit, il serait prétentieux de prétendre qu'il existerait un consensus satisfaisant à la fois les historiens et les exégètes.

Hypothèse documentaire

Hypothèse des compléments

Hypothèse des fragments

L'hypothèse documentaire et ses principales variantes. Document T.Lombry.

En résumé, ce n'est qu'à partir des années 1970 que les biblistes ont fait la distinction entre les "sources" qui vécurent toutes à l'époque préexilique et les "rédacteurs" qui sont des éditeurs ayant rassemblés les documents des différentes "sources" à l'époque postexilique.

De l'avis de nombreux chercheurs, si "l'hypothèse documentaire" explique l'unité du Pentateuque et sa diversité, y compris les répétitions et les désaccords, son principal défaut est de mal définir le rôle de chaque source : s'il s'agit d'un rédacteur, d'un éditeur et ou d'un collectionneur (compilateur). De plus, en dehors du livre de la Genèse, il est difficile de différencier les sources "J" et "E", ce qu'avait déjà noté Wellhausen. Comme l'a évoqué le bibliste John Van Seters[10], professeur émérite de l'Université de Caroline du Nord, malgré les décennies de recherches, les chercheurs supportant cette hypothèse semblent considérer ces "sources" comme des inventions divines apparues soudainement sur la scène, des "deus ex machina" comme le disaient les acteurs grecs pour décrire un mécanisme inconnu permettant de résoudre une situation désespérée.

Concernant "l'hypothèse des compléments", elle est plus cohérente que "l'hypothèse des fragments" car elle explique l'unité du Pentateuque, tant thématique que structurelle, mais son principal défaut est d'imposer une multitudes de langues et de styles comme l'a bien expliquée Pauline Viviano[11] à propos de la critique des sources.

Enfin, "l'hypothèse des fragments" est la plus contestable tant du point de vue de la cohérence du Pentateuque que de la chronologie comme l'a également soulignée Pauline Viviano.

La critique des sources

Où en sommes-nous aujourd'hui ? Au vu de toutes ces variantes, jusqu'à la fin des années 1980, la plupart des spécialistes se fondaient sur la théorie ou l'hypothèse documentaire mais faute de pouvoir répondre à toutes les objections, quelques spécialistes peu convaincus ont proposé des théories alternatives qui ont aujourd'hui la faveur des biblistes.

En fait, comme en archéologie ou en paléontologie, les défenseurs de chaque théorie se sont efforcés de démolir les hypothèses adverses pendant des dizaines d'années jusqu'à ce qu'on se rende compte qu'on s'écartait du problème central et que certains protagonistes s'acharnaient à défendre des documents sacrés, mais dans le sens qu'ils étaient intouchables, tabous, et ne supportaient a priori aucune édition au cours de l'Histoire. Cette philosophie que défendaient des biblistes doctrinaux est totalement dépassée car "réfléchir" de la sorte relève plus de la superstition que de la science.

Aujourd'hui, si les exégètes n'ont plus à craindre le "maître" Wellhausen, ses émules défendent encore très bien ses idées et le débat est loin d'être clos. Dans l'esprit de certains critiques, les biblistes seraient même divisés en deux camps : d'un côté les partisans de Thomas Römer pour citer l'un d'eux, de l'autre les supporters de Richard Friedman. Certains parlent même "d'écoles" d'exégètes mais c'est incorrect et abusif, car trop binaire de penser que la recherche se réduit à deux philosophies opposées. En réalité, l'état de la recherche est plus complexe et chercher à tout prix à séparer les points de vue et coller des étiquettes sur les personnes est totalement non fondé et arbitraire, bref sans intérêt. En revanche, il existe non seulement différentes théories mais également des théories divergeantes.

Le point de vue de Richard Friedman

Certains biblistes défendent toujours l'hypothèse documentaire, et d'autant plus selon ses défenseurs qu'elle est renforcée par les dernières découvertes historico-linguistiques qui confirment l'existence des différentes sources documentaires. A ce propos, Friedman me disait en 2017 : "Ce n'est vraiment pas correct de dire que l'hypothèse documentaire a été rejetée ou modifiée. J'entends souvent des gens le prétendrent, en particulier un certain nombre de chercheurs en Europe. La majorité des experts dans le monde adhèrent encore à cette hypothèse sous une forme ou une autre. Aucune autre hypothèse n'a attiré autant de spécialistes. Les nombreuses nouvelles hypothèses proposées, y compris celle de Römer, n'ont jamais répondu au vaste ensemble de preuves qui ont soutenu les fondements de l'hypothèse documentaire".

Richard Friedman. Document privé de l'auteur/U.Georgia.

Friedman qui est aussi un polyglotte connaissant sept langues mortes du Moyen-Orient dont l'ougaritique, l'araméen, le hébreu classique et le phénicien très utiles pour lire les anciens textes y compris cunéiformes, et quatre langues vivantes dont le français, rappelle les principales preuves récentes (2011) et les arguments en faveur de l'hypothèse documentaire :

1. Des preuves linguistiques montrent que le hébreu des textes correspond aux étapes de développement de la langue hébraïque durant les périodes concernées par l'hypothèse;

2. La preuve que les principales sources (J, E, P et D) étaient continues. Il est par exemple possible de diviser les textes sources et de trouver une continuité étendue tout en conservant les termes et les phrases caractéristiques de chacun;

3. La manière dont la composition est représentée dans l'hypothèse documentaire faisait partie des pratiques littéraires du Moyen-Orient antique.

Aux opposants qui disent que "l'hypothèse documentaire est trop hypothétique: la construction est intelligence, peut-être, mais sans suffisamment de preuves solides", Friedman répond : " Deux choses ont changé: la première est l'acquisition de nouvelles preuves et la seconde sont les avancées dans les méthodes d'investigation [...] La preuve du langage, la preuve de la continuité des textes et les preuves concernant les pratiques littéraires du Moyen-Orient antique sont plus convaincantes que les anciennes revendications telles que J et E utilisent deux mots différents pour une servante." Et de conclure : "une grande partie de la critique de l'hypothèse documentaire provient de personnes qui ne participent pas activement à la recherche. [...] Si elles se donnaient la peine de chercher, elles verraient qu'il a des parallèles [entre la littérature du Moyen-Orient antique et l'hypothèse documentaire]."

En résumé, en tenant compte des découvertes récentes, Friedman obtient la chronologie suivante pour les différentes "sources" de Wellhausen :

- La source yahwiste (ou jahviste, J) daterait de l'époque du roi Salomon, vers 930 avant notre ère.

- La source elohiste (E) bien que fragmentaire aurait rédigé ses textes à la même époque ou un siècle après la source "J" mais dans le royaume du Nord.

- Les documents de la source "E" auraient ensuite été rassemblés et édités avec la source "J" pour former la source jéhowiste "JE" durant l'époque monarchique, vers 750 avant notre ère.

- La source deutéronomique scindée en Dtr1 et Dtr2 date de l'époque dynastique, juste avant l'Exil, sous le règne du roi Josias, vers 620 avant notre ère. Il est toutefois possible que Dtr2 soit intervenue au VIe siècle et leur combinaison aurait formé la source "D" au VIe siècle.

- Puis la source sacerdale "P" et/ou "Pg" dont le statut est toujours discuté aurait écrit les textes culturels et tout le matériel législatif pendant l'Exil à Babylone (entre 597-540 avant notre ère), probablement en collaboration avec les sources "Pa" et "Pb" pour former la version finale du Proto-Pentateuque.

- L'ensemble des documents auraient ensuite été collectés et finalisés sous la forme de la source "JED" vers 550 avant notre ère. Mais il n'existe aucune preuve que des écrits sacerdotaux auraient été rédigés durant la période postexilique (après c.550 avant notre ère).

- Enfin, un rédacteur "R" aurait rassemblé et relié l'ensemble des textes à l'époque d'Esdras, postexilique. Mais selon Friedman, la source "P" et le rédacteur "R" n'ont rien écrit en rapport avec le Pentateuque à cette époque car leur style littéraire est plus ancien : "aucune des sources du Pentateuque ne peut provenir de la période perse. Ils sont écrits en hébreu classique, préexilique. Les chercheurs qui proposent des dates durant la période perse n'ont tout simplement pas réussi à démontrer les thèses supportant leurs preuves."

Concernant les différents récits bibliques, voici un extrait d'un tableau récapitualif (car le document complet est beaucoup plus étoffé) publié en 1998 par Richard Friedman, dans lequel il assigne certaines "sources" à certains chapitres ou versets du Pentateuque. On notera l'intervention de plusieurs "sources" dans chaque livre sans continuité chronologique ni logique. Seule certitude, si on en juge par le style narratif et les références historiques, la source "J" vécut à l'époque ou peu avant la source "E" et toutes deux vécurent plusieurs siècles avant les sources "P" (ou "Pg") et "Dtrn" et le rédacteur "R". Mais ne disposant pas de tous les indices ou preuves, Friedman ne peut bien entendu pas assigner chaque chapitre ou verset de la Torah ni même de certains autres livres de la bible hébraïque à une ou plusieurs sources précises. Il serait même démagogique de le prétendre.

Application de l'hypothèse documentaire

Richard Friedman, 1998

Livre de la Genèse

Source ou rédacteur/

Chapitre

J

E

P

R

Autre

La Création

2:4b-25

 

1:1-2:3

 

 

Génération du Monde

 

 

 

2:4a

 

Livre de l'Exode

Source ou rédacteur/

Chapitre

J

E

P

R

Autre

Séjour sur

le mont Horeb/Sinaï

 

18

19:10-16a

20-25

16b-17,18b,

19,19:2b-9

20:18-26

24:1-15a

19:1

24:15b-18

19:2a

 

Les Dix Commandements

34:14-28

 

20:1-17

 

 

Livre du Lévitique

Source ou rédacteur/

Chapitre

J

E

P

R

Autre

Quasi totalité du livre

-

-

1-27

 

 

Souccot

-

-

 

23:39-43

 

Période postexilique

-

-

 

26:39-45

 

Livre des Nombres

Source ou rédacteur/

Chapitre

J

E

P

R

Autre

Départ du mt Sinaï

10:29-36

 

10:11-12,

14-27

10:13,28

 

Livre du Deutéronome

Source ou rédacteur/

Chapitre

DTR1

E

P

R

Autre

Code de Loi

26:16-19

27:1-10

 

 

-

12:1-26:15

Mort de Moïse

34:10-12

34:1-6

34:7-9

32:48-52 (R ?)

NB. Toutes les sources (J, E, P, DTR, etc.) datent de l'époque préexilique tandis que les rédacteurs dont "R" datent de l'époque postexilique.

Extrait de R.Friedman, "Qui a écrit la Bible", 1998.

En résumé, selon Friedman le livre de la Genèse fut principalement écrit par les sources "J" et "E" complété par une petite collaboration de la source "P" tandis que la fin de plusieurs versets fut rédigée par le rédacteur "R".

Les premiers chapitres du livre de l'Exode furent principalement rédigés par les sources "J", "E" et "P" mais l'histoire de Moïse et de Pharaon fut surtout rédigée par la source "E". Une nouvelle fois le rédacteur "'R" est intervenu brièvement à la fin de certains versets à l'époque postexilique.

Le Lévitique fut évidemment rédigé par les Lévites, des experts sacerdotaux en charge des questions religieuses de la tribu de Lévi. Seuls deux passages concernant la fête de Souccot (la fête des Tentes) et la restauration après la déportation furent ajoutés tardivement par un rédacteur anonyme, peut-être le scribe Esdras.

Le Deutéronome fut écrit par les sources "Dtr1", "Dtr2", "E", "P" et probablement une source supplémentaire pour la description de la Bénédiction et la mort de Moïse (Deutéronome 33:1-29 et 34:1-12) mais également la mission de Josué décrite dans l'un des livres Historiques. Les sources deutéronomiques tardives (VIIe siècle avant notre ère) auraient également rédigé une partie des livres des Rois, notamment les passages concernant la construction et l'inauguration du premier Temple de Jérusalem à l'époque du roi Salomon (1 Rois 6-8).

Enfin, le livre des Nombres a visiblement accueilli des textes tardifs qu'Esdras ou d'autres scribes n'ont pas pu placer ailleurs, les autres livres du Pentateuque étant déjà clos (Genèse, Lévitique et Deutéronome). Selon les dernières hypothèses, le livre des Nombres résulterait de la compilation d'un ensemble d'écrits relatifs d'une part à la Genèse et au Lévitique modifiés avec l'aval d'un sacerdotal et d'autre part d'une partie deutéronomique mais d'un auteur distinct. On y trouve donc les traces des sources "J", "E", "P" et du rédacteur "R" mais ni de la source "D" ni de ses successeurs. Ce schéma explique les différents styles qu'on peut observer en parcourant les Nombres qui reprend finalement l'ensemble du Pentateuque voire de l'Hexateuque. Nous verrons page suivante quels sont les auteurs des livres des Prophètes et des livres Historiques.

Mais rappelons que cette façon de présenter l'évolution conceptuelle du Pentateuque "à la Wellhausen" n'est qu'une théorie parmi d'autres qui n'est pas attestée par l'archéologie (la découverte des manuscrits originaux des quatre principales sources documentaires), et à ce titre elle ne fait pas l'unanimité parmi les biblistes et oppose même Friedman et Römer plus que quinconque.

Le lecteur intéressé par la théorie de Friedman pourra lire son livre "Qui a écrit la Bible ?" publié en 1998 au style plus narratif et historique que d'autres livres d'exégètes mais qui reste tout de même technique et consacré exclusivement au Pentateuque contrairement à ce que laisse penser le titre. Ce dernier livre propose également une annexe très intéressante sous forme de tableaux décrivant les différentes sources assignées à chaque livre et/ou verset du Pentateuque.

Le point de vue de Thomas Römer

Comme l'a écrit le bibliste Thomas Römer, "nous ne nous fondons plus, avec la plupart des spécialistes européens sur la "théorie documentaire" [...] qui fait malheureusement toujours florès dans des publications de vulgarisation"[12]. Le ton est donné.

Si aujourd'hui aucun exégète ne conteste que les livres du Pentateuque (et de la plupart des autres livres du Tanakh) sont le résultat d'une compilation de traditions diverses et de leur édition par plusieurs auteurs successifs, selon Römer pratiquement plus aucun spécialiste n'admet "l'existence de "sources" indépendantes écrites, qui auraient d'abord existé chacune pour elle-même et qui n'auraient été agencées ensemble qu'au cours d'un stade rédactionnel secondaire".

Thomas Römer en 2012 au Collège de France.

Comme Frank Cross l'avait proposé, Thomas Römer et son collègue Albert de Pury estiment que la source "P" n'a jamais existé comme document indépendant. En revanche, ils admettent l'existence d'un rédacteur sacerdotal à un moment ou un autre de la rédaction de certains livres. Albert de Pury qui a travaillé avec collaboration avec Thomas Römer a proposé l'existence d'une source ou document "Pg" qui représente le document du "commencement absolu" de la rédaction sacerdotale qu'on retrouverait dans la Genèse 1-10 et 11-50 et dans l'Exode 1-40. On y reviendra.

Rappelons également que suite aux travaux de Hans Wolff[13] en 1969, la source "E" est contestée au point qu'on ne parlait plus que de "fragments élohistes" et selon un commentaire publié en 1981 par Claus Westermann sur la Genèse, depuis on a "complètement abandonné l'idée d'une source "elohiste" ", ce que confirme Römer[14] ainsi que le philosophe Jean Soler[15] qui rejète l'hypothèse des sources "J" et "E".

Quant à l'argument disant que l'analyse documentaire peut tout expliquer à partir des données en faisant très peu d'hypothèses, selon Römer cette manière de travailler n'a jamais abouti à un modèle convaincant, d'où la pléthore de théories alternatives.

Sur le plan historique, Römer et de Pury affirment qu'il est scientifiquement impossible "de reconstruire à peu près complètement ne serait-ce que l'une des ces supposées "sources". Au contraire, la théorie exige que l'on compte régulièrement avec des "pertes" de textes, qui devraient s'être produites lors de la "rédaction"[16]. Cette identification est donc vouée d'avance à l'échec et avec elle la possibilité de mettre une signature et dater précisément les différents documents sur cette base. En revanche, comme le font les archéologues, Römer se fonde sur les faits historiques (les artefacts, les annales et l'iconographie) pour dater les textes mais comme nous l'avons souvent constaté, cela ne prouve pas obligatoirement qu'ils furent rédigés à cette époque. Il faut donc croiser cette information avec des sources identifiées, non pas extraites d'une analyse textuelle ou littéraire du Pentateuque mais de l'archéologie ou des annales administratives.

En résumé, Römer me disait en 2017 que la théorie documentaire n'a jamais réussi à reconstituer les quatre sources dont elle postule l'existence. Il existe certes quelques textes qui peuvent suggérer l'existence de récits parallèles, compilés ensuite par une rédacteur (comme Genèse 6-9, Exode 14, Nombres 13-14), mais même dans ces récits, il faut toujours postuler des omissions, des interventions de rédacteurs, etc. Et de conclure : " Il n'existe aucun document en dehors de la Bible qui attesterait l'existence d'un Yahwiste ou Elohiste. D'ailleurs, l'inventeur de cette théorie, Julius Wellhausen, a toujours été très prudent, en disant qu'il est souvent impossible de distinguer J et E, et qu'il existe de nombreux J (J1, J2, J3, etc.) et autant de "E". Ce sont ses protagonistes qui ont fait d'une intuition un dogme".

Mais étant donné qu'il y a deux courants de pensées, on en déduit que forcément les partisans de l'une ou l'autre théorie se trompent et on peut donc se demander qui de Friedman ou de Römer détient la vérité, si jamais elle existe ? A cette question, Römer me répondit :  "Le professeur Friedmann est très aigri, parce qu'il a construit sa théorie sur cette hypothèse. D'ailleurs, il est très peu cité par la nouvelle génération des spécialistes sur le Pentateuque. Ce qui reste de la théorie documentaire c'est l'existence d'un ensemble de textes "sacerdotaux" (P), qui ont une certaine cohérence et qu'on peut reconstruire dans certains passages de la Torah (en Genèse 12-25 ou Exode 1-14)".

Par ailleurs, rappelons qu'il n'existe aucune parallèle littéraire pour la théorie documentaire. L'épopée de Gilgamesh par exemple prouve qu'on peut compiler des documents plus anciens (mais aussi les réécrire), mais que ces documents ne constituent nullement des parallèles narratifs. Selon Römer, "l'exemple de Gilgamesh constitue même un argument en faveur des nouvelles approches concernant la formation du Pentateuque".

Notons que le lecteur qui souhaite approfondir le sujet des origines et de la composition de la Torah trouvera des informations complémentaires dans le livre "Le Pentateuque en question" de Thomas Römer et Albert de Pury mis à jour en 2002 et dans "Les dernières rédactions du Pentateuque, de l’Hexateuque et de l’Ennéateuque" écrit sous la direction de Thomas Römer et Konrad Schmid publié en 2007, deux ouvrages plus analytiques et techniques que de vulgarisation. Ces deux livres écrits par des biblistes renommés intéressont autant le lecteur familié de l'exégèse "historico-critique" de la Bible que celui passionné d'histoire, curieux de connaître la vérité cachée derrière la rédaction du Pentateuque.

Des avis variés autour d'un sujet complexe

Que retenir de tous ces arguments et que peut-on conclure ? Si nous prenons les deux avis les plus divergents, à savoir celui de Römer et celui de Friedman, si nous écoutons Römer et ses partisans, pour le Pentateuque nous ne pourrions pas donner de sources très précises et certainement pas les imaginer comme des rédacteurs indépendants, isolés à une époque déterminée. En revanche, il existe des parallèles attestés par l'archéologie à certaines époques de rédaction (périodes prédynastique, dynastique, réformatrice et postexilique) auxquels on peut donc associer sinon des dates certaines du moins des périodes d'écriture. De son côté, Friedman et d'autres biblistes sont convaincus que les "sources" sont pertinentes et représentent une constante dans le temps. Malheureusement, ses partisans ne peuvent pas prouver leur hypothèse.

Bien que la théorie de Römer soit supportée par de nombreux biblistes, Römer a l'honnêteté de reconnaître que son point de vue ne représente pas l'avis général. De plus, il est normal de rencontrer des avis différents (mais pas pour autant divergeants) car nous manquons de preuves formelles et en particulier des sources documentaires originales sur lesquelles les spécialistes pourraient fonder leurs hypothèses.

D'autres auteurs ont donc une autre approche pour expliquer la naissance du Pentateuque, notamment les Américains David M. Carr ("The Formation of the Hebrew Bible. A New Reconstruction", 2011), Thomas B. Dozeman ("Exodus", 2009) et les Européens Walter Dietrich et al. ("Die Entstehung des Alten Testaments", 2014), Konrad Schmid ("The Old Testament", 2012), Jan Gertz ("Grundinformation Altes Testament", 2006) ou encore Olivier Artus ("Le Pentateuque, histoire et théologie", 2011).

Enfin, le professeur émérite Etienne Nodet, dominicain français de l'École biblique de Jérusalem et auteur de nombreux ouvrages sur la Bible proposa une nouvelle hypothèse dans l'article qu'il publia dans la "Revue Biblique" en 2020 (téléchargeable en PDF) consacrée aux Samaritains et à l'origine du Pentateuque : "La formation du Pentateuque passe pour avoir été une opération très lente, à la mesure de la longue chronologie biblique. Pourtant, on ne discerne à aucun moment, dans les récits ou les lois, un état partiel doté de l’autorité voulue. L’hypothèse proposée, que tout a été mis au point en Égypte au IIIe siècle avant J.-C., est fondée sur deux éléments: une réflexion sur l’origine des Samaritains du Garizim, comme Israélites locaux n’ayant jamais connu de diaspora, et un examen de la Lettre d’Aristée, où, à côté d’une affaire de traduction, on discerne des traces de l’établissement d’un texte convenable".

En résumé, à défaut d'avoir une image précise du processus de rédaction de la bible hébraïque et en particulier du Pentateuque, il faut continuer à chercher des preuves pour écarter les théories les moins plausibles jusqu'à obtenir une théorie faisant au moins consensus dans la communauté des biblistes, un voeu pieux.

Nous verrons dans le prochain chapitre qu'après avoir identifié les auteurs du Pentateuque et des autres livres de l'Ancien Testament, les exégètes ont pu dater avec une certaine précision les périodes de rédaction ou d'édition de ces différents livres.

Un extrait de cet article fut publié en anglais sur Wikipédia en 2017.

A lire : Datation des livres de l'Ancien Testament

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[8] Hérodote, "Herodoti Historiae - Libri I-IV" (Les Histoires d'Hérodote), Libri I:105, Oxford University Press, 2015.

[9] Pierre Gibert publia un résumé des travaux de Gunkel dans son livre "Théorie de la légende : Hermann Gunkel et les légendes de la Bible", Flammarion, 1979/1992.

[10] John Van Seters, "The Pentateuch: A Social-Science Commentary", T.& T.Clark Ltd, 2001/2015.

[11] Pauline Viviano, à propos de la critique des sources dans Steven McKenzie, "To Each Its Own Meaning", Westminster John Knox Press, 1999, p38.

[12] Thomas Römer, "L'invention de Dieu", Le Seuil, 2014, p18.

[13] Cf. la revue Interpretations, 26, 1972, pp.158-173.

[14] Thomas Römer, "Le Pentateuque en question", Labor & Fides, 2002, p84.

[15] Jean Soler, "L'invention du monothéisme", Editions de Fallois, 2002, p94.

[16] Thomas Römer, "Le Pentateuque en question", op.cit, p84.


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