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L'évolution des systèmes vivants

Les notions de hasard et de mutation (III)

Nous savons que l’évolution fait entrer en jeu des milliards d’individus et des milliards de générations pour finalement aboutir à des espèces toujours plus diverses et mieux adaptées à leur milieu. Sachant les contraintes physiques et chimiques qui pèsent sur ces transformations, n’importe quelle mutation peut se produire si les conditions sont favorables.

On entend souvent dire qu'"une mutation est aléatoire". Mais que signifie réellement cette phrase ? Trop souvent on utilise les termes de hasard et de mutation sans réellement comprendre la signification de ces termes. Ces deux mots cachent en réalité plusieurs définitions.

Salavador Luria et Max Delbrück furent les premiers en 1943 à faire la distinction entre une mutation en réponse à la pression de sélection et les mutations qui apparaissent spontanément, en l’absence de sélection[11]. Nous ne pouvons que trop insister sur cette notion de hasard. La plupart des gens pensent que la sélection naturelle, les lois du hasard en d'autres termes, sont à la base de l'évolution des êtres vivants. On ne peut pas les contredire mais leur idée manque de précision.

Comment allez-vous expliquer l'émergence de la vie à partir de la multitude des molécules prébiotiques existant dans la nature ? Comment s'est produit l'assemblage de la chaîne d'ADN et d'ARN à partir des milliards de milliards de combinaisons possibles, en si peu de temps ? Nous avions déjà soulevé ce problème à propos de la polymérisation des molécules prébiotiques dans la dossier consacré à la bioastronomie.

Il faut distinguer deux types de sélection naturelle :

- la sélection directe en une seule étape

- la sélection cumulative, où comme l’appelle Isaac Asimov “le hasard non aveugle”.

La première consiste en un changement fortuit d'un individu suite par exemple à l'action d'un mutagène. Il modifie l'être vivant dès la première génération et transmet la mutation à sa descendance. Peu importe le résultat, même s'il conduit à la stérilité de l'individu. Ce phénomène se produit fréquement chez les organismes primitifs (virus, etc) mais heureusement de manière aléatoire et peu fréquente chez l'homme.

Les différents types de mutations

- Mutation Germinale : se produit dans les gamètes.

- Mutation Somatique : se produit dans le corps cellulaire

- Mutation Chromosomique :

- Suppression : une pièce d'un chromosome est brisée et est perdue

- Inversion : une pièce du chromosome est brisée et se rattache d'elle-même à l'envers

- Translocation : une pièce brisée s'attache à un chromosome non homologue

- Non-disjonction : une paire de chromosomes ne réussit pas à se séparer durant la division cellulaire.

- Mutation Génétique :

- Mutation ponctuelle : un changement dans une seule base azotée de l'ADN

- Mutation "Frame-shift" : l'addition ou la suppression d'une base azotée provoque la relecture de la séquence génétique.

La sélection cumulative au contraire est progressive. Chaque génération se reproduit en subissant une petite mutation qu'elle transmet à sa descendance. La sélection naturelle extrait les meilleurs mutants pour assurer la survie de l'espèce. Cette méthode sous-entend que dame Nature se soucie de la perfection de l'espèce. Mais cet "idéal" n'existe pas. On ne le dira jamais assez : la Nature est aveugle dans le sens où elle tamise les générations pour engendrer les ordres croissants de la complexité. Elle n'a pas de finalité, pas d'objectif à long terme, pas d’idée de progrès. La sélection cumulative est la seule voie possible pour expliquer le développement de la vie à partir de conditions initiales multiples.

Quant à savoir si une mutation est aléatoire, nous devons également préciser notre pensée. “Les mutations, disait le botaniste de Vries[12] vont dans toutes les directions [...]; certains changements sont utiles, d’autres nuisibles, mais il y en a beaucoup qui n’ont pas d’importance, n’étant ni avantageux, ni désavantageux [...]. Les mutations fournissent un matériel très considérable pour l’action du crible de la sélection naturelle.

Un second type de mutation fait davantage intervenir le hasard. La polyploïdie est une mutation géante qui correspond au dédoublement des chromosomes. On la rencontre à 99.9 % chez les végétaux (maïs transgénique) et put avoir marqué de son empreinte une bonne partie des espèces végétales.

Enfin, il y a la gynandromorphie qui est la présence des deux sexes chez un individu, genre soit différencié (bilatéral, la moitié du corps) soit mosaïque (un mélange). Cette mutation parfois spectaculaire comme on le voit à gauche touche principalement les arthropodes (insectes, homard, etc.) et les vertébrés (reptiles, amphibiens, oiseaux y compris les poulets qui peuvent être poule et coq en même temps !).

Chez un homard gynandromorphe, on observe à chaque mue une accentuation des couleurs et même parfois un changement radical des couleurs de sa carapace. Ainsi un homard qui était bicolore noir et orange lorsqu'il fut pêché est devenu noir et rouge à la mue suivante et devint entièrement bleu à la troisième mue. Ce spécimen qui fit la une de tous les webzines et blogs en 2012 fut exposé au New England Aquarium à Boston au Massachussetts. Statistiquement, dans la nature un homard sur 4 millions est bleu et 1 sur 50 millions est bicolore. Bien que cela semble rare et le soit, chaque année au moins un pêcheur quelque part dans le monde remonte un homard bicolore dans ses nasses, parfois noir et rouge, parfois noir et bleu ou encore tacheté (mosaïque) noir et jaune. Ceci dit, certains homards peuvent avoir naturellement une carapace arc-en-ciel.

Notons qu'on peut trouver des animaux dont la robe ou seulement la face est bicolore (cf. les chats bicolores ou le persan particolore). Ce marquage particulier n'a rien à voir avec le gynandromorphisme et dépend uniquement de l'expression du gène ou locus majeur S sur les allèles (l'une des version d'un gène ou d'un locus).

Les mutations ne sont que rarement insufflées par l'ordre naturel de l'évolution. Par définition une mutation a une origine mutagène. La plupart d'entre elles sont provoquées par des contraintes sur les gènes, des accidents (reproduction stérile, rupture d'une molécule par un rayonnement de forte énergie, pollution, etc) et rompent la chaîne de l'évolution sans pour autant conduire systématiquement à une régression ou une voie sans issue.

Le maïs transgénique.

Ces gènes mutants agissent avec une certaine probabilité, fonction de facteurs divers, soit dans une certaine direction que l'on appelle la "pression de mutation", soit elle s'oppose au développement embryonnaire existant. Toutes ces situations ne sont donc pas aléatoires. Cette supposition est par contre vrai si on définit la mutation comme une apparition héréditaire qui n'a aucune tendance vers l'amélioration. Dans ce sens la mutation est aléatoire et c'est dans ce sens que nous utiliserons ce terme.

Même naturelle, induite par la sélection, en général une mutation n'aboutit pas et se fourvoie dans une hybridation impossible.

Le caractère dominant peut améliorer la compétitivité du nouveau groupe dans son biotope et la symbiose sera totale. La sélection stabilisera la nature. Pendant quelques centaines ou quelques millions d'années, la lignée ne progressera plus. Mais que les conditions climatiques changent et la spécialisation acquise empêchera un retour en arrière et la race s'éteindra. A côté, une espèce plus discrète, moins spécialisée pourra continuer à se développer. Inversement, si un spécimen est adapté à son milieu, l'apparition d'un mutant à moins de chance de se produire.

Si nous acceptons ces principes, comment peut-on expliquer la longueur du cou de la girafe ou la langue démesurément longue du caméléon ? Lamarck, et Darwin après lui, ont proposé la théorie de "l'hérédité des caractères acquis". Une modification organique acquise par un individu se transmet génétiquement à sa descendance. Les exemples sont, semble-t-il, légions dans la nature : la perte de la vue chez les animaux cavernicoles, la réduction des ailes chez les oiseaux terrestres ou la transformation des feuilles en aiguilles chez les sapins.

Mais déjà du temps de Lamarck cette théorie fut critiquée car les zoologistes considéraient avec méfiance une théorie mécaniste de l'évolution. Cela n'avait rien de naturel. Le lamarckisme n'a jamais été très convaincant dans la mesure où ces deux principes n'ont jamais été démontrés. Personne n'a jamais prouvé que les caractères étaient transmis aux nouvelles générations, à moins de sacrifier une bonne partie de la démarche scientifique et d'invoquer des principes irrationnels.

Ceci dit, certaines expériences ont effectivement provoqué la transmission de caractères morphologiques, tel le percement des oreilles chez des souris[13]. Mais l’évènement est resté isolé.

La faculté d'adaptation : le cou demesurément long de la girafe et les épines de l'acacia raddiana permettent à ces organismes de survivre dans un biotope jugé hostile pour d'autres organismes. Documents Masai Mara et U.Hambourg.

Enfin, reste le cas unique du zèbre. Quel avantage lui offre cette robe unique dans le monde des mammifères ? Notons que l'okapi a les cuisses et les jambes zébrées mais il est génétiquement proche de la girafe.

Aujourd'hui encore les raisons des zébrures font toujours débat. Des expériences faites sur des chevaux noirs, bruns et blancs ainsi que sur des zèbres ont montré que les mouches sont moins nombreuses sur les zèbres car elles éprouvent des difficultés pour atterrir sur une surface zébrée (cf. T.Caro et al., 2019).

Dans une autre étude, des chercheurs japonais ont peint le côté droit de six vaches noires avec des zébrures blanches afin qu'elles ressemblent à des zèbres (cf. ces photos). Ensuite, les chercheurs ont photographié les zébrures et compté le nombre de piqûres qu'elles subissaient et observé les réactions des vaches. Les chercheurs ont découvert que les vaches non peintes et les vaches à rayures noires recevaient jusqu'à 110 piqûres en 30 minutes, alors que les vaches noires zébrées de blanc en recevaient moins de 60 soit une réduction de près de 50% (cf. T.Kojima et al., 2019).

L'explication serait que les yeux composés des mouches utilisent la lumière polarisée horizontalement pour s'orienter. Les mouches auraient donc plus de difficultés pour se poser sur un corp zébré. L'avantage pour le zèbre serait donc avant tout de ne pas être piqué que de ne pas être dévoré par les fauves.

A gauche, un zèbre au pelage fauve-clair (à comparer avec un zèbre normal de Burchell ou zèbre des plaines) observé dans le parc de Tsavo Vest au Kenya (en 2019 ?). Au centre, un jeune zèbre atteint de la même mutation génétique mais plus prononcée observé dans le Triangle du Mara dans la réserve naturelle du Masai Mara au Kenya en octobre 2019. Il fut aperçu par John Kipas Manie qui lui donna son nom : le zèbre Manie. A droite, une autre mutation de la robe du zèbre de Burchell observée en 2019 au Kenya. Voici la photo du premier spécimen de zèbre à pois photographié au Botzwana en 1967. La photographie fut publiée dans un journal local. Des zèbres au dos pratiquement noir ont également été observés dans le parc d'Etosha en Namibie. Documents DZS, Mara West, Daily Nation.

Qu'en est-il alors du principe d'usage ou de non-usage ? Un organe ou une fonction peut-elle disparaître si on ne l'utilise pas ? Inversement, un organe peut-il modifier l'adaptation d'une espèce à son environnement ? Si c'était effectivement le cas, Darwin aurait répondu que si l'organe est efficace, la théorie de l'évolution est juste ! En effet, n'est-ce pas plutôt la sélection "à la Darwin" qui produit cette évolution de façon à assurer la survie de cette adaptation... Pour s'en convaincre, il suffit de se pencher sur les adaptations remarquables des ancêtres des cétacés (baleines et dauphins) à la vie aquatique : ils ont perdu pas moins de 85 gènes pour optimiser leur adaptation à ce milieu extrême, et notamment pour réduire les effets physiologiques de la plongée et adopter le sommeil unihémisphérique. On y reviendra.

Interpréter l'effet du hasard

De nombreux biologistes considèrent que toutes ces alternatives excluent l'idée positive de l'évolution : le progrès, car il offre un avantage tant pour la reproduction de l'individu que de l'espèce.

Le paléontologue américain Stephen Gould[14] ne partage pas cette opinion car selon lui, ce progrès est un leurre qui n'est qu’une façon subjective d’interpréter des statistiques qui obéissent avant tout aux contraintes et aux écarts vis-à-vis de la moyenne que supportent l'ensemble des données. Comme il le dit si bien, lorsqu'un homme saoul est appuyé contre un mur sur la chaussée, il ne peut finir que dans le caniveau... Interpréter ce comportement comme une "tendance" et considérer le progrès comme un trait patent de l’évolution, c'est faire un mauvais usage des statistiques.

On peut être d'accord avec Gould et enclin à adopter la philosophie de de Duve : dame Nature (ou le hasard) joue au dé car elle est sûre de gagner... Elle manipule tant de contraintes qu'elle est certaine de la valeur qui doit sortir. Mais sans laisser faire le temps et la combinatoire vous n'auriez aucune chance de gagner à la loterie de la vie. Dans la vie courante, vous avez grosso-modo une chance sur 10 millions de gagner à la loterie nationale. Mais si vous effectuez 10 millions de tirages, vous n'aurez encore que deux chances sur trois de gagner le gros lot. Ainsi va la vie.

Enfin, le paléontologue américain Henry Osborn parlait du choix conscient des individus sur la sélection naturelle. D'autres tel Louis Agassiz (1860) considéraient l'évolution comme la réalisation d'un plan divin. Mais dans ce cas, on ne parle plus de science.

La (fausse) loi de Haeckel ou la différence entre les espèces

Si on considère l'évolution des espèces, il semble que les plus complexes soient passées par un plus grand nombre d'étapes que les espèces primitives. Selon Haeckel, on retrouverait même dans leur évolution embryonnaire les différentes espèces qui les ont précédées : c'est la fameuse loi de Haeckel qui remonte à 1866.

Il est vrai que jusqu'au premier mois environ l'embryon humain et celui du poulet, du chien ou du cochon se ressemblent. Il est certain que les espèces épousent les conditions de leur survie et qu'il existe des convergences anatomiques. Mais si cette convergence confirmerait la théorie de Darwin, la démonstration serait trop simple. Dame Nature est une maître d'oeuvre plus ingénieuse. Stephen Gould a démontré que cette trace embryonnaire de l'évolution a été totalement infirmée depuis les années 1920.

Pour réfuter la théorie de Haeckel, certains biologistes ont invoqué la bifurcation des espèces et leur spéciation. Nous savons que certains phalènes (Biston) des Midlands anglais ont changé de couleur et de blancs mouchetés sont devenus noirs avec le dépôt de suie sur les bouleaux. La situation s'est inversée depuis 1980 grâce à une lutte contre la pollution. La couleur des ailes d'au moins dix espèces de libellules mâles s'adapte avec une haute prédictibilité aux changements climatiques, les traits liés à l'accouplement devenant moins colorés lorsque le climat devient plus chaud (cf. M.P. Moore et al., 2021). Mais dans ces deux cas, la loi de Haeckel est truquée dès le début. Cette loi n'a aucun sens.

A gauche, évolution de différences espèces d'embryons jusqu'au foetus. A droite, un embryon humain. A ce stade un non spécialiste peut difficile dire s'il s'agit d'un petit d'homme. Documents "Biology", Prentice Hall adapté par l'auteur et Nobel.

Plus récemment, des biologistes experts en embryologie de l'University College de Londres ont identifié l'un des mécanismes clés à l'oeuvre dans l'évolution du développement embryonnaire qui différencie les espèces et notamment les humains des poissons.

L'équipe de Claudio Stern a étudié la "gastrulation", un processus qui intervient au cours de la troisième semaine du développement de l'embryon humain. Durant ce processus, les cellules souches indifférenciées qui composent l'embryon se spécialisent et se réarrangent pour former les différentes structures et organes du corps humain. Pour ce faire, les cellules se regroupent en trois couches : l'ectoderme, qui fournit la base à partir de laquelle se forment le mésoderme (qui produit les systèmes circulatoire dont le coeur, squelettique, musculaire et les reins) et l'endoderme (qui produit les systèmes digestif et respiratoire). On reviendra sur les systèmes organiques.

Au cours de leurs expériences, les chercheurs ont utilisé des oeufs notamment de poules et un système d'imagerie affichant les mouvements tridimensionnels des cellules. Ils ont découvert que chez les petits vertébrés, le mésoderme et l'endoderme se développent autour de l'embryon. En revanche, chez les grands vertébrés ces deux couches se forment à partir d'un axe qui traverse le centre de l'embryon. Les chercheurs ont également identifié les molécules responsables de ce réarrangement cellulaire (cf. C.Stern, 2004: C.Stern, 2007).

Selon les chercheurs, la position de l'axe s'explique par le fait que les mammifères et les oiseaux ont acquis un nouveau mécanisme d'"intercalation cellulaire" lors de l'évolution. Selon Stern, "Cette découverte est essentielle car elle met en lumière l'existence d'une nette différence entre le développement embryonnaire des espèces plus et moins évoluées. Cela suggère que les grands vertébrés ont dû développer ce mécanisme à un stade ultérieur de l'évolution animale."

Notons que la compréhension de ces processus est essentielle au développement de nouvelles thérapies dans le domaine des cellules souches et des tissus de remplacement, notamment pour le traitement des cancers et de nombreuses maladies affectant les systèmes organiques.

Prochain chapitre

La génétique des populations

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[11] S.Luria et M.Delbrück, Molecular Genetics, 28, 1943, p491 - M.Lyon, Nature, 318, 1985, p315 - J.Cairns /J.Overbaugh/S.Miller, Nature, 335, 1988, p142 - C.de Duve, Revue Générale, 1972, 2, 1972, p15 - F.Jacob, "Le jeu des possibles", Fayard, 1981 - R.Dawkins, "L'horloger aveugle", Robert Laffont, 1989 - R.Lestienne, "Le hasard créateur", La Découverte, 1993.

[12] De Vries, “Espèces et variétés, Paris, 1909.

[13] Cf. "Science et Vie", juin 1998.

[14] S.Gould, “Darwin et les grandes Enigmes de la vie”, Le Seuil, 1984.


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