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La chimie prébiotique

Stanley Miller en 1999. Document NASA-ARC.

L'expérience de Miller (II)

C. La synthèse des acides nucléiques

Notre premier objectif maintenant atteint, peut-on à partir de ces acides aminés aboutir au vivant ? En d'autres termes, peut-on rassembler les acides aminés pour former des peptides? Les peptides peuvent-ils former des polypeptides qui ne s'enchaînent plus de façon aléatoire et aboutir à l'ARN ? Pour produire un nucléotide, il faut seulement un processus de déshydratation-condensation, la suppression d'une molécule d'eau pour permettre l'enchaînement des molécules sous forme de liaisons peptidiques. Ce cycle d'assèchement-hydratation conduit à la synthèse des acides nucléiques.

Pour cela, la chaleur solaire sur un lagon ou dans un lac de la Terre primitive suffit certainement à déshydrater la matière organique. Déshydrater ne signifie pas cuire, car il ne faut pas trop de chaleur sinon on risque de briser la chaîne organique en mille morceaux[6]. Dans ces conditions, les laves chaudes ou les argiles conviendraient également s'ils restent humidifiés par le va-et-vient régulier des marées. Les résultats de laboratoire sont concluants.

D. La synthèse chimique

Une autre question est de savoir si une telle réaction prébiotique est possible non plus dans l'atmosphère mais dans l'eau. Dans l'expérience de Miller, on découvrit qu'avant même l'hydrolyse il y avait des traces de 10 acides aminés dont la valine (bases AGT) et l'acide aspartique (bases TGC). Ils s'étaient formés sans la présence de l'eau et avaient formé des polymères dans la "soupe primitive". L'agent catalyseur était un tétramère de l'HCN, un diaminomaléonitrile. Des études systématiques réalisées à partir des années 1970 ont permis de constater qu'en solution aqueuse concentrée, le nitrile HCN évolue spontanément pour donner des acides aminés, des bases puriques et pyrimidiques qui mènent aux nucléotides.

La synthèse chimique

Mais objecterez-vous, si la découverte de Stanley Miller fut fondamentale, pourquoi n’a-t-il pas reçu le prix Nobel de chimie ? En fait à l'époque, nous manquions de preuves pour préciser l'équation de la vie et tous les scénarii ne se sont pas avérés conformes aux conditions réelles régnant durant la phase primordiale de la Terre. Laissons la question en suspens quelques instants pour aborder un autre phénomène déroutant. Nous y reviendrons ensuite.

La chiralité

Soulignons un facteur qui reste induit par un phénomène inconnu. Beaucoup d'objets sont superposables à leur image dans un miroir. Comme le gant de la main gauche est identique à celui de la main droite sans pour autant qu'aucune orientation ne permette de les superposer, tous les acides aminés produits in vitro présentent à la lumière deux plans de polarisation, à gauche et à droite, ils sont lévogyres (L) et dextrogyres (D)[7], ce sont de purs énantiomorphes. Pasteur découvrit que certaines substances non optiquement actives en solution devenaient actives en précipitant sous forme d'un mélange de deux types de cristaux. Mais contrairement à la glycine par exemple l'alanine n'est pas superposable à son image car un seul plan de polarisation prédomine. Et de fait la plupart des acides aminés sont lévogyres. Seuls certains sucres tel le dextrose et l'hélice de l'ADN s'enroulent à droite. La membrane des bactéries a également conservé des acides aminés dextrogyres.

Ci-dessus, illustration des images spéculaires superposables par rotation de la D-alanine et L-alanine (à gauche) comparées à celle de la glycine (à droite) qui ne sont pas superposables. Ci-dessous les deux énantiomères D et L de la tyrosine. Seul l'énantiomère L fait partie des 21 acides aminés protéinogènes. Documents D.R. et Sawakinome.

Cette orientation spatiale est très importante et même vitale. De cette configuration moléculaire dépend la réussite ou l'échec d'une réaction. Non conforme mais en tous points identiques à son image dans un miroir, un isomère orientera la molécule dans une direction aberrante. Ce "leurre" bloquera la réaction spécifique de cette substance : il devient un poison.

Cette donnée est donc très importance quand on discute de l'origine de la vie. Toutes les expériences de synthèses prébiotiques produisent des molécules optiquement actives, dextrogyres et lévogyres. Mais il s'avère qu'aucun énantiomètre pur ne peut être produit par des réactions abiotiques sur la Terre primitive. Ce fait est aujourd'hui nuancé car on pense que certains phénomènes ont pu influencer cette réaction, tels que le champ magnétique terrestre, la polarisation de la lumière solaire ou encore l'effet synchrotron des rayons cosmiques. Lors de réactions avec des éléments prébiotiques, ce rayonnement polarisé a pu induire des configurations chimiques dissymétriques. Certains chercheurs estiment toutefois qu'on exagère l'importance qu'on attribue à ces facteurs. Le chimiste Leslie E. Orgel (1927-2007) par exemple considérait que la soupe primordiale était optiquement inactive et donc en principe inopérante dans son livre "Les origines de la vie" (1973).

L'énigme de la chiralité

En découvrant les énantiomères D et L de l'acide tartrique, des cristaux de tartrate double de sodium et d'ammonium, Pasteur découvrit la chiralité, une propriété spatiale des molécules qui est vitale pour la survie de la réaction ou de l'individu qui la porte. Dans les acides aminés terrestres un seul plan de polarisation prédomine; ils tournent à gauche. Parmi les rares molécules dextrogyres citons les sucres dextroses et l'hélice de l'ADN. Pourquoi en est-il ainsi, nul ne le sait exactement. On peut toutefois se dire que des nucléotides contenant à la fois des molécules d'ADN lévogyres et dextrogyres ne formeraient pas une hélice régulière puisque son sens de rotation changerait constamment et présenterait des propriétés toutes différentes de l'ADN, tandis que le processus de réplication ne pourrait fonctionner, comme un escalier en colimaçon qui se mettrait soudain à tourner dans l'autre sens. Documents Sanofi-Pasteur/Flickr, Collection Blocker et NASA.

Mais Orgel se trompait peut-être. Une théorie avancée par le chimiste anglais Stephen Mason[8] du King’s College de Londres nous rappelle que la découverte en 1956 de la non conservation de la symétrie CP[9] dans l’interaction faible supportait l’idée de Pasteur. En 1884, il avait déjà suggéré qu’une forme asymétrique influençait le monde physique, jusqu’à étendre cette théorie aux disques de cristallisation utilisés pour la séparation des énantiomères D et L. Cette chiralité était en parfait accord avec la sélection naturelle.

Pour une raison qui demeure mystérieuse, les acides aminés lévogyres sont plus stables que leurs homologues dextrogyres. Mais l’avantage de cette différence électrofaible vis-à-vis de l’énergie thermique ΔE/kT à température ambiante est d’environ 10-17, une valeur bien trop faible dans l’esprit de certains biochimistes russes pour affecter l’évolution biochimique.

Le biochimiste F.Franck et l’équipe de Kondepudi et Nelson ont essayé de simuler cette évolution dans un système ouvert, dans lequel chacun des isomères optiques autocatalysait ses propres répliques et les propageait. En général cette génération dynamique d’un produit racémique est métastable et aboutit à une situation catastrophe. Tôt ou tard les fluctuations bifurquent vers une réaction homochirale spécifique produisant soit des isomères L soit des énantiomères D.

A température ambiante, l’avantage ΔE/kT se traduit par une influence de la série L qui devient déterminante dans un nombre limité de conditions. Si la phase de transition entre les deux canaux de réaction, appelée la phase d’hypersensibilisation évolue lentement, la chiralité L se produit dans 98% des cas. Stephen Mason estime qu’en l’espace de dix mille ans cela correspond à une augmentation de la concentration entrant de 10-2 à 10-3 mole dans un volume équivalent à celui d’un lac (1 km de diamètre pour 4 m de profondeur). A terme, la chiralité L prédomine et finit par conditionner toute l’évolution.

La question est maintenant de savoir si de telles réactions ont pu se produire sur la Terre primitive à l'époque prébiotique, c'est-à-dire il y a plus de 4 milliards d'années. Etant donné l'érosion et les effets de la cristallisation, la réponse des biochimistes et des géologues n'est pas du tout évidente mais quelques fossiles semblent prouver que la vie apparut effectivement quelques centaines de millions d'années après la naissance de la Terre. Pour ne pas nous écarter du sujet, nous reviendrons en détails sur les plus anciennes formes de vie dans la deuxième partie de l'article consacré aux grandes étapes de l'évolution de la Terre et de la vie.

Bien que l'expérience de Miller fonctionne en laboratoire (et peut-être dans certains milieux extraterrestres), au fil des recherches on découvrit qu'en réalité la Terre n'a pas suivi ce modèle pour donner naissance aux premières formes de vie.

Leslie Orgel qui publia avec Stanley Miller un livre intitulé "The Origins of Life on the Earth" (1974), ne pensait pas que la soupe "brouillante" de Stanley Miller était un scénario réaliste, imaginant plutôt que la vie préférait les sources "froides" comme le "petit étang chaud" de Darwin. Toutefois, après la découverte des fumeurs chaudes grouillantes de vie en 1977 et des organismes hyperthermophiles, il revint sur ses conclusions hâtives. Plus généralement, Orgel reconnaissait que nous ne comprenions pas encore comment s'est développé le code génétique. Il émettait aussi des réserves sur la théorie de la panspermie et sur l'idée que la vie évolua par mutation aléatoire, une théorie qu'il qualifia de "ridicule" sans pour autant pouvoir l'écarter.

Nous savons aujourd'hui qu'il existe des alternatives au dilemme du hasard et de la nécessité comme par exemple le hasard cumulatif (ou "non aveugle" comme l'appelait Isaac Asimov) ou l'expression d'acides aminés non utilisés par certains organismes. Ces découvertes conduisirent les biochimistes à revoir totalement le processus original des origines de la vie. C'est l'objet du prochain chapitre.

Prochain chapitre

Les modèles prébiotiques réduits

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[6] Trop de chaleur, plus de 400°C conduit au "cracking", le procédé utilisé par les sociétés pétrolières pour raffiner le pétrole.

[7] Lire à ce sujet G.Spach, "Origin of Life", 14, 1984, p433 - M.Gardner, “L’Univers ambidextre”, Dunod, 1967; Seuil, 1985/1994/2000 - J.Jacques, “La molécule et son double”, Hachette, 1992.

[8] S.Mason, Nature, 314, 1985, p400.

[9] Consultez l'article sur l'asymétrie CP en physique quantique.


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