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Vivre dans la glace

La limite de la banquise dans la baie des Baleines en bordure de la mer de Ross par 78°30' S et 164°20' O photographiée par Michael Van Woert (image HtRés 1784x1160, 208 KB). Document NOAA Photo library.

Etat des lieux (II)

Dans les années 1990, le microbiologiste Sabit S. Abyzov et son équipe de l'Institut de Microbiologie de Moscou ont fait un séjour dans la station Antarctique de Vostok pour rechercher d'éventuels microbes adaptés à ce milieu extrême. Ils ont foré l'épaisse couche de glace à intervalles de ~100 m entre 1500 et 2750 m de profondeur. Qu’ont-ils découvert ?

La glace recueillie fut tout d'abord fondue et filtrée dans un tamis de 0.2 μm. Leur analyse a permis de constater que la majorité des micro-organismes, au moins 99% d’entre eux, ne pouvaient pas être mis en culture dans un milieu de nutriment ordinaire. La mesure de la consommation des aliments marqués au 14C indiqua que la concentration des organismes viables diminuait avec la profondeur.

La plupart des cellules avaient développées des spores, une forme d'état végétatif. De quoi s'agit-il ?

A l'inverse des spores végétales qui sont des cellule reproductives, les spores bactériennes sont des formes dormantes, à paroi épaisse, capables de résister à des conditions défavorables durant des dizaines d'années sinon davantage. Sous forme de spores, ces bactéries peuvent ainsi résister à l'eau bouillante, aux UV, à la desiccation (sécheresse), aux produits chimiques, etc.

Certaines de ces spores bactériennes étaient attachées à des grains de poussière. La concentration oscillait entre 103 et 104 cellules/ml et montraient une assez bonne corrélation avec la concentration de poussière et le climat, suggérant que la poussière et les micro-organismes furent déposés dans la neige de préférence durant des périodes glaciaires lorsque la vitesse du vent était élevée.

Les glaces prélevées à ~150 m au-dessus du lac Vostok et à plus de 3500 m de profondeur présentaient une concentration microbienne oscillant entre quelques centaines et 10000 cellules/ml.

Prélèvements de carottes de glace en Antarctique et au Groenland par des équipes de scientifiques américains (projet GISP2 du NICL notamment) et européens (projet GRIP de l'ESF). Au-dessus à gauche le puits de forage de la station Vostok (78°S et 107°E), considérée comme le "pôle du froid". Il fait en moyenne -55°C ! Les autres images représentent différentes opérations effectuées sur les échantillons : extraction du tube de forage, découpe par une température comprise entre -20 et -35°C, stockage temporaire par -15°C, calibration et analyse préliminaire sur site, analyse détaillée aux Etats-Unis. Documents NCDC/NOAA et Niels Bohr Institute.

Dans la glace de Hans Tausen du Groenland, en 1999 E.Willerslev et son équipe (cf. PNAS) ont identifié 57 taxa d’eucaryotes distincts (champignons, algues, plantes, protistes) à des profondeurs correspondant à un âge compris entre ~2000 et ~4000 ans. S.Gruber et R.Jaenicke ont estimé la concentration à ~3000 cellules/ml. L.-J. Ma et son équipe ont identifié des champignons âgés de 140000 dans le gisement de GISP2. Leur mise en culture donna une concentration très faible de ~0.1-0.5 cellule/ml.

En 1999, Brent C. Christner et son équipe (cf. Icarus) ont tenté de cultiver les bactéries qu’ils avaient extraites des glaces du Groenland, d’Antarctique, du Tibet (glacier de Guliya) et de Bolivie (glacier de Sajama). Dans un milieu de culture, moins de 1% des organismes ont formé des colonies.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le taux de succès fut nettement supérieur lorsque la culture se développa dans un milieu pauvre en nutriment et sur une longue période de temps. Il faut en conclure que les organismes disposant de peu de nourriture eurent suffisamment de temps pour réparer leurs cellules avant que ne commence leur croissance, à l’inverse des cultures riches en nutriments où les organismes ont essayé de croître avant même d’avoir réparé toutes les cellule endommagées par la glace.

La glace de Sajama révéla également une plus grande diversité de bactéries que les glaces polaires, ce qui pourrait être lié à la proximité des grands écosystèmes biologiques (Amazonie).

Le lac Vostok

En 1996, grâce à des relevés radars et sismiques, des chercheurs Russes, Britanniques, Américains, Français et Danois dirigés par A.Kapitsa[2] de l'Université d'Etat de Moscou ont découvert un lac à plus de 3600 m sous la glace de regel (glace d'accrétion) de la station Vostok

A ce jour plus de 70 lacs souterrains ont été identifiés sous la glace Antarctique. La plupart se trouvent à une profondeur de 3-4 km et mesurent plusieurs kilomètres de longueur. Le lac Vostok est le plus étendu avec une superficie équivalente à celle du lac Ontario, l'équivalent de la Corse, et une profondeur moyenne de 500 m qui plonge localement à 1200 m dans les failles. Ces lacs ont probalement été confinés au cours de la glaciation de l'Antarctique qui se produisit il y a 35 millions d'années environ. Toutefois, le manteau de glace présent sous la station Vostok est assez récent. Sachant que la neige s'y est accumulée plus lentement qu'au Groenland, on estime que les 3.6 km de glace sont âgés d'au moins 500000 ans.

De gauche à droite, la station Vostok, le lac Vostok "photographié" par le satellite Radarsat et une coupe à la verticale de la station Vostok. Notons que des radioamateurs sont égalemernt actifs depuis cette base sous l'indicatif R1ANC. Documents Claude-Lorius/LLGENASA/GSFC et U.Columbia.

Du point de vue géologique, cet environnement est le plus proche de la glace recouvrant le satellite jovien Europe et ressemble à l'environnement subglaciaire du Néoprotérozoïque.

Ce milieu très inattendu est l'un des environnements les plus oligotrophes de la Terre; il est pauvre en nutriments, il contient peu d'organismes vivants et ne reçoit jamais la lumière du Soleil. Au demeurant on pense que les organismes survivant dans ce milieu doivent compter sur des sources d'énergie alternatives et ont développé des stratégies de survie.

Explorant le pôle Sud en 1999, Edward J. Carpenter et son équipe (cf. Applied and Environmental Microbiology) ont découvert entre 200 et 5000 cellules/ml à la surface de la neige. 10 à 20% des organismes étaient membre des Deinococcus, un genre connu pour son extrême résistance aux rayonnements ionisants et la déssication. Ces animalcules ont continué à se développer, bien que très lentement, sous des températures ambiantes comprises entre -12 et -17°C.

Dans les lacs froids d’Antarctique (lac Hoare, Bonney, etc) la concentration bactérienne atteint environ 106 cellules/ml, une quantité qui se limite généralemernt aux régions offrant une activité photosynthétique maximale ou se concentrant dans des couches sédimentaires contenant des particules fondues sous l’action du Soleil.

Dans le permafrost de Sibérie où la température oscille entre 10 et -12°C, D.Zvyagintsev et son équipe ont ainsi relevé en 1990 des concentrations de cellules procaryotes oscillant entre ~300 et 108 cellules/g jusqu’à 60 m de profondeur environ, selon la quantité de matière organique et le pourcentage de glace contenus dans le permafrost.

Dans la couche sédimentaire des fonds océaniques R.J. Parkes et son équipe (cf. Nature) ont découvert en 1994 des concentrations de bactéries pouvant s’élever jusqu’à 1010 cellules/cm3 et jusqu’à 106 cellules/cm3 à 500 m de profondeur sous la surface des sédiments. Dans le nord de l’océan Pacifique M.Karner et son équipe on constaté en 2001 que les bactéries dominaient dans l’eau jusqu’à ~1000 m de profondeur. Au-delà les concentrations d’archaea et de bactéries sont équivalentes. La concentration totale des deux genres tombe toutefois de ~3x105 cellules/ml à faible prodondeur à environ ~7000 cellules/ml juste au-dessus du fond océanique.

Quant aux lacs alpins, Jakob Pernthaler et son équipe (cf. Applied and Environmental Microbiology) ont relevé en 1998 jusqu’à 5x105 cellules/ml entre la surface et 8 m de profondeur dans le lac Gossenköllesee situé en altitude.

Un biotope à vous glacer les veines

Selon Price précité, du fait que leur métabolisme est ralenti en raison du froid, une population de quelque 10 à 100 cellules/cm3 pourrait survivre durant des centaines ou des milliers d’années si elle peut s’adapter à un milieu liquide acide plongé dans de la glace.

Les conditions de survie sont drastiques : pas d’oxygène, pas de lumière, forte pression, basse température, peu de nourriture. Une analyse microscopique a montré que contrairement à la glace d’eau douce du Groenland, la glace salée Antarctique était parcourue par un fin réseau de veines acides qui se développaient aux limites des cristaux. Plusieurs espèces d’archaea et de bactéries sont hyperacidophiles, capables de survivre dans des solution acides au pH de 0. L’une de ces espèces est une bactérie ressemblant à Thiobacillus vivant au Groenland (83°N) dans un pH de 0 et supportant une température de -30°C durant la saison hivernale.

A gauche, l'arbre phylogénique bactérien. A droite, un microbe d'environ 0.8 μm découvert dans une carotte de glace prélevée à Vostok. Documents Blackwell Publ. et Priscu Research Group.

L’acide se présente sous forme de gouttes de la taille du micron. Il s’agit d’aérosols pour la plupart insolubles dans les cristaux de glace.

Les cristaux grossissent et finissent par absorber les gouttes d’acide. L’acide finit par s’agglutiner le long de veines microscopiques en équilibre entre les phases liquide et solide, c'est la phase eutectique. Au plus la glace est froide, au plus la solution acide est concentrée, ce qui empêche la congélation de l’eau.

Dans la glace Antarctique, la concentration en acide dans l’eau mêlée est d’environ 1 μM, cette valeur dépendant également de la température de la glace, du diamètre des veines et des impuretés présentes dans la glace. Ainsi, dans un cristal de glace de 2 cm à la température de -10°C (comme on en trouve à 500 m au dessus du lac Vostok), le diamètre des veines est d’environ 7 μm et ma molarité acide de 2 M.

Dans de telles veines, les microbes peuvent extraire de l’énergie à partir de quantité d’acides à l’état de trace transportés dans la glace sous forme d’aérosols et pourraient en extraire le carbone et d’autres éléments à partir de la matière contenue dans les aérosols.

La réaction fournit les éléments nécessaires à la biosynthèse lorsque des enzymes assurent les fonctions de catalyse dans les membranes microbiennes. La réaction chimique est la suivante :

Décomposition des méthanosulfonates donnant 55 kcal/mol à -10° C :

CH3SO3 ®  HS- + HCO3- + H+

Réaction de l’acide formique avec l'acide sulfurique donnant 82 kcal/mol à -10°C:

4 HCOO- + 5 H+ + SO4--  ®  HS-- + 4 H2O + 4 CO2

La concentration brute des différents éléments varie en fonction de la profondeur dans la glace Antarctique. Les aérosols déposent également des molécules hydrocarbonées polyaromatiques (PAH), des composants phosphorés solubles provenant des micro-organismes morts ainsi que d’autres composants contenant les éléments essentiels à la vie.

Différents microbes découverts respectivement dans la glace du lac Bonney (gauche) et dans la glace de Vostok (droite). Documents Priscu Research Group.

Price propose deux scénarii pouvant expliquer de quelles manières les bactéries et les archaea établissent un biotope viable dans les veines glacées :

A) Scénario de "Haut en bas". Les microbes emportés par le vent se déposent sur la neige où ils ont quelques milliers d’années pour préparer leur environnement à recevoir la vie dans un milieu très acide; durant cette période l’augmentation du poids de la neige forme de la glace plus ou moins dense. A des profondeurs inférieures à environ 100 m, un système de veines acides ou salines se forme. Lorsque la glace devient très dense il est possible que les microbes migrent en bordure des grains, se rassemblant dans les veines qui se développent aux limites des cristaux. Certains microbes peuvent s’adapter aux conditions hostiles, soit par synthèse de protéines soit par évolution (par exemple en développant un pigment pour se protéger du rayonnement solaire).

A faible profondeur, les bulle d'air emprisonné dans des glaces peuvent former les noeuds de réseaux veineux liquides tridimensionnels. Des bactéries aérobies ainsi que des archaea telle que Crenarchaeota pouvant tolérer un peu d’oxygène pourraient ainsi survivre dans les veines du fait qu’elles peuvent accéder à des poches d’air.

B) Scénario de "Bas en haut". Des microbes vivant des lieux subglaciaires, des évents ou des fissures du sol peuvent migrer vers la surface le long des veines glacées, extrayant leur nourriture et les éléments de leur survie dans des réactions rédox (oxydo-réduction) dans les veines liquides. Les organismes strictement anaérobies peuvent ainsi migrer de quelques mètres vers la surface. Les archaea anaérobies sont vraisemblablement plus abondantes dans le scénario de Bas en haut.

Aux profondeurs où l’oxygène atmosphérique enfermé dans les clathrates, mêmes les méthanogènes qui ne peuvent pas tolérer plus de ~1 ppm d’oxygène, peuvent survivre. Cela pourrait leur permettre de s’adapter à des conditions plus oxygénées. Notons que les archaea strictement anaérobies qui meurent en présence d’oxygène peuvent être détectés par leur autofluorescence lorsqu’ils sont excités à 420 nm, du fait que le pigment F430 devient fluorescent en cours d’oxydation (non-viable).

Prochain chapitre

Population microbienne dans les glaces

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[2] A.Kapitsa, J.K. Ridley, G. de Q. Robin, M.J. Siegert, and I. Zotikov. "Large deep freshwater lake beneath the ice of central East Antarctica", Nature, 381, pp684-686, 1996.


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