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Vivre dans la glace

Le mont Blackburn en Alaska et son glacier Nabesna qui s'étend sur 120 km. Document George Herben.

Population microbienne dans les glaces (III)

Buford Price estime que quelques cellules par cm3 peuvent survivre dans un état de famine durant quelque 400000 ans si elles étaient en mesure d’occuper les veines liquides, où la concentration des nutriments est un million de fois plus élevé que dans la glace environnante. Dans un état dormant, la population bactérienne pourrait être beaucoup plus élevée, ou la durée beaucoup plus longue. Ainsi pour se maintenir en vie, une population dormante se satisferait d’un facteur 1000 fois inférieur aux besoins métaboliques d’une population active.

Le tableau suivant reprend quelques taux d’ingestion de carbone par les cellules (mesurés en 1/gramme de carbone par heure). La plupart des mesures ont été effectuées en laboratoire dans des environnements moins hostiles que celles régnant dans les habitats naturels. Les taux sont donc surestimés dans la mesure où les cultures étaient riches en nourriture dans des milieux non confinés et à température ambiante, la population pouvant croître à volonté.

Notons qu’aux températures ambiantes de la glace polaire (-55°C en Antarctique et -30°C en Arctique) tous les processus métaboliques se sont avérés beaucoup plus lents que dans la plupart des situations présentées dans le tableau précédent.

Price a estimé l’impact de la température sur ces processus. Pour une roche de surface orientée de manière optimale par rapport au Soleil (inclinée), la température se situe au-dessus de 5°C durant quelque 250 heures/an et au-dessus de 10°C durant quelque 90 heures/an. Pour une roche disposée horizontalement la température dépasse 5°C durant 10 heures/an seulement et n’atteint jamais 10°C. Dans ces conditions, la photosynthèse annuelle et le taux d’ingestion de carbone devrait être de deux ordres de grandeur inférieurs à celui d’une roche inclinée. Pour une énergie de 262 kJ/mol et une température de 0°C, Price extrapole un taux métabolique à -30°C de seulement 10-15 g C/g C par heure.

Site ou organisme

Méthode

Temp. (°C)

Taux d'ingestion

(g C/g C par heure)

Sol forestier, dormant

Prise de glucose, émission CO2

28 et 15

1.6x10-5

Neige alpine

Taux de 14C-leucine

0

9x10-4

Neige du pôle Sud

3H-thymidine, 3H-leucine

-17

détectable

A.globiformis affamée

C-starved

25 et 10

~5x10-5 et ~1x10-5

Ant-300 (Moritella)

Métabolisme endogène C ® 14CO2

5

7x10-5

Profondeur aquifère (sable ou argile)

Consommation O2; production CO2 en fct. de l’âge des eaux souterraines

20

£ 2x10-8

Eau salée

Oxydation du 14CH4 et de 3H2

?

(4-80)x10-5 et (0.2-11)x10-5 

Roches du désert de Ross

14C-bicarb. ® 14CO2 + C-lipide

5 ou 10

6x10-9 et 6x10-11

Toundra gelée

Respiration microbienne

-40

à peine détectable

Glace de Vostok

Protéine hydrolysée marquée au 14C 

18 et 12

8x10-5 et £ 8x10-6

Tableau 3. Document Buford P. Price/ U.Californie.

Métabolisme bactérien dans les glaces

Des anomalies, en particulier un excès de concentration de molécules et d’isotopes spécifiques dans les glaces et le permafrost apportent des indices appuyant l’hypothèse que les microbes métabolisent dans ces environnements. Ces données sont reprises dans le tableau suivant :

Site, âge (années)

Temp (°C)

Excès de gaz et d’isotopes

Types

GRIP, 160000

-9

Dans les 6 derniers mètres : 1x105 ppmv CO2; 6000 ppmv CH4; ~10°/ooδ18O

Bactéries + méthanogènes à faibles profondeurs

Dye3, 100000

-13

4x104 ppmv CO2

Bactéries

Vostok, 138000

-40

dN2O » 80 ppbv; -12°/ooδ18O de N2O; 15°/ood15N de N2O

Bactéries (nitrifières ?)

Sajama, 23000

-11

400 ppbv δCH4; -53°/ooδ13CH4

Méthanogènes

Permafrost 

de Miers valley (21000)

-12

3.6x10-4cm3/g CH4; -54.8°/ooδ13CH4

Méthanogènes

Tableau 4. Document Buford P. Price/ U.Californie.

En 1998, Jean-Louis Tison de l'Université Libre de Bruxelles et quelques autres ne pensaient pas que les anomalies relevées dans la glace du site GRIP correspondaient à un métabolisme microbien. Il convient en fait de mesurer la variation des concentrations entre la base et la surface afin de vérifier si elle augmente bien près de la base.

Au cours de l’atelier, E.Rivkina montra que l’isotope δ13CH4 est corrélé à celui du δ13CO2 de telle manière que cela suggère fortement une méthanogénèse à partir du CO et de H2 :

4H2 + CO2 ® CH4 + 2 H2O

A partir des valeurs précédentes (énergie, âge des glaces, température, taux métabolique) on observe qu’il y a peu de contraintes sur le taux métabolique des microbes vivant dans les glaces ou le permafrost.

Toutefois, en raison des approximations ou des extrapolations, ces données ne sont pas fiables ainsi que nous le verrons. Seules les données de la station de Vostok permettent de corréler l’activité microbienne avec les anomalies. Dans tous les autres cas il faut faire des suppositions pour inférer les taux métaboliques en fonction de l’énergie disponible, de la concentration des microbes, de celle des gaz, de l’âge des glaces, etc.

La vie microbienne dans tous ses états

Y a-t-il trois ou quatre états de vie à l’échelle microbienne ? Les physiologistes et les microbiologistes ont ouvert un débat sur la question de savoir si le terme “viable mais non culturable” (VMNC) est un état naturel ou une invention. Des expériences ont permis de définir 3 catégories d’état physiologiques :

- viable (par exemple pouvant être mis en culture);

- dormant (“anabiose” dans la littérature russe) : un état physiologique réversible de faible activité métabolique dans lequel les cellules peuvent survivre durant de longues périodes sans division. Notons que cet état est différent de la stase qui caractérise un arrêt de la fonction circulatoire d'un organe.

- non-viable (par exemple la mort)

Certains auteurs soutiennent qu’il pourrait exister un quatrième état – “viable mais non culturable”, VMNC[3]. Pour Price, la “culturabilité” ou faculté de mise en culture est une qualité expérimentale. L’échec de la mise en culture de cellules en laboratoire sous des conditions étrangères à celles de l’environnement natif des cellules ne constitue pas une preuve de l’existence d’un état VMNC.

Prochain chapitre

Adaptation aux conditions extrêmes

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[3] Le substantif "culturable" est un néologisme que je me permets d'utiliser dans ce contexte. Le terme "culturabilité" est utilisé par les Canadiens par simple analogie avec le terme anglais. Des institutions internationales comme l'OMS (WHO) mettent sur le même pied "cultivable" sans le mettre en guillemets et "culturable" qu'ils prennent la précaution de mettre entre guillemets sans trancher la question. Quant à l'INRA (F) il n'utilise ce terme que dans des références anglo-saxones. Le terme n'existe donc pas encore officiellement dans la langue française sauf dans le jargon technique des laborantins. Voilà un néologisme qui serait pourtant le bienvenu dans toutes les questions touchant les mises en culture d'organismes, quel que soit leur phylum. Notons que le terme "cultivable" ne s'applique qu'aux substrats (toute matière générant des produits par activité enzymatique) mais les experts de la langue françaises pourraient très bien étendre son usage ou incorporer les termes "culturable" et "culturabilité" dans la langue française.


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