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La science du chaos

Illustration des "autoroutes interplanétaires". Document NASA/JPL.

Les autoroutes interplanétaires (IV)

Rappel historique

S'il existe des trajectoires chaotiques dans le système solaire, il existe également des ensembles de trajectoires stables comme les points de Lagrange et même de véritables "autoroutes interplanétaires" aux effets dynamiques tout à fait concrets formant ce que les chercheurs appellent le réseau de transport interplanétaire (ITN en abrégé pour Interplanetary Transport Network).

En 1978, l'International Sun-Earth Explorer 3 (ISEE3) de la NASA fut la première mission spatiale à exploiter des orbites dit à "basse énergie", c'est-à-dire économiques en carburant, autour d'un point de Lagrange (cf. page 1). En 1985, en utilisant des trajectoires à faible énergie entre la Terre et la Lune, les contrôleurs du centre Goddard de la NASA programmèrent avec succès un rendez-vous spatial entre Explorer 3 et la comète Giacobini-Zinner.

Puis en 1990, à partir de la théorie du chaos, Edward Belbruno du JPL décrivit une méthode de transfert balistique d'une sonde spatiale dans le système Terre-Lune qui sera exploitée pour définir la trajectoire de la sonde spatiale lunaire Hiten (Muses A) de la JAXA qui survola la Lune entre 1990 et 1993.

Lorsque les astronomes découvrirent en 1994 que la comète Shoemaker-Levy 9 suivait une trajectoire de collision avec Jupiter, ils se rendirent compte qu'elle suivait exactement une trajectoire optimisée de l'ITN sur laquelle elle consommait le moins d'énergie.

A partir de 1997, Martin W. Loe du Caltech et Shane D. Ross, professeur d'ingénierie aérospatiale au Virginia Polytech Institute développèrent dans une série d'articles les bases mathématiques qui seront appliquées aux trajectoires de diverses sondes spatiales. C'est dans l'un de ces articles que les auteurs utilisèrent pour la première fois l'expression de "super-autoroute interplanétaire" (Interplanetary Superhighway).

Finalement, en 2006 Jerrold E. Marsden de la Société Américaine de Mathématiques (AAS) et Shane D. Ross précité proposèrent une nouvelle méthode pour calculer la meilleure trajectoire des sondes spatiales fondée sur les travaux antérieurs sur l'ITN et les autoroutes interplanétaires. En sus, leur méthode pouvait également s'appliquer aux problèmes de la dynamique moléculaire en chimie (cf. Bulletin of the AAS, 43, 2006).

Mathématiquement parlant, les ensembles de trajectoires que suivent les planètes subissent des perturbations à N corps, formant des hypersurfaces de dimensions "n" qui ressemblent à des tubes souples. Cette variété (manifold en anglais) d'hypersurfaces est un concept subtil de la topologie et de la géométrie différentielle dite symplectique qu'avait déjà exploré Henri Poincaré vers 1890 lorsqu'il s'intéressa aux trajectoires situées près des points de Lagrange des systèmes Terre-Soleil et Terre-Lune. Dans ce cadre, le champ d'attraction engendré par un astre est appelé un "collecteur spatial".

Appliquant cette découverte à l'astronautique, Ross démontra qu'en suivant les trajectoires de l'ITN, la distance à parcourir entre deux astres est plus longue qu'en suivant une orbite de transfert (l'orbite de Hohmann) mais elle est beaucoup plus économique en carburant comme il l'expliqua dans sa conférence de 2015 présentée ci-dessous.

A voir : Interplanetary Transport Network: Fast Transport in the Solar System

Ross Dynamics Lab, 2020

Caltech/JPL: Interplanetary Superhighway, Space Transportation for the 21st Century

Ross Dynamic Lab, 2015

Les arches de chaos

Depuis, des chercheurs ont été un pas plus loin. Dans un article publié dans la revue "Science Advances" en 2020, Nataša Todorović de l'Observatoire Astronomique de Belgrade en Serbie et ses collègues ont exploré les solutions du problème à trois corps réduits, circulaire et dans un plan (PCR3BP en abrégé pour planar, circular, and restricted three-body problem) et découvert de nouvelles structures géométriques dans le réseau ITN, entre les points de Lagrange, qu'ils ont appelé des "arches de chaos" qui s'étendent entre la Ceinture principale des astéroïdes vers 3 UA jusqu'au-delà d'Uranus à 20 UA.

Comment fonctionnent ces autoroutes interplanétaires ? En utilisant des simulations informatiques et l'analyse de millions d'orbites des astres du système solaire, les chercheurs ont remarqué que des arches de chaos se forment autour de chaque planète, qui à leur tour forment des collecteurs spatiaux. Selon Aaron Rosengren, professeur d'ingénierie mécanique et aérospatiale à l'Université de Californie à San Diego et coauteur de cet article, "les simulations informatiques montrent que la trajectoire des objets approchant des planètes géantes comme Jupiter, Uranus ou Neptune est modifiée lorsqu'elles entrent dans les collecteurs. En outre, chaque planète génère des arches de chaos et toutes ces structures peuvent interagir les unes avec les autres pour produire des voies de transport compliquées". Ces voies rapides sont engendrées par les interactions gravitationnelles entre les planètes, créant un "corridor gravitationnel" invisible qui s'étend entre 3 et plus de 20 UA.

A gauche, une carte de stabilité en haute résolution extraite d'une simulation montrant des ensembles de trajectoires planétaires et des collecteurs spatiaux avec des objets entrant en collision et s'échappant le long d'eux. On distingue de petites sous-structures s'enroulant autour des principales. On a superposé sur la carte les orbites qui entrent en collision avec Jupiter (points verts) et toutes les trajectoires de fuite (points roses) sur des orbites hyperboliques. La trajectoire d'échappement affichée dans le coin supérieur droit simulé dans modèle à sept planètes montre que l'objet atteignit plus de 100 UA en moins d'un siècle. A droite, cartes des distances minimales à Jupiter des trajectoires des comètes Oterma de la famille de Jupiter sur une période de 100 ans. L'époque initiale est le 1er janvier 1910 (à gauche) et le 8 avril 1943 (à droite) avec Jupiter comme seul perturbateur. L'emplacement de la comète Oterma pour chaque époque est marqué d'une étoile rouge. Consulter l'article académique pour plus de détails. Documents N.Todorović et al. (2020).

Comme illustré avec les cartes ci-dessus, les simulations montrent que grâce à ces voies rapides, un astéroïde pourrait se rendre de Jupiter à Neptune en moins d'une décennie et parcourir plus de 1 UA par an. Selon les chercheurs, "les variétés les plus importantes sont liées à Jupiter et assurent un contrôle serré sur les petits corps sur une large gamme d'énergies à trois corps jusque-là délaissée. Les orbites de ces collecteurs rencontrent Jupiter sur de courtes échelles de temps, durant lesquelles elles peuvent se transformer en trajectoires de collision ou d'évasion, atteignant la distance de Neptune en une seule décennie. Toutes les planètes génèrent des collecteurs similaires qui imprègnent le système solaire, permettant un transport rapide grâce à cette véritable autoroute céleste".

Les collecteurs de Jupiter pourraient expliquer le comportement des comètes et des astéroïdes qui ont tendance à errer autour de la planète géante avant d'être éjectés de leur orbite. Selon Rosengren, ces collecteurs engendrés par Jupiter peuvent pénétrer très profondément dans le système solaire.

Les spécialistes en mécanique céleste savaient déjà que chaque planète peut former son propre "circuit d'autoroute céleste", mais c'est la première fois qu'ils découvrent que ces autoroutes peuvent se croiser avec celles d'autres planètes pour former un réseau plus complexe.

La vidéo ci-dessous ainsi que les deux images présentées ci-dessous à gauche montrent une simulation de la formation des arches de chaos le long d'un collecteur interplanétaire qui s'étend entre 3 et 20 UA sur une période de 100 ans.

Concrètement, ces structures permettent d'expliquer les trajectoires de certains petits corps comme les Centaures qui gravitent entre Jupiter et Neptune ou des comètes à courte période de la famille de Jupiter (JFC). Elles pourraient aussi expliquer la nature erratique apparente des comètes et leur éventuelle disparition.

A voir : Researchers discover a new superhighway system in the Solar System

JacobsSchoolNews, 2021

A gauche, résultat de la simulation de la structure globale des arches de chaos dans les collecteurs du système solaire. La carte couvre une région qui s'étend entre la Ceinture principale des astéroïdes à 3 UA jusqu'au-delà d'Uranus à 20 UA, pour toutes les excentricités orbitales (e) en tenant compte des perturbations des sept principales planètes (de Vénus à Neptune, en haut) ou uniquement de Jupiter (en bas). Les orbites situées sur des variétés stables sont tracées en clair tandis que les régions plus sombres correspondent à des trajectoires instables. A droite, cartes des distances minimales à Jupiter pour les configurations orbitales des astéroïdes Troyens situés sur les points de Lagrange joviens L4 (sous-groupe grec) et L5 (sous-groupe troyen). C'est une partie agrandie de la figure de gauche (en haut), la figure du bas étant une autre simulation basée sur la même configuration orbitale initiale, mais avec une anomalie moyenne représentant le scénario L5 "troyen". La simulation couvre 100 ans. La barre de couleur représente le logarithme de la distance d'approche minimale de Jupiter (en rayons planétaires). Une valeur inférieure à 2.87 signifie que l'objet est entré dans la sphère d'influence de Jupiter, avec 0 correspondant à un impact. Une valeur supérieure à 3.35 implique qu'il n'est jamais entré sous les 3 rayons joviens. Consulter l'article académique pour plus de détails. Documents N.Todorović et al. (2020).

Ainsi que l'avaient découvert Marsden et Ross précités, dans le cadre des futures missions lunaires, en profitant de ces "corridors gravitationnels", on pourrait utiliser des orbites de transfert entre la Terre et la Lune en n'utilisant qu'un seul allumage de moteur-fusée. Plus généralement, un vaisseau spatial empruntant une "autoroute interplanétaire" pourrait explorer les régions internes et externes du système solaire à des vitesses sans précédent. Une fusée habitée pourrait par exemple parcourir 10 UA ou 1.5 milliard de kilomètres en 10 ans soit la distance du Soleil jusque Saturne sans même recevoir d'impulsion par effet de fronde gavitationnelle (pour rappel, les sondes spatiales Voyager 1 et 2 ont parcouru environ 10 UA en 3 ans à une vitesse atteignant 35 km/s mais en profitant d'un alignement des planètes géantes).

Comprendre le fonctionnement de ce réseau d'autoroutes interplanétaires, y compris celles qui sont proches de la Terre, peut être une clé pour les utiliser comme des voies rapides pour voyager plus loin et plus vite dans le système solaire.

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