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L'univers de Stephen Hawking

L'isolement social et la déshumanisation (XIII)

Si on analyse bien le film de Morris, on constate qu'il nous montre un Hawking isolé. Cette impression a été confirmée à l'été 1995, dans le magazine de critique cinématographique "Film Quarterly", dans lequel Shawn Rosenheim qui assura la critique le film, interviewa Morris qui reconnut que "le plus grand défi de ce film fut de trouver une manière de construire un récit autour de ces sujets [Hawking et son fauteuil roulant]". En fait, ce dilemme n'est pas neuf, et touche à l'image ambilavente de Hawking.

En effet, dans "The Cyborg Handbook", Katherine Hayles nous explique que le "cycle de vie" du cyborg est souvent traduit par le mélange, parfois symbiotique, parfois conflictuel, de deux modèles narratifs : la vie humaine de la naissance à la mort et les processus d'assemblage et de démontage de la machine.

Extraits du film "L'Homme qui rétrécit" de Jack Arnold (1957) d'après le roman de Richard Matheson. Ce film fantastique force le téléspectateur à réfléchir sur la condition des personnes différentes de la norme et leur vision particulière du monde qui les entoure. Documents Underwood & Underwood/CORBIS.

Dans le film de Morris, ces deux modèles narratifs sont entremêlés : pendant que le cycle de la vie de Hawking progresse, sa "fabrication" comme machine évolue en parallèle puisqu'il fut atteint de la maladie de Charcot au seuil de la maturité (21 ans). Mais c'est un récit que le film présente comme ayant échoué : le "démontage" du corps de Hawking ne peut pas éliminer sa totale humanité, mais lui retire du genre humain d'importants pans de sa vie. Comme Shawn Rosenheim l'a démontré dans sa critique, en tant que réalisateur Morris se fonde sur la même logique narrative et émotionnelle que celle exploitée par Jack Arnold dans son film fantastique "L'Homme qui rétrécit" ("The Incredible Shrinking Man",1957 d'après le roman de Richard Matheson sorti un an plus tôt) dont le héros Scott Carey (Grant Williams) est réduit à la taille de 10 cm et "éprouve pareillement l'exil de la société humaine et de ses significations". Arnold d'expliquer : "je voulais que le public s'identifie à cet homme et ressente les mêmes choses que lui."

Hawking en 1995. Document UCLA.

L'isolement de Hawking est exprimé de manière plus forte encore en termes visuels. En dépit de ses relations sociales, Hawking n'apparaît jamais dans les reportages en compagnie d'une autre personne. Comme s'ils réalisaient un portrait, les reporters préfèrent l'isoler du monde qui l'entoure. Acte volontaire ou inconscient, ces prises de vues ont pour effet d'accentuer son retrait de la réalité.

Comme nous l'avons évoqué à propos de ses conférences, tandis que les autres intervenants font face à la caméra et dialoguent avec le téléspectateur, se déplacent sur la scène, etc, Hawking est invariablement cloué à son fauteuil, le regard fixé vers son écran. Morris a souvent insisté sur ce comportement dans son film. Les plans rapprochés par exemple captent tout au plus une partie du visage de Hawking. Fréquemment, on le voit en reflet dans l'écran de son ordinateur fixé à son fauteuil roulant, parfois nous voyons uniquement sa main cliquant la souris grâce à laquelle il commande son ordinateur, ou sa chaussure sur le repose-pieds de son fauteuil roulant, ou à mesure que le film évolue, uniquement des éléments de son fauteuil roulant, l'assimilant finalement à ce dernier.

En 1992, David Hevey publia un portefolio photographique intitulé "Les créatures que le temps a oublié" (The Creatures Time Forgot) consacré à l'image des personnes handicapées. Il parle de "stratégie visuelle" lorsque la personne, ici Hawking, se focalise sur son infirmité et ses efforts pour la surmonter. Morris utilise le même stratagème. Passif sur scène et sans voix propre, il représente Hawking de manière tout à fait déshumanisée, littéralement transformé en machine pensante. Comme un objet visuel, il est considéré comme on analyserait une appareil mécanique, un gros-plan sur le clavier, sur l'écran ou le fauteuil roulant. Hawking a dit lors d'une interview que Morris l'avait manipulé comme un fauteuil pendant le tournage.

Le professeur Shawn Rosenheim, spécialisé dans les arts et la littérature anglaise à l'institut américain Williams, fait remarquer avec ironie dans le magazine "Film Quarterly" à propos de la "disponibilité" de Hawking sur le tournage, qu'il était presque totalement remplaçable physiquement.

Hawking à Oxford en 1996. Doc Piotjaxa.

Morris utilisa une maquette du fauteuil roulant de Hawking, employa un double de sa personne, et programma une copie de sa voix synthétique, démantelant jusqu'à la caricature l'homme qu'il appela "l'ultime tête parlant sans parler". Ces propos sont également rapportés dans la biographie de Gribbin et White.

Cette déshumanisation est bien visible dans la dernière séquence du film. Alors que le synthétiseur vocal de Hawking lit le dernier paragraphe d'"Une brève histoire...", la caméra effectue un plan panoramique depuis son visage vers son bras et de son fauteuil roulant jusqu'à l'une des roues du fauteuil. Finalement, Morris effectue une vue plongée sur le fauteuil roulant, le filmant par derrière pour terminer sur le ciel étoilé. Les critiques traduisent cette image finale comme une glorification de ses recherches, la quête de toute sa vie.

Morris célèbre le "Dr Hawking chevauchant son fauteuil roulant dans l'infini cosmos de la pensée humaine libérée de ses entraves", écrira David Sterritt dans le journal anglais "The Christian Science Monitor" le 24 août 1992. Dans le "New York Times" du 16 août 1992, Tomithy Ferris reconnaît également que l'on voit Hawking "dans sa gloire".

En fait nous devrions aller dans le sens de Morris, et plutôt considérer qu'Hawking est a été transformé en "pièces humaines" et mécaniques, au point de disparaître presque totalement, le sommet de son crâne dépassant juste au-dessus de son fauteuil roulant. Comme Rosenheim l'a bien dit dans "Film Quarterly", à travers "la fin du film, Hawking a complètement disparu dans sa technologie".

Loin d'être un hasard, le dernier mot articulé du film est "Dieu" et le dernier mot imprimé est "Stephen", la plaque minéralogique accrochée dans le dos de son fauteuil roulant... Hawking a subtilement construit cette équation en deux mots à travers son premier livre et révèle dans ce film tout la vision ambiguë et ironique que Morris a volontairement accentuée et rendue problématique.

Certains lecteurs seraient tentés de rejeter l'interprétation développée ci-dessus et de considérer qu'il s'agit plutôt du portrait d'un infirme habile refusant le modernisme pour embrasser une vision futuriste, d'un postmodernisme et d'une posthumanité à peine esquissés. Mais ce que Morris a capturé dans son objectif c'est l'ambivalence de Hawking, et finalement le malaise qu'il ressent quand il aborde ces sujets. "Les Cyborgs", dit Donna Haraway, dans son livre "Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature" présenté à droite, "ne se souviennent pas et ne font pas partie du cosmos" (Haraway utilise en fait le jeu de mot anglais "do not re-member") alors que Hawking avait justement consacré sa vie d'adulte à cette quête. Dans leur biographie, Gribbin et White rappellent comme nous l'avons dit antérieurement, que Hawking considérait que sa quête, ce qu'il appellait "le jeu de l'univers" lui évitait de penser à sa santé. Mettre en vie l'histoire de l'univers et spéculer sur son destin étaient une manière pour lui d'éviter d'avoir à se confronter à la fatalité qui avait frappé son corps.

Pour entièrement célébrer son infirmité, l'identité cybernétique serait, selon lui, équivalente à s'abandonner aux forces que sa vie et la science ont toujours considérées comme étrangères à lui et qu'il a toujours voulu surmonter.

Comme Hawking le dit lui-même, il a écrit "Une brève histoire du temps" parce qu'il voulait partager sa passion pour la cosmologie moderne avec le public et ainsi payer les frais de scolarité de ses enfants et les services de ses infirmières. Mais, ainsi que nous l'avons expliqué, vendre des livres signifie participer au Star system et accepter les règles du marketing des majors. Le fait que Hawing soit handicapé a rendu la promotion de ses livres beaucoup plus aisée que s'il s'agissait d'un auteur en pleine capacité de ses moyens.

Pour Stephen Hawking, les ambivalences sont, finalement, d'ordre culturel. Il incarne nos propres inquiétudes au sujet des possibilités de la cybernétique et des menaces de déshumanisation qu'elle pourrait entraîner, le rationalisme triomphant de la science face au nihilisme et aux doctrines, il nous force à réfléchir sur le rôle des médias dans la création d'une réalité dont nous sommes avides mais dont nous doutons et peut-être, et avant tout, il nous confronte à l'appel du futur nous demandant de cesser de voir les choses en termes d'oppositions et de les considérer plutôt dans toute leurs complexités, leurs contradictions et indéterminations. Incarnant la rencontre entre l'homo sapiens et le cyborg, Hawking représente toute la fascination et le malaise de l'homme moderne.

En guise de conclusion

Et l'avenir ? A la fin de son livre "L'Univers dans une coquille de noix", Hawking écrivit : "Je suis comme un scientifique essayant de découvrir les lois fondamentales qui gouvernent l'univers. Si je peux en encourager d'autres à s'intéresser à ces lois, je serais heureux, mais ce n'est pas mon principal but." Le modeste professeur était simplement curieux et cherchait des réponses à ses questions, mais ne souhaitait en aucun cas perturber la vie de ses contemporains.

Hawking dans son univers photographié en 2003 par John Livzey.

La contribution réelle d'Hawking à la physique est relative, certains vont même jusqu'à dire qu'elle n'est pas significative puisque ses théories ne sont pas fondamentales et qu'il fit beaucoup de suppositions, comme par exemple la proposition d'univers sans bord qui n'est soutenue par aucun principe ou théorème contrairement à la théorie du rayonnement des trous noirs comme nous l'avons expliqué. Ses énoncés n'ont encore donné lieu à aucune découverte et c'est bien là le principal écueil de son oeuvre scientifique. Ceci dit, Hawking a heureusement proposé quelques prédictions.

Par rapport aux problèmes auxquels Einstein et Newton se sont intéressés, la contribution de Hawking au progrès de l'astrophysique ou de la cosmologie reste très anecdotique.

Ajoutons qu'il a plusieurs fois changé d'avis et on peut sérieusement se demander ce qu'il en restera dans quelques dizaines d'années, si ce n'est quelques signatures au bas de paris perdus.

L'Histoire ne retiendra probablement de lui que ses découvertes éventuelles et ne considérera ses suppositions que comme des errances métaphysiques. En revanche, si elles aboutissent à l'une ou l'autre découverte, l'Histoire parlera peut-être de changement de paradigme pour y voir plus clair et justifiera peut-être toutes les errances du chercheur. Mais cela seul l'avenir pourra le dire.

En attendant, espérons que son oeuvre scientifique puisse encore longtemps aiguiser notre curiosité. Quelque part Hawking explora des microcosmes inconnus comme ces explorateurs du Moyen-Âge défrichaient de nouvelles voies sans imaginer ce qu'ils allaient découvrir.

A défaut de pouvoir dorénavant contacter l'auteur, le site Internet qui lui est consacré est toujours en ligne.

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