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La philosophie des sciences

Allégorie des Sciences représentant le philosophe et homme d'État romain Anicius Manlius Severinus Boethius dit Boèce (c.475-524) auteur du livre "Consolation de Philosophie". Gravure sur bois de 185.4 x 254 cm de 1537. Document Gettyimages.

Introduction : Les héritiers du cercle de Vienne (I)

Peut-on se permettre cette paraphrase de Descartes quand il disait : "Il n’y a pas de monde si lointain que l’on ne pourrait atteindre, de connaissance si vaste que l’on ne pourrait acquérir" ?

Sur base de notre pouvoir de déduction, on peut en effet légitimement croire au pouvoir illimité de l’esprit humain. La théorie évolutionniste de Darwin et celle du Big Bang nous en ont en tous cas apporté le sentiment.

En réponse au désir de curiosité de chacun, je vous invite à critiquer l’acte intellectuel dans une terminologie où le savoir objectif s’inscrit en surimpression sur les conceptions philosophiques voire métaphysiques.

Existe-il un savoir ultime et absolu ? Quelle démarche suit-on pour aboutir à la Connaissance ? Comment la science s’est-elle développée ? Qu’est-ce que le savoir ?

Nous allons découvrir au fil de ces pages qu’en essayant de répondre à ces ambitieuses questions, les philosophes et les scientifiques ont libéré bien des démons. A peine avaient-ils terminé leur argumentation qu’une autre voix s’élevait déjà pour critiquer leurs explications. C’est ainsi que certains visionnaires nous ont ouvert les yeux mais en contrepartie ils donnèrent à nos propos un étrange goût d’amertume. Pour la première fois depuis l’invention de la rhétorique et l’émergence de l’esprit critique, l’homme du XXIe siècle sait que son savoir est à jamais limité.

Perdu dans les méandres d’un monde indéterminé dont les voies possibles sont indécidables, il s’avère de plus en plus difficile de dissiper le brouillard qui recouvre la réalité. Mais l’imagination est notre meilleure alliée. Le chercheur sait que son champ d’action est infini et mérite quelques sacrifices. Certains, souvent isolés, parviennent à se libérer des contraintes de la science normale et affrontent seul l’inconnu. A l’image de l’alpiniste téméraire qui ouvre une nouvelle voie, le savant de génie qui parvient à élucider un paradoxe découvre parfois une voie royale. Bientôt il devient une figure de légende et ravive les vocations. L’avenir lui donne raison, et même isolé au-dessus du vide, les plus jeunes lui tendent la main sans frémir. La révolution passée, son action n’est plus contestée, elle devient sociale et parfois humaniste. C’est cette prise de conscience fondamentale que nous allons progressivement découvrir au fil de ces pages.

Notre fil conducteur sera la logique des sciences, cherchant à travers son évolution en Occident quelles sont les méthodes de travail des chercheurs, leurs critères de véracité pour mieux comprendre quel est le but de la science. Ensuite nous aborderons la question de savoir quel est le rôle du chercheur ? Car à côté de la rigueur et de l’abstraction, il existe une dimension humaniste fondamentale qui existait déjà dans la Grèce antique. Nous en revenons à la philosophie pour rappeler que la réalité du monde que nous percevons dans l’acte d’esprit n’est peut-être que le reflet de notre imagination et du sens que l’on donne aux symboles.

Un casse-tête boîte à secrets. Document Bilboquet.

La question de la réalité du monde nous donnera l’occasion de confronter les idées de plusieurs écoles de philosophie. L’affrontement soulève un large éventail d’opinions. Certains disent que la philosophie contemporaine est avant tout phénoménologique, découpant le monde en tranches d’expériences.

Mais les héritiers du Cercle de Vienne ne l’entendent plus de cette oreille. Ils n’opposent plus conceptions idéalistes et matérialistes du monde. Ils voient plutôt les théories scientifiques comme des outils capables d’engendrer des prédictions. 

Sans pour autant mélanger concepts et mots, philosophie et discours, sous cette apparente réalité des idées se cache la difficulté de penser les choses. Après tout c’est par le langage que l’intelligible et le monde sensible nous ont permis de reconstruire la réalité et d’élaborer l’équation de l’Univers. Reste à la résoudre...

Saisir l’importance de la science, ses tenants et ses aboutissants ne peuvent se concevoir sans définir au préalable l’intelligence, le concept scientifique et sa méthodologie. Pour enrichir le débat, nous prendrons le temps de définir le rôle des théories et leurs relations avec l’expérience. Aucune définition scientifique ne sera complète sans référence à l’histoire et à la philosophie qui forgèrent son caractère normatif. Ce jugement fera appel à l’épistémologie, cherchant à définir la "scientificité" des concepts.

Les implications des concepts scientifiques ne peuvent se borner à une simple explication des phénomènes. Le champs d’investigation des chercheurs s’étend sur des considérations culturelles mais aussi sociales, catalyseurs des inquiétudes et des passions des hommes. La place de la science dans la société a été sanctionnée par l’histoire. Les grands débats d’idées qu’elle provoqua prouvent que les concepts scientifiques invitent à la réflexion, amenant chacun de nous à poser la question de son utilité.

Derrière ce débat conflictuel se profile la question du rôle du chercheur, en quoi son cheminement est parcouru d’embûches, son ambition quelquefois brisée ou ses propositions anéanties par l’arbitraire. Si le chercheur ressemble à Sisyphe, il sait aussi que derrière cette stupidité apparente l’horizon cache un monde de connaissances qu’il ne peut ignorer.

La science est un domaine essentiellement évolutif où les théories devancent quelquefois les faits, plaçant nos habitudes de pensées aux frontières de l’ontologie conflictuelle. C’est particulièrement le cas en astronomie et en biologie, deux sciences qui furent longtemps combattues par le pouvoir ecclésiastique pour leurs implications philosophiques; les dogmes ne souffraient d’aucune critique.

La science doit s’adapter au sens commun dont les faits pragmatiques imposent souvent un relation causale, surtout en physique. De nombreux chercheurs croient au "principe de simplicité" de la Nature tout comme au fait que l’Univers est essentiellement ordonné, cohérent et déterministe. Mais quelques faits viennent émousser le rasoir d’Occam et bousculer ces habitudes. Tel est tout spécialement le cas de la physique quantique et de la Relativité. Mais d’autres domaines sont également paradoxaux. La biologie se voit revêtir d’une réversibilité de droit, c’est la fonction qui crée l’organe et les mécanismes de rétroactions qui régissent son évolution.

Document Freepik.

Plus les scientifiques expliquent la diversité de la nature, plus leurs lois démontrent l’aspect indéterminé et chaotique des structures les plus simples.

Finalement chacun se pose la question de l’existence divine. Si nos lois peuvent a priori "tout expliquer", reste-t-il une place pour un Créateur ? Laplace n’avait pas eu besoin de cette hypothèse pour prédire le mouvement des corps célestes. Se trompait-il ? Nul ne le sait. Rationnel, il croyait plutôt que l’on découvrirait un jour "l’équation de l’Univers".

Mais la querelle du déterminisme n’est pas encore achevée. Aujourd’hui avec les nombreuses lois couchées sur papier, les astronomes en collaboration avec leurs confrères physiciens, chimistes ou biologistes – la liste n’est pas exhaustive – peuvent expliquer certains "comportements" de la Nature comme étant des propriétés ou des étapes nécessaires au développement de l’Univers. Tous ces phénomènes, signes du développement naturel de la réalité sont compréhensibles et paraissent utiles a priori. Mais les scientifiques n’aiment pas ce langage et préfèrent le remplacer par la symbolique mathématique. Grâce à ce formalisme, nous pouvons expliquer les grandes étapes de l’évolution de l’Univers, depuis le Big Bang jusqu’aux trous noirs. Mais les livres de sciences sont remplis de paradoxes qui combleront théoriciens et logiciens pour longtemps encore.

Les connaissances que nous avons acquises sont liées aux progrès de la science et son isolement volontaire de tous les facteurs théologiques, politiques et économiques qui tentent de détourner son idéal désintéressé. Il est essentiel pour le progrès que chacun ait conscience de l’importance de cette indépendance. Nous justifierons le bien-fondé de cette attitude en portant un regard critique sur les découvertes et en appréciant l’ouverture d’esprit qu’elle procure.

Nous ne pouvions bien sûr pas ignorer les hommes et les femmes qui se risquent à faire des propositions scientifiques. Nous discuterons de leurs ambitions et leurs prétentions en insistant sur leur rôle, la richesse d’une science capable de réunir par delà les distances théoriques l’homme de science et la société.

La liberté d'imaginer

Pour faire de la recherche, il faut d'abord des capacités intellectuelles. D'emblée se pose une question : un chercheur, un intellectuel ou un artiste pour prendre quelques profils emblématiques, a-t-il avantage à vivre dans une société traditionnaliste régie par des conservateurs ou sous le jouc de la loi religieuse ou plutôt dans une société démocratique et progressiste ? Où ces trois profils sont-ils les plus représentés ? Évidemment dans la société la plus libre et tolérante et donc démocratique, qu'elle défende des idées socialistes ou libérales. Dans ces démocraties, on trouve les plus grandes libertés et le plus de tolérance dans les régions urbaines par nature plus cosmopolites (à Bruxelles par exemple se cotoient 179 nationalités et plus de 200 à New York) que les campagnes où d'ailleurs on trouve plus de personnes retraitées qui défendent des valeurs traditionnelles et conservatrices (ce qui ne veut pas dire qu'elles ne revendiquent pas les valeurs de la démocratie).

Document Getty Images/BlackJack3D.

Toutefois, on ne peut pas affirmer qu'un régime autocratique ou totalitaire rejette la science. Au contraire, il peut investir en R&D autant d'argent qu'un pays démocratique (2.235% du PIB en Chine contre 2.196% en France et 3.5% aux Etats-Unis en 2019).

En revanche, toutes les formes de liberté et de tolérance sont par nature les mieux protégées et défendues dans les démocraties. Or ces libertés ayant un impact direct sur la population, leur contrôle ou leur limitation influence aussi indirectement la façon de travailler des chercheurs à travers la censure, l'espionnage et autres violation de la déontologie (les devoirs et obligations imposés aux personnes) et de l'éthique (les valeurs qui motivent la conduite des personnes).

On constate donc que seule dans une démocratie, le chercheur (du moins le titulaire d'une chaire ou le directeur d'un laboratoire) peut revendiquer avoir la liberté totale de travailler sur les projets qui lui plaît. Cela ne veut pas dire qu'en démocratie tous les chercheurs sont désintéressés et intègres. Malgré les méthodes et les contrôles, ils restent des hommes et des femmes avec leurs faiblesses (cf. la fraude en science).

Encore une fois, cela ne veut pas dire non plus que dans un régime totalitaire les chercheurs ne sont pas libres de poursuivre leurs idées ou seraient frustrés. Au contraire, ils sont formés aux frais de l'État et ont la possibilité de trouver un emploi dans le domaine de la recherche dans lequel ils ont été formés. On ne peut pas toujours en dire autant en Occident.

Mais il reste tout de même une grande différence entre un chercheur travaillant en Occident et celui travaillant pour un régime totalitaire dans la façon dont il est préparé à sa profession et s'investit dans son métier, en particulier la qualité de son environnement éducatif. Explications.

L'intelligence est-elle synonyme de savoir ? Ou autrement dit, la Connaissance est-elle synonyme de Vérité ? Nous savons que des personnes propagent délibérément de fausses informations, des "fakes news", qu'une certaine frange de la population mal informée, naïve ou crédule prend au pied de la lettre. On reviendra sur cet important problème à propos du dénialisme et des personnes qui rejettent la vérité.

Nous savons d'expérience que la "Pravda", l'organe de la propagande russe publie souvent des articles pseudoscientifiques (cf. L'accident de Tchernobyl réinterprété par la Pravda) et de fausses informations comme le font de nombreuses revues et webzines publiés en Russie mais aussi en Occident car ces publications peuvent aussi rapporter de l'argent à leurs auteurs. Même des académiciens russes publient des articles qui ne passeraient jamais la critique d'un lecteur amateur averti occidental.

On en déduit que le seul titre académique de l'auteur apposé en tête d'une publication dite scientifique ne garantit pas que son contenu soit de qualité scientifique.

En fait, le chercheur idéal est intellectuellement honnête (de bonne foi, franc, fiable, bienveillant), intelligent (la capacité d'apprendre, de comprendre et de s'adapter) et a du sens critique (la faculté de juger la valeur de quelque chose après l'avoir analysé), trois facultés parmi d'autres (sociable, organisé, persévérant, etc) qui se développent très tôt dans la vie.

Nous avons expliqué à propos du système nerveux que le cerveau humain se construit jusqu'à l'adolescence où les neurones se ramifient de plus en plus pour établir de nouvelles connexions nerveuses. Arrivé à l'âge adulte, le cerveau s'optimise et certaines connexions vont se renforcer tandis que d'autres peuvent même disparaître afin de ne conserver que les circuits les plus utiles ou les plus performants.

Document Freepik.

Sur le plan neuropsychanalytique, on oppose le monde concret au monde virtuel ou le monde réel au monde des possibles (et non au virtuel). A partir de l'âge dit de raison (que des philosophes fixèrent arbitrairement vers 6 ans lorsque le système nerveux est complètement développé mais qui s'avère une notion totalement fausse sur le plan biologique. De plus beaucoup de personnes n'acquièrent leur maturité intellectuelle qu'entre 25 et 40 ans), l'enfant commence à raisonner, devient plus logique et se fie moins à son intuition parfois irrationnelle. Le cerveau de l'enfant commence à développer la faculté de raisonner dans le réel et dans l'abstrait (l'enfant acquiert une intelligence logique et est par exemple capable de distinguer le concept de marguerite de celui de fleur) mais également d'imaginer des alternatives, d'autres réponses ou d'autres solutions possibles. Ensuite, toute la difficulté est de ne pas retomber dans les travers des idées préconçues, de l'intuition, d'être capable de refuser les acquis et les connaissances péremptoires et donc de résister à ses faiblesses cognitives, ce qui est signe d'intelligence. Précisons que cette liberté intellectuelle sera plus facile à développer et même encouragée dans une société démocratique.

Comme le dit Olivier Houdé, professeur de psychologie à l’Université de Paris (LaPSyDÉ), "le réel devient un cas particulier du possible". Le cerveau de l'adolescent ou de l'adulte raisonne dans le réel, mais il peut aussi imaginer les choses autrement que ce qu'elles sont ou pourraient être. C'est l'une des raisons pour lesquelles les enfants remettent en cause l'opinion de leurs parents et qui explique aussi que certains futurs chercheurs firent leurs premières découvertes à l'adolescence (Newton avant ses 18 ans, Einstein entre 12 et 16 ans, Piaget à 11 ans, etc).

Devenu adulte, cette capacité d'imaginer a un pouvoir créatif très puissant, en particulier chez les artistes, les théoriciens et les scientifiques. Dans le cas particulier des chercheurs, tout en imaginant, ils doivent résister à leur intuition, remettre en question les acquis et proposer des hypothèses qui seront testées et éventuellement validées dans le monde réel. On y reviendra.

L'expression "certains restent des enfants toute leur vie" prend ici tout son sens : certaines personnes ont conservé leur curiosité, leur doute, leur tolérance, leur compassion et leur regret de s'être trompé comme dans leur enfance, autant d'émotions qui sont inhibées ou qui se perdent avec l'âge mais que l'écrivain et philosophe Paul Valéry avait conseillé à tous de préserver tout au long de la vie.

Selon les personnes mais également selon leur éducation, ce pouvoir d'imagination est plus ou moins important. Pouvoir imaginer d'autres situations, d'autres solutions est autant utile s'il est bien employé que pénalisant si la personne ne contrôle pas ses pensées. Ainsi, tout au long de sa vie, chacun peut ou non avoir l'esprit critique, analyser ou non ses actions au quotidien et anticiper ou imaginer ou non leurs conséquences. Si pour certaines personnes cela ne demande aucun effort intellectuel et se fait naturellement et de façon permanente, intuitivement pourrait-on dire, pour d'autres l'esprit critique n'a rien de naturel et demande un effort, d'où les erreurs jugées "stupides" ou "prévisibles" par certains confrères ou collègues plus rationnels, plus intellectuels voire plus calculateurs. On reviendra sur la façon dont surgit une idée scientifique à propos de la naissance d'une théorie.

Après cette introduction au processus cognitif des scientifiques, voyons à présent concrètement quels sont les principes fondamentaux de l'intelligence. C'est l'objet du prochain chapitre.

Prochain chapitre

Le paradigme du comportement

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