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L'hypothèse des plumes dans le manteau de la Terre

L'origine des "points chauds"

En 1963, John T. Wilson proposa pour la première fois que des chaînes volcaniques comme l'archipel d'Hawaï se forment lorsqu'une plaque tectonique dérive sur un "point chaud" (hot spot) du manteau terrestre. Huit ans plus tard, le géophysicien William J. Morgan de Princeton suggéra que de tels points chauds - il en avait initialement proposé une vingtaine dans le monde entier - étaient alimentés par de minces panaches mantelliques, c'est-à-dire des plumes du manteau rocheux chaud remontant de la limite noyau-manteau.

Depuis 1971, la théorie des plumes, bien qu'elle n'ait jamais été universellement acceptée, est devenue l'hypothèse la plus répandue pour expliquer le volcanisme dit anormal - ce qui se produit loin des limites des plaques, comme à Hawaï et à Yellowstone, ou en quantité excessive le long des dorsales océaniques, comme en Islande. Outre ces sites, l'île de Pitcairn, Tahiti, Samoa, le mont Macdonald, les îles Galápagos, les Açores, les Canaries et la région de l'Afar comptent parmi les sites remarquables.

Au fil des années, cette théorie a continué d'être débattue et étudiée, donnant lieu à des milliers d'articles scientifiques. Nombre d'entre eux ont dévié significativement de l'hypothèse initiale tout en faisant néanmoins référence aux "plumes" en tant que phénomène sous-jacent, ce qui a introduit un élément de sémantique dans le débat (voir l'encadré en bas de page). D'autres chercheurs suggèrent que les plumes ne sont pas du tout nécessaires pour expliquer un volcanisme anormal. Au lieu de cela, ils proposent le "modèle des plaques" dans lequel l'étirement lithosphérique permet à des roches déjà fondues de monter du manteau vers la surface.

A gauche, répartition des points chauds proposés par les géophysiciens. Certains sites représentent également les limites des plaques tectoniques. A droite, l'éruption du Piton de la Fournaise sur l'île de la Réunion le 4 février 2015. Ce volcan est situé sur un point chaud. Depuis 2007, en moyenne il est entré en éruption tous les neuf mois. Documents K.Cantner/AGI adapté par l'auteur et Pierre Choukroun.

Malgré ce débat, l'hypothèse de Morgan, presque dans sa forme originale, est bien ancrée dans les programmes de premier cycle et de lycée. Mais bien que l'explication élégante - souvent démontrée par des illustrations simplistes, comme une bougie utilisée pour perforer une feuille de papier - a fasciné des générations d'étudiants, les difficultés à confirmer une telle hypothèse et les subtilités des débats sont rarement évoqués dans les classes.

Si le vaste corpus de recherches sur les plumes du manteau n'a rien révélé de concret à ce jour, il a en revanche révélé les difficultés inhérentes à la tentative de sonder les profondeurs de la Terre. Atteignant 2900 km de profondeur, le manteau ne peut pas être échantillonné par des forages sur le terrain mais doit être détecté à distance et modélisé. Le peu que nous savons sur la composition et la structure du manteau provient d'analyses géochimiques de laves profondes ou de rares fragments de roches du manteau expulsés en surface et de l'interprétation des ondes sismiques qui ont traversé la Terre.

L’invention, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, de la tomographie sismique - l’utilisation des ondes sismiques pour imager la structure tridimensionnelle du manteau, à l’instar des rayons X utilisés pour la production de tomodensitomètres médicaux - offrait une voie prometteuse vers la compréhension de la frontière noyau-manteau. Mais cette méthode s’est révélée jusqu’à présent d’une utilité limitée pour visualiser des caractéristiques à petite échelle comme les plumes. Cependant, les nouveaux modèles du manteau qui s'appuient sur la puissance de calcul des superordinateurs peuvent fournir de très bonnes images et faire avancer le débat sur les plumes du manteau (voir plus bas).

Un cas d'école ?

Selon la théorie proposée par William Morgan en 1971, c'est le déplacement de la plaque Pacifique au-dessus d'une plume mantellique fixe qui donna naissance aux points chauds des chaînes volcaniques Empereur et Hawaïenne. Mais tous les spécialistes ne partagent pas cette idée dont Anderson, Natland et Hamilton.

Morgan a proposé son hypothèse suite à la théorie révolutionnaire de la tectonique des plaques de Wegener, alors que les géologues avaient encore du mal à expliquer le volcanisme anormal. La majeure partie du volcanisme terrestre se produit aux limites des plaques : sur les dorsales médio-océaniques ou au-dessus des zones de subduction, comme le long de la "Ceinture de feu" du Pacifique. Mais la cause du volcanisme loin des limites d'une plaque était une énigme.

Selon la conception de Morgan, les plumes étaient des cheminées de roches chaudes et flottantes, larges de 100 à 200 km de large, enracinées à la limite noyau-manteau. Ces étroits conduits de matériaux du manteau profond traversent le manteau solide avant de s'étendre latéralement, comme un nuage d'orage, dans l'asthénosphère supérieure - la zone ductile (où la roche se déforme sans se rompre) du manteau supérieur qui se trouve sous la fragile lithosphère. À partir de là, le magma peut faire gonfler et cisailler la lithosphère et dégorger massivement des basaltes et éventuellement former progressivement des chaînes de volcans.

En plus d’avoir des racines profondes et des températures élevées par rapport au manteau rocheux environnant, les autres critères fondamentaux de Morgan sont que les plumes transportent les matériaux primordiaux du manteau depuis le dessous de la zone de convection active; elles sont fixes les unes par rapport aux autres; elles produisent des chaînes volcaniques qui évoluent dans le temps; elles brisent les continents et dirigent la tectonique des plaques.

Morgan formula son hypothèse autour de la formation de la chaîne Empereur-Hawaïenne située au milieu de la plaque Pacifique. Les îles et les monts sous-marins affichent une progression chronologique, avec les plus jeunes monts près d'Hawaï et les plus anciens près de la fosse des Aléoutiennes, ce qui, selon Morgan, indique qu'une plaque se déplace au-dessus d'un point chaud immobile. Le coude dans la chaîne, dit-il, indique que la plaque Pacifique a changé de direction il y a environ 47 millions d'années.

La chaîne d'îles est devenue l'exemple classique d'un point chaud d'une plume du manteau. Confirmer l’existence d’une plume sous Hawaï est donc devenu une sorte de Graal pour les chercheurs étudiant le manteau de la Terre.

Les plumes et les zones de cisaillement du manteau

Peut-on voir la manteau ? À la fin des années 1970 et au début des années 1980, on découvrit que certaines mesures des rapports He-3/He-4 dans les basaltes d'Hawaï et d'ailleurs étaient beaucoup plus élevés que ceux des basaltes des dorsales médio-océaniques. Du fait que la plupart de l'hélium-3 s'est formé à la même époque que la Terre il y a environ 4.5 milliards d'années, on parle d'isotope "primordial". Il est appauvri en matériaux de surface car l'hélium s'est échappé dans l'espace. Ainsi, les rapports élevés dans les basaltes hawaïens ont été interprétés comme une preuve que les plumes sont alimentées par des matériaux primordiaux provenant des profondeurs du manteau, tandis que les systèmes de dorsale océanique exploitent des matériaux recyclés du manteau supérieur épuisés en hélium-3.

Coupe transversale schématique de la Terre montrant les deux principales zones LLSVP ou superplumes (Pacifique et Africaine) et le "2e continent" dominé par le matériau TTG (tonalite-trondhjémite-granodiorite) dans la zone de transition du manteau formée par subduction. Document D.L.Anderson et al., (2005) adapté par l'auteur. Voir aussi M.Maruyama et al. (2007) et K.Kawai et al. (2013).

À partir des années 1980, une équipe de sismologues dirigée par Adam Dziewonski de l'Université d'Harvard développa de nouvelles techniques exploitant les capacités des nouveaux superordinateurs et les technologies telles que la numérisation pour exploiter les données antérieures sur les ondes sismiques afin d'obtenir une représentation tridimensionnelle de l'intérieur de la Terre. Surnommée la "tomographie télésismique" par Dziewonski et le sismologue Don L. Anderson (1933-2014) de Caltech, dès 1984 cette nouvelle technique fut appliquée à l'étude des plumes du manteau.

La tomographie sismique consiste à mesurer les temps de parcours des ondes sismiques à leur arrivée dans diverses stations du monde. Les ondes se déplacent plus rapidement dans les roches froides que dans les roches chaudes. Ainsi, des temps de trajet plus courts sont supposés indiquer des zones de roches relativement froides et de forte densité qui s'enfoncent dans le manteau, alors que les zones à faible vitesse sont interprétées comme indiquant des roches chaudes et de faible densité qui remontent des profondeurs, comme le seraient les plumes du manteau. Les chercheurs les traduisent en cartes de zones d'upwelling (courant ascendant ou remontée de magma) et de downwelling (courant descendant ou plongée de magma), qui pourraient les aider à améliorer notre vision de l’intérieur de la Terre et répondre à des questions ouvertes de longue date sur les cellules convectives qui contrôlent le mouvement des plaques, notamment si le manteau est entièrement convectif ou seulement le manteau supérieur.

Toutefois, la corrélation entre la vitesse des ondes sismiques et la température de la roche présente un inconvénient majeur : les différences minéralogiques et chimiques dans la composition d'une roche peuvent également affecter la vitesse sismique, tout comme la présence de roches partiellement fondues. Déterminer si les zones à faible vitesse représentent des différences thermiques, physiques ou de composition dans le manteau est devenu un débat en soi.

L'une des plus grandes zones présentant une faible vitesse de cisaillement (pour les ondes S) s'étend en diagonale de l'extrémité sud de l'Afrique vers la région de l'Afar, au nord-est de l'Afrique. Il existe une autre zone similaire sous le Pacifique. Ces deux grandes zones sont appelées les "Grandes Provinces à Faible Vitesse de Cisaillement" ou LLSVP (Large Low-Shear-Velocity Provinces), qu'on surnomme en français les "superplumes" ou "superpanaches". Les LLSVP sont gigantesques et représentent environ 8% du volume du manteau.

Si les LLSVP ralentissent les ondes sismiques, on ignore si c'est en raison de leur température plus élevée ou de leur composition différente de celle du manteau. Dans tous les cas, leur nature ne peut pas être déterminée par tomographie. Selon Gillian Foulger, géophysicienne à l'Université Durham en Angleterre et ancienne collaboratrice d'Anderson, "ces méthodes révèlent la structure sismique du manteau. Elles ne révèlent pas la structure géologique. Ce sont deux choses différentes". Pour connaître la composition des LLSVP, il faut analyser des laves provenant du manteau (à 2750 km de profondeur) qu'on ne trouve qu'aux abords des volcans.

Nous verrons à propos de la formation de la Lune, qu'en 2021 le géophysicien Qian Yuan de l'Université d'Arizona et ses collègues ont proposé que les LLSVP présenteraient une composition spécifique et seraient les vestiges de la collision de Théia avec la Terre survenue il y a plus de 4.5 milliards d'années au cours de laquelle des fragments de Théia se sont enfoncés dans le manteau de la Terre. Actuellement, c'est une hyphothèse et on cherche des preuves pour la valider.

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, plusieurs projets - parmi lesquels SWELL (Seismic Wave Exploration of the Lower Lithosphere) et PLUME (Plume-Lithosphere Undersea Mantle Experiment) - ont déployé des sismomètres au fond de l'océan pour tenter de répondre aux questions concernant la structure de la lithosphère et du manteau sous l'archipel d'Hawaï. Mais les études sur les plumes du manteau ont abouti à diverses conclusions, souvent contradictoires. Certains critiques du modèle des plumes se sont alors demandés si Hawaï ne serait pas plutôt le résultat de processus purement lithosphériques.

A voir : Don L. Anderson - National Medal of Science 1998

Les plumes sont-elles réelles ?

Pour reprendre une expression utilisée quand on veut confronter un pseudo-phénomène aux faits, avec le recul on peut effectivement se demander si les plumes sont réelles ou s'il ne s'agit pas plutôt d'un concept voire d'une utopie ? Parmi les critiques de cette théorie, Don L. Anderson, ainsi que des dizaines de collègues dont Foulger citée plus haut, ont exposé au début des années 2000 l'hypothèse alternative que le modèle des plaques correspondait davantage à la plupart des observations recueillies à ce jour.

Coupe schématique de la Terre comparant le modèle des plumes à celui des plaques tectoniques. Document D.L.Anderson et al., (2005) adapté par l'auteur.

Selon Foulger, bien que Morgan ait initialement présenté les plumes du manteau comme une hypothèse, au fil du temps le fait qu'il s'agit d'une hypothèse - et non d'un fait - a été oublié. Aucune plume n'ayant encore été découverte pour satisfaire tous les critères actuellement attribués à ce type de processus, l'hypothèse est devenue trop souple, avec des adaptations ad hoc pour expliquer tous les cas de figures.

Ainsi, dans les années 1990, des analyses pétrologiques et géochimiques ont révélé que les basaltes provenant a priori d'une plume présentaient une gamme de signatures géochimiques beaucoup plus large qu'on ne le pensait initialement, y compris les rapports isotopiques de l’hélium des matériaux lithosphériques et du manteau peu profond appauvris. Cela incita les partisans du modèle des plumes à suggérer que la source de la plume du matériau appauvri pourrait être des plaques du manteau supérieur s'enfonçant dans le manteau profond et remontant par des plumes préexistantes.

Lorsque l'analyse paléomagnétique révéla que le volcanisme du point chaud hawaïen avait migré et changé de direction au cours du temps et qu'il n'était donc pas figé, certains chercheurs ont suggéré que les plumes se déforment par convection dans le manteau et ne seraient donc pas là où elles étaient attendues. Ce "vent de manteau" a également été invoqué pour expliquer la courbure de la chaîne hawaïenne et l'absence de progression dans les autres chaînes d'îles.

Selon Foulger, "on a proposé que les plumes proviennent de presque toutes les profondeurs, s’élèvent verticalement ou s’inclinent, s’écoulent latéralement sur de longues distances, possèdent des conduits étroits ou larges, n’ont pas de tête de plume, ni une tête, ni de multiples têtes d'écoulement, sont de courte ou de longue durée, accélérent ou ralentissent, ont une source soit épuisée, soit enrichie, ou les deux, et ont un rapport He-3/He-4 élevé ou faible." (G.Foulger et al., "Geoscientist", 2003).

Foulger n'était pas seule à penser que l'hypothèse devenait trop générale et donc inadéquate. Dans une lettre adressée la même année au rédacteur en chef de la revue "Geoscientist", le sismologue Seth Stein de l'Université Northwestern écrivait : "Je ne blâmerais personne pour l’état de la pensée… concernant les points chauds et les plumes du manteau, sauf nous-mêmes. Comme le dit le dicton de Pogo, "Nous avons rencontré l'ennemi et il s'agit de nous"."

Stein ajouta qu'en "absence de tout autre modèle clair", la communauté des géoscientifiques avait accepté "des idées très vagues sur les plumes" et lui avait permis de devenir "l'hypothèse nulle" (sur le plan statistique) d'un volcanisme anormal. Il nota que, bien que l'hypothèse ait initialement comporté des critères rigoureux - par exemple, la présence d’une zone à faible vitesse, de chaînes d’îles évoluant en fonction de l’âge et de quasi-fixité - la science avait progressé au point où "les plumes ne doivent pas rencontrer de test particulier. L’hypothèse fonctionne donc toujours avec les modifications appropriées spécifiques au site, mais de plus en plus souvent ne nous dit rien et ne prédit rien, en particulier concernant les structures formées dans le passé. Cependant, il est plus difficile de donner des explications simples."

Le modèle de la plume appliqué à l'archipel d'Hawaï. Documents Joel E. Robinson/USGS adaptés par l'auteur.

Au milieu des années 2000, plusieurs chercheurs ont tenté de réviser ce modèle en proposant une nouvelle définition de la plume, à savoir une instabilité thermique avec une grosse tête bulbeuse chauffée par le noyau, émergeant du bas du manteau et suivie d'un queue étroite (cf. I.H.Campbell, "Chemical Geology", 2007). Mais la majorité des problèmes sont demeurés sans réponse.

Le modèle des plaques pour Hawaï ?

L'un des principaux points soulevés par les critiques du modèle des plumes est que cela suppose que deux types indépendants de convection thermique fonctionnent dans le manteau - l'un associé à la tectonique des plaques et l'autre provoquant un volcanisme de point chaud. Il est beaucoup plus probable, disent-ils, que seul un type - celui associé à la tectonique des plaques - est à l'œuvre et qu'il ne produit pas de remontées étroites (upwellings).

En 2014, Anderson et James Natland, géochimiste à l’Université de Miami, ont écrit dans les "PNAS" que le principe de flottabilité d'Archimède et les lois de la thermodynamique dictaient que, sur une planète en refroidissement, "la convection est composée de larges downwellings et upwellings  (des courants descendants et ascendants), le contraire exact des hypothèses" du modèle des plumes du manteau. "Les points chauds tels que Hawaï, Samoa, l'Islande et Yellowstone sont dus à un choc thermique dans le manteau peu profond, conséquence du refroidissement de la Terre."

Les deux théories diffèrent donc sur la source du magma sur des sites de volcanisme anormal. Au lieu de transporter des matériaux du manteau profond jusqu'en surface, le modèles des plaques suppose que la chimie et le volume des laves dépendent du type de roche du manteau et de sa capacité à fondre. Selon Warren Hamilton, géophysicien à l'École des Mines de Golden, au Colorado, "l'asthénosphère est généralement proche de sa température du solide, elle est donc capable de fondre partout où elle est dépressurisée par extension."

A gauche, les volcans Kilauea (au sud) et Mauna Loa (au nord), deux volcans rouges actifs sur l'île d'Hawaï. Il s'agit d'une mosaïque en fausses couleurs de photos LRG prises par l'instrument ETM+ du satellite Landsat 7 entre 1999 et 2001. A droite, schéma du modèle des plaques appliqué à l'archipel d'Hawaï. Documents EO/NASA/Landsat et T.Lombry inspiré de "The Dynamic Earth".

Selon Hamilton, Hawaï est un exemple parfait : "Plutôt que le résultat d'une plume remontant du manteau, il s'agit d'une fissure d'extension qui se propage au milieu de la plaque Pacifique qui subduit ensuite sous le Japon à l'ouest et plonge sous les îles Aléoutiennes au nord plus rapidement qu'elle ne s'étend à l'est du Pacifique. La zone de fissure se déplaçant vers le sud-est de l'Empereur hawaïen est le résultat des tensions d'extension situées près de la ligne médiane du Pacifique Nord, entre la subduction sous les systèmes asiatiques d'un côté et les systèmes américains de l'autre."

Ce n'est pas une coïncidence, ajoute-t-il, que le célèbre coude composé de montagnes sous-marines de la chaîne Empereur-Hawaï - autrefois attribuée à un changement soudain de 60° dans la direction de la plaque alors qu'elle dérivait sur un point chaud - traverse la faille transformante de Mendocino. "Cette faille marque un changement de 30 millions d’années dans l’âge de la lithosphère, ce qui représentait un énorme changement d’épaisseur et des propriétés... il y a 47 millions d’années. Cela exige que le changement [qui a créé la courbure de la chaîne] ait été contrôlé du haut, pas du centre de la Terre."

Dans un essai publié en 2008, Hamilton et Anderson ont appelé le modèle des plumes "la science zombie" - une hypothèse qui, malgré des preuves contradictoires et le manque de preuves à l'appui, ne mourra jamais.

Selon Hamilton, les plumes du manteau sont devenus un dogme que peu de chercheurs sont prêts à contredire dans un domaine où il faut publier ou périr, en particulier en période de restrictions budgétaires. Ceux qui devraient questionner cette théorie sont les "jeunes Turcs", dit-il, mais ils doivent d’abord apprendre, de même que le grand public, qu'il existe des alternatives à ce qu'ils ont pu apprendre à l’école.

Ceci dit, le modèle des plumes est plus qu'une "hypothèse nulle" comme la qualifia Stein car il explique plutôt bien l'évolution de la chaîne Empereur-Hawaïen comme le démontra l'équipe de Kevin Konrad dans un article publié dans la revue "Nature Communications" en 2018.

Comment peut-on départager la théorie des plumes de celle des plaques quand le sujet d'étude est si difficile à observer ? En simulant les processus géophysiques sur des superordinateurs.

Les superordinateurs au service des géophysiciens

Les progrès technologiques continuent d'améliorer la résolution de notre représentation de l'intérieur de la Terre, mais le désaccord subsiste quant à ce que nous regardons. Dans un article publié dans la revue "Nature" en 2015 (cf. la version PDF), Scott French, chercheur en informatique au centre NERSC du Lawrence Berkeley National Laboratory du DoE et la sismologue Barbara Romanowicz travaillant au Collège de France et à l’Université de Californie à Berkeley, ont décrit l'élaboration du modèle le plus détaillé à ce jour de la structure du manteau dont une simulation est présentée ci-dessous à gauche.

Cette nouvelle image de la structure du manteau terrestre est le résultat d'un modèle développé par French et Romanowicz à l'aide de l'inversion de forme d'onde - qui, à l'instar de la tomographie sismique classique, repose sur une technique similaire à la régression statistique utilisée pour ajuster au mieux les points de données sur une ligne ou une courbe. Mais leur modèle diffère dans la manière dont il utilise les données sismiques.

Selon French, "la différence entre ce que nous faisons et ce que font la plupart des chercheurs est qu'au lieu d'utiliser les heures d'arrivée des ondes sismiques spécifiques comme données, nous utilisons l'ensemble de l'enregistrement de la forme d'onde sismique."

Représentations par tomographique tridimensionnelle des vitesses de cisaillement des ondes sismiques sous la région centrale du Pacifique. Selon les auteurs, le modèle tomographique du manteau de la Terre permet d'identifier des houles de matériaux potentiellement chauds de 5000 km de large dans le manteau inférieur, confirmant l’existence des plumes. Documents S.French et B.Romanowicz (2015).

Les chercheurs ont utilisé 3 millions d'heures de temps de calcul sur un superordinateur massivement parallèle pour affiner leur modèle des régions rapides et lentes, interprétées comme des zones chaudes et froides du manteau jusqu'à ce que le modèle puisse simuler avec précision les résultats d'un sismogramme. Cela correspond aux résultats réels de 273 séismes importants survenus sur une période de 20 ans (1995-2015).

Selon French, les modèles tomographiques précédents étaient confrontés à des contraintes informatiques qui nécessitaient une simplification de la physique au point de perdre des informations. "Les superordinateurs nous permettent de traiter la physique plus précisément pour contourner ces obstacles traditionnels."

Le modèle tomographique tridimensionnel, similaire à un scanner médical (CT Scan), a révélé de grandes houles de ce qui est probablement du matériau du manteau chaud mesurant environ 1000 km de large, ce que les chercheurs interprètent comme des plumes émergeant des zones situées à la limite noyau-manteau avec des vitesses sismiques fortement réduites puis qui se dissipent dans des zones plus grandes pouvant atteindre 5000 km de large et présentant des vitesses anormalement faibles.

Selon French, "les modèles tomographiques précédents ont suggéré l'existence de plumes, mais il était difficile de dire sans équivoque qu'elles étaient là. Avec notre modèle, vous pouvez dire Oui, c'est vraiment une plume."

Dans ce modèle, des plumes ont été identifiées sous Hawaï et en Islande, mais pas sous Yellowstone. Quelques-unes des structures présentées dans le modèle s'élèvent dans le manteau supérieur - sous l’île de Pitcairn, par exemple - mais la plupart n'atteignent pas 1000 km de profondeur.

Selon Romanowicz : "[les plumes] commencent à s'amincir dans la partie supérieure du manteau et serpentent et dévient. Ainsi, alors que les sommets des plumes sont associés à des volcans de points chauds, [les bases des plus grosses plumes] ne sont pas toujours situées à la verticale des points chauds."

Selon French les restes de plumes dans le manteau supérieur "seraient trop étroites pour être détectées, même avec les techniques que nous utilisons, qui sont limitées en résolution locale du fait que nous réalisons une imagerie du manteau entier".

A voir : Origins of Volcanic Island Chains, UCB, 2015

Une plume sous un autre nom ?

Le langage joue un rôle dans le débat sur l'existence des plumes du manteau et n’est pas étranger aux arguments sémantiques des chercheurs. En effet, dès 1973, quelques années seulement après que William J. Morgan eut suggéré pour la première fois l'hypothèse des plumes, un chercheur lui demanda en quoi ces derniers différaient considérablement des modèles convectifs normaux déjà suggérés par la tectonique des plaques : "il serait très utile d'expliquer, en termes significatifs pour les géophysiciens, en quoi les images géologiques conventionnelles du magma émergeant diffèrent de la "plume thermique." "

Bien que ce que Scott French et Barbara Romanowicz ont découvert puisse ne pas ressembler à une plume traditionnelle, selon French, les structures identifiées pourraient être liées à de vastes zones à faible vitesse de cisaillement, également appelées superplumes : "ces [zones à faible vitesse] sont étroitement juxtaposées à l'endroit où nous voyons ces plumes".

Mais si les plumes représentent réellement les différences de température, elles montrent que la convection reste inconnue. Selon la vision sismologique classique, les faibles vitesses des ondes de cisaillement indiquent un matériau plus chaud, mais comme nous l'avons expliqué elles peuvent aussi être causées par des différences de composition, ce qui expliquerait également les grandes largeurs (~5000 km) des plumes et leur stabilité à long terme. Bref, la question de l'existence des plumes est toujours à l'étude.

Première preuve de l'existence d'une plume mantellique

En 2019, l'équipe de Sanni T. Turunen du Musée Finois d'Histoire Naturelle qui dépend de l'Université d'Helsinki publia dans la revue "Lithos" les résultats des analyses géochimiques et isotopiques de laves picrites provenant de la rivière Luenha et des zones adjacentes au Mozambique.

Les picrites de Luenha représentent un type de picrites jusqu'alors inconnu, apparenté à la Grande Province Ignée du Karoo (Karoo LIP) qui se distinguent par leurs teneurs particulièrement faibles en TiO2 (0.3 à 1.0% en poids), des couplages Nb/Y élevés avec de faibles taux de Zr/Y et Sm/Yb. Selon les chercheurs, "le CaO relativement élevé et le Zn/Fe faible indiquent que cette lave provient du manteau péridotitique."

A gauche, affleurement de laves picrites le long de la rivière Luenha au Mozambique. A droite, des cristaux d'olivine photographiés en lumière polarisée. On retrouve ce minéral aux côtés des pyroxènes (par ex. l'augite) dans la péridotite, une roche magmatique (plutonique) ultramafique intrusive. Documents S.T.Turunen et al. (2019).

Les rapports des éléments incompatibles[1] sensibles à la contamination (par exemple Na et K) montrent que l'écoulement de lave n'a probablement pas été contaminé par la croûte et sa composition suggère une source mantellique avec des rapports d'éléments incompatibles primitifs semblables à ceux du manteau et des rapports isotopiques légèrement appauvris (87Sr/86Sr = 0.7041 et εNd = +1.4 à 180 Ma).

Les masses fondues primaires de picrites de Luenha présentent des teneurs en MgO comprises entre 13 et 21% en poids. Sur base d'une teneur moyenne de 18%, les chercheurs estiment que la composition de masse fondue primaire ressemble à la fonte expérimentale de péridotite du manteau fertile à 3-4 GPa et indique une température de liquidus de 1445-1582°C.

Des similitudes géochimiques suggèrent que les picrites de Luenha ont été générées à partir du même réservoir globalement primitif issu du manteau qui produisit le volume principal de basaltes d'inondation du Karoo qu'on retrouve dans les bassins du Karoo, du Kalahari et du Zambèze.

Les chercheurs proposent que "les picrites de Luenha proviennent d'une source issue d'une plume mantellique chimiquement primitive qui aurait émergé avec une faible vitesse de cisaillement et qu'une telle émergence aurait pu être la source de magma la plus importante dans la LIP du Karoo." Il s'agirait donc de la première preuve attestant l'existence d'une plume du manteau.

Qu'enseigne-t-on aux étudiants ?

Sachant que le sujet est controversé, le modèle des plumes est-il enseigné ? A l'université, dans les cours élémentaires de géologie du premier cycle, généralement la controverse des plumes est évoquée mais elle n’est jamais débattue en tant que telle. Certains professeurs disent simplement que cela fait encore l’objet d’un débat. Généralement les professeurs ne vont pas dans les détails car cela dépasse de loin le cadre des cours de base universitaires.

Seth Stein précité résume toute la difficulté d'enseigner. Il enseigne à ses débutants en géologie que l'hypothèse des plumes pour les îles hawaïennes est une explication "séduisante" mais qui reste "controversée" car les données ne correspondent pas toujours à certaines prédictions. Il dit notamment à ses étudiants qu'il est encore difficile de savoir si les points chauds sont causés par des plumes situées à la limite noyau-manteau, par un volcanisme localisé dans le manteau supérieur ou par l'un de ces processus opérant à des endroits différents. Selon Stein, "Je pense que la façon dont les gens abordent le sujet en classe varie en fonction de la philosophie de l'enseignement. Certains d'entre nous essayons de discuter de sujets non résolus pour motiver les jeunes dans la science. Après tout, si tout est connu, pourquoi en parler ?"

Pour plus d'informations

Institut de Physique du Globe de Paris (IPGP)

La tectonique des plaques, M.Sedan

Cours - Tectonique des plaques : Première S

USGS

Mantle plumes, site maintenu par G.Foulger

The Dynamic Earth, USGS

NERSC, LBNL.

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[1] On appelle élément incompatible un élément mineur ou en traces qui se concentre dans la phase liquide lors d'équilibres entre un solide cristallisé et un magma au cours de processus de fusion ou de cristallisation (sous-entendu "incompatible" avec les réseaux cristallins des phases minérales). À l'inverse, les éléments compatibles se concentrent dans les phases minérales dont le réseau peut les incorporer. Cette notion est, bien sûr, dépendante des minéraux impliqués. Par exemple, si l'on raisonne sur le couple Rb et Sr, tous deux sont incompatibles avec les phases minérales mantelliques (principalement olivine et pyroxènes), mais Rb est plus incompatible que Sr, ce qui entraîne un fractionnement entre ces deux éléments lors de la fusion du manteau : le rapport Rb/Sr augmente dans le magma primaire mais diminue dans le résidu solide de fusion, par rapport au solide de départ. En nrevanche, lors de la cristallisation fractionnée de plagioclase, Rb est incompatible tandis que Sr est compatible vis-à-vis de ce minéral dont la cristallisation peut donc fortement fractionner le couple Rb-Sr. Ces fractionnements élémentaires ont, avec le temps, des conséquences isotopiques importantes Lire sur le site de l'ENS Lyon, "Le degré de fusion partielle" dans le chapitre sur Les magmas primaires basaltiques issus de la fusion du manteau.


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