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Le trou noir

La plupart des trous noirs actifs se caractérisent par un disque d'accrétion très lumineux et un jet bipolaire de plasma. Document T.Lombry.

Présentation (I)

Le trou noir, celui dont on parle dans les clubs d'astrophysique et de cosmologie sans jamais le voir. L'Univers ne se résume pas aux trous noirs mais cet astre apparaît de façon récurrente dans l'Univers dès qu'un corps est soumis à un champ gravitationnel extrêmement intense.

Le trou noir marque la mort de certaines étoiles massives, il est vraisemblablement à l'origine du rayonnement de nombreuses radiosources, il participe à la composante de la matière sombre et est considéré comme l'un des seuls astres de 'Uunivers qui une fois né ne disparaît plus jamais de la scène.

Avec un tel palmarès vous conviendrez qu'il est difficile de rester indifférent en sa présence et qu'il mérite un hommage tout particulier à l'image de la "superstar" qu'il est dans tous les sens du terme.

Nous allons expliquer ces postulats et tenter de les démontrer en prenant des exemples concrets parmi les évènements qui se manifestent aujourd'hui dans l'Univers.

Le sujet étant complexe, nous aborderons les thèmes suivants dans cet article :

- Rappel historique (cette page-ci)

- La limite de Schwarzschild, l'étude des singularités, les théories alternatives et les catégories de trous noirs, p2

- Topologie et paramètres, propriétés de l'ergosphère, le taux de rotation, p3

- Les forces de marée, les TDE, les nombres de Love, p4

- Le disque d'accrétion, les QPO, la luminosité d'Eddington, p5

- Le champ magnétique autour d'un trou noir, origine et structure du jet bipolaire, la superrradiance, p6

- L'évaporation des trous noirs et le rayonnement de Hawking, p7

- Les trous noirs existent-ils ?, les phénomènes associés aux trous noirs, p8

- Les candidats au titre de trou noir, p9

- Les trous noirs primordiaux, l'expansion de l'univers et la croissance des trous noirs, les trous noirs et le principe holographique, p10.

Nous détaillerons séparément les trous noirs supermassifs et le trou noir Sgr A* situé au centre de la Voie Lactée.

Enfin, une fiction éducative intitulée "L'aventurier du trou noir" décrit de manière plus stimulante les effets auxquels un voyageur intrépide sera confronté s'il décide d'explorer un trou noir supermassif.

Rappel historique

Pour commencer, remontons aux origines de l'invention du trou noir et voyons comment les astrophysiciens en sont venus à élaborer ce concept. Cette histoire nous donnera également l'occasion de mieux comprendre la manière dont se développent les idées en sciences.

John Michell, 1783

Nous devons la première évocation du trou noir au révérend John Michell, un géologue (c'est l'inventeur de la sismologie) et astronome amateur anglais mais loin d'être un amateur par la qualité de ses travaux. Ayant bien assimilé les travaux de Kepler concernant le système héliocentrique et les trajectoires des planètes ainsi que ceux de Newton concernant la théorie de la lumière et celle de la gravitation, il émit une hypothèse audacieuse à propos de l'attraction de la lumière par les corps massifs.

A gauche, la première page de l'article de John Michell (et l'original) suggérant l'existence de "dark stars" ou "étoiles sombres". A droite, la 16e proposition.

Faisant suite à une rencontre antérieure à Londres, le 26 mai 1783 Michell envoya un article à Henry Cavendish dans lequel il exposa ses idées. En substance, il lui demanda de bien vouloir lire son article devant l'auditoire de la Royal Society de Londres dont tous deux étaient membres.

Six mois plus tard, le 27 novembre 1783, comme convenu Cavendish exposa les idées de Michell devant le prestigieux auditoire de scientifiques. Michell suggéra que "les particules de lumières étaient attirées de la même façon que les autres corps". A partir de cette hypothèse fondamentale, il formula pour la première fois le concept de trou noir :

"16. [...] si le demi-grand axe d’une sphère de même densité que le Soleil dépassait le rayon de celui-ci dans une proportion de 500 pour 1, [alors] un corps, tombant d’une hauteur infinie vers lui, aurait acquis à sa surface une plus grande vitesse que celle de la lumière, et par conséquent, en supposant que la lumière soit attirée par la même force en proportion de sa force d’inertie, comme d’autres corps, toute la lumière émise par un tel corps y retournerait, par sa propre gravité." Il appela ces corps célestes hypothétiques des "étoiles sombres" (dark stars).

Il expliquait que malgré le fait que ces corps étaient invisibles, ils devaient provoquer des effets gravitationnels décelables : "s’il arrivait que quelque autre corps lumineux tourne autour d’eux, des mouvements de ces corps tournants, nous pourrions peut-être encore déduire l’existence du corps central avec quelque degré de probabilité; cela pourrait aussi bien nous apporter une indication concernant quelques unes des irrégularités des corps tournants, qui ne serait pas aisément explicable par aucune autre hypothèse." La Royal Society publia la vingtaine de pages que représentait l'article dans ses "Philosophical Transactions" en 1784[1]. Mais la thèse de Michell restait trop abstraite et ne reçut aucun écho.

Il faut donc souligner que Mitchell avait prédit dès le départ que les "étoiles sombres", nos fameux trous noirs seraient observables à travers les effets qu'ils produisent sur leur environnement, ce qui est en soi une réelle idée de génie mais qui n'avait rien de trivial à l'époque.

Elle était d'autant moins évidente qu'à l'inverse de la grande majorité des autres découvertes faites en astronomie, les trous noirs restèrent des concepts théoriques durant plus de deux siècles avant qu'on ne les découvre indirectement à travers les premières émissions X galactiques suspectes (cf. Cygnus X-1), d'où la réticence compréhensible de la majorité des astronomes.

Pierre Simon de Laplace, 1796

Il faudra attendre 1796 pour que le marquis Pierre Simon de Laplace, mathématicien, philosophe et astronome passionné par la mécanique céleste et la gravitation redécouvre cette idée.

Pierre Simon de Laplace

Laplace écrivit dans son "Exposition du Système du Monde" : "Un astre lumineux, de la même densité que la Terre, et dont le diamètre serait 250 fois plus grand que le Soleil, ne permettrait, en vertu de son attraction, à aucun de ses rayons de parvenir jusqu'à nous. Il est dès lors possible que les plus grands corps lumineux de l'univers puissent, par cette cause, être invisibles." Laplace présentera sa thèse devant l'auditoire de l'Académie des Sciences mais ceux-ci resteront sceptiques sur les chances d'existence d'un tel objet.

Ainsi naquit le concept du trou noir mais la démonstration mathématique de Laplace semblait fantaisiste aux yeux des astronomes.

Entre-temps, les physiciens et les astronomes ont essayé de comprendre d'où le Soleil tirait son énergie. Mais à cette époque, la science était encore toute jeune, il n'existait pratiquement aucun instrument de précision, pratiquement aucun grand télescope ni de spectroscope, bref, comment imaginer la nature des corps célestes quand on ne dispose de pratiquement aucun instrument pour les observer et les analyser.... Ce sont quelques unes des raisons pour lesquelles et sans exagéré il fallut patienter plusieurs siècles pour que l'idée évoquée par Laplace éveille à nouveau l'intérêt des astronomes et des physiciens.

Cavendish et la constante de la gravitation, 1798

Inspiré par les travaux de Michell, en 1798 Henry Cavendish voulut calculer la masse de la Terre et indirectement la force de la gravitation à partir de la formule de Newton : F = Gm1m2/d2. Pour cela, il utilisa une balance de torsion sur laquelle nous reviendrons en relativité et obtient une valeur pour la constante de la gravitation G = 6.6 x 10-11 N.m2/kg2. Sa mesure était excellente compte tenu des influences que peut subir une telle expérience.

Afin d'améliorer la précision du résultat et découvrir une éventuelle variation de cette constante, le physicien hongrois Roland von Eötvös refit l'expérience en 1909, puis P.G Roll, R.Krotkov et R.H.Dicke en 1964 et plus récemment encore. Aujourd'hui, dans le système SI et aux erreurs expérimentales près, G = 6.67259 x 10-11 m3/kg.s2

La valeur de la constante de la gravitation est infime, ce qui explique qu'on ne ressente pas la force d'attraction entre deux pommiers ou deux buildings par exemple, mais à l'échelle planétaire elle devient sensible. Concrètement, vous pourrez encore vous échapper de l'attraction d'une comète ou d'un petit astéroïde si vous faites un saut violent ou courez vite mais il vous faudra développer bien plus de force et d'énergie pour vous libérer de l'attraction d'une planète. On y reviendra en astronautique.

Einstein, 1916

Le trou noir restera encore dans l'obscurité durant plus d'un siècle. Il réapparut au XXe siècle, lorsque Einstein posa les principes de la relativité générale. Ce fut une révolution intellectuelle encore plus étonnante que la physique de Newton car à partir 1916 les notions même d'espace et de temps n'ont plus été érigées en absolus mais au contraire sont intimement liées et relatives à travers le "continuum espace-temps". C'est un changement de paradigme qui comme nous le verrons entraîne dans des conditions extrêmes bien des paradoxes pour le sens commun et dont les trous noirs sont bien entendus les ambassadeurs !

Toutefois nous verrons que jusqu'en 1939 Einstein refusa de croire en l'existence des singularités.

Schwarzschild, Reissner et Nordström, 1916-1918

En 1916, Karl Schwarzschild découvrit que la théorie d'Einstein permet l'existence de singularités sphériques et statiques, immobiles, prenant le cas théorique d'une masse infinie effondrée en un point. Il calcula la courbure de l'espace-temps dans ces conditions, à savoir la distorsion du temps et le rayon minimum sous lequel la matière piégerait le rayonnement ad vitam aeternam.

Ce fameux "rayon de Schwarzschild" intervient dans tous les calculs traitant des interactions entre le trou noir et le monde extérieur. On y reviendra.

En 1918, les physiciens Heinrich Reissner et Gunnar Nordström montrèrent que lorsque la matière avait une charge électrique - matière d'origine non stellaire, sinon elle serait électriquement neutre en raison de l'attraction des charges opposées - la charge était conservée sous la forme d'un champ électrique se propageant autour de la singularité. Leur théorie aboutit au concept de trou noir de Reissner-Nordström : un trou noir chargé sans moment angulaire (sans rotation). On estime qu'il existe très peu de trous noirs de ce type.

La principale différence entre un trou noir chargé (de Reissner-Nordström) et non chargé (de Schwarzschild) est dans la solution mathématique du trou noir chargé qui, sous son horizon des évènements (voir plus loin), présente un trou de ver instable à sens unique (mais peu réaliste).

Arthur Eddington, 1924

En 1924, Arthur Eddington montra que la singularité disparaissait après un changement de coordonnées (système de coordonnées Eddington-Finkelstein). Toutefois, ce n'est qu'en 1933 que Georges Lemaître réalisa que cela signifiait que la singularité formée sous le rayon de Schwarzschild (trou noir statique de charge électrique nulle) était une singularité sans coordonnées physiques.

En géométrie, on appelle cela la singularité de coordonnées. Elle présente une métrique mais elle est inadaptée et donc apparente. Par analogie, c'est le même genre de singularité de coordonnées qui apparaît au pôles où le système de coordonnées des longitudes perd son sens.

Subrahmanyan Chandrasekhar, 1935

Puis en 1931, un jeune Indien âgé de 20 ans dénommé Subrahmanyan Chandrasekhar dit Chandra juste sorti de l'Université de Madras avec son B.A. (licence) se pencha sur le problème de la fin de vie des étoiles massives.

A cette époque, il préparait sa thèse de Ph.D. (doctorat) au Trinity College de l'Université d'Oxford en Angleterre sous la direction du physicien Ralph H. Fowler (à ne pas confondre avec William Fowler de l'article B2FH, un collègue d'Arthur Eddington). R.Fowler ne parvenait pas à résoudre le problème de la masse finale des étoiles dégénérées. En 1926, dans un de ses ouvrages, Eddington proposa la bonne solution en suggérant que "les étoiles pouvaient s'effondrer jusqu'à l'anéantissement complet" mais l'écarta aussitôt, la jugeant absurde.

Chandra développa la théorie des étoiles naines blanches sur base des lois de la jeune physique quantique et de la relativité quand il se rendit compte que R.Fowler avait négligé la conséquence de la vitesse constante de la lumière.

Subrahmanyan Chandrasekhar vers 1953. Document de l'auteur.

Chandra résolut le problème de Fowler en tenant compte des effets de la relativité restreinte et calcula l'effet de la gravité sur un astre constitué de matière dégénérée et statique. Il découvrit qu'à partir d'une masse critique de 1.4 M, aujourd'hui appelée la "limite de Chandrasekhar", il n'existait pas de solution stable.

Concrètement, cela signifiait qu'une étoile suffisamment massive pouvait s'effondrer sur elle-même, formant un puits gravitationnel sans fond; elle ne présenterait pas de masse limite supérieure. En langage d'aujourd'hui, nous dirions que les trous noirs sont le résultat de l'effondrement gravitationnel d'une étoile massive sur elle-même.

Après avoir longtemps hésité sur la signification de sa découverte, en 1935, du haut de ses 24 ans le jeune prodige à présent docteur en physique, proposa sa solution aux membres de la vénérable Royal Astronomical Society de Londres. Sa théorie alla révolutionner la manière dont les astrophysiciens considéraient jusqu'ici les trous noirs.

Du haut de son podium installé sous la grande coupole de la Royal Astronomical Society (RAS), le jeune Chandra conclut son exposé plein d'assurance : "La vie d'une étoile de masse faible doit être essentiellement différente de celle d'une étoile de masse importante [...] Pour une étoile de masse faible, le stade naturel de la naine blanche est la première étape vers l'extinction complète. Une étoile de masse importante ne peut pas passer au stade de naine blanche et il ne reste plus qu'à émettre des hypothèses sur d'autres possibilités." Chandra quitta le podium et alla s'asseoir en attendant impatiemment les réactions des éminents astrophysiciens et en particulier celle d'Eddington.

Au cours de la discussion qui suivit, Eddington s'opposa violemment à l'idée de Chandra qui sous-entendait qu'il n'existait pas de limite supérieure à la masse d'une naine blanche. Vu la réputation de l'éminent astronome, l'assemblée se rallia autour d'Eddington et des travaux de Fowler. Même Lev Landau s'y opposa. Leur principal argument était qu'un mécanisme inconnu devait arrêter l'effondrement. Cette attitude choqua Chandra au point qu'il crut un instant s'être trompé dans ses calculs.

Mais Chandra compris vite qu'Eddington avait encore des idées préconçues sur les forces régnant au sein des étoiles. Par la suite Eddington eut plusieurs discussions avec Chandra mais les deux hommes restèrent inflexibles. Chandra finit par comprendre que malgré les apparences, Eddington étant prêt à lutter jusqu'au bout pour combattre l'idée "absurde" qu'une étoile pouvait s'effondrer à l'infini.

En fait, Eddington et Laudau avaient en partie raison, ce qui explique leur opposition au résultat proposé par Chandra. En effet, une naine blanche un peu plus massive que la limite de Chandrasekhar va s'effondrer en étoile à neutrons qui est un état stable en raison du principe d'exclusion de Pauli. En revanche, Chandra avait raison quand il prédit qu'une étoile plus massive s'effondrera totalement, ce que Robert Oppenheimer démontra quelques années plus tard.

Robert Oppenheimer et Hartland Snyder, 1939

C'est alors que le phénomène d'effondrement gravitationnel sortit tout droit des équations de Robert Oppenheimer et Hartland Snyder[2]. Se basant sur un modèle idéal et simple d'étoile (sphérique, statique, sans ondes de choc internes, sans flux de rayonnement, sans variation de densité et sans pression interne) les deux physiciens démontrèrent qu'une étoile à neutrons de plus de 3 M environ (limite de Tolman-Oppenheimer-Volkoff) s'effondrerait sous le rayon critique de Schwarzschild pour les raisons expliquées par Chandra, empêchant même la lumière de s'échapper. Ils démontrèrent qu'au cours de l'effondrement, la longueur d'onde de la lumière émise par le coeur de l'étoile devenait de plus en plus longue, tirant vers le rouge et que la trajectoire de la lumière se recourbait progressivement au point de se refermer sur elle-même. Ils conclurent qu'aucune loi de la physique ne pourrait vraisemblablement intervenir pour empêcher certaines étoiles de s'effondrer : "Quand toutes les sources d'énergies thermonucléaires seront épuisées, une étoile suffisamment massive s'effondrera."

Mais probablement enchanté et trop focalisé par la démonstration de Chandra, Oppenheimer et Snyder n'iront pas jusqu'à décrire dans leur article le stade ultime de l'effondrement, celui de trou noir et de l'écrasement jusqu'à la singularité de l'espace-temps. Dans leur esprit, il était déjà problablement très étonnant de découvrir autant d'effets extrraordinaires lorsqu'une étoile approchait du rayon critique. Néanmoins, on peut considérer qu'Oppenheimer et Snyder avaient correctement décrit l'évolution ultime d'un trou noir statique de Schwarzschild. On reviendra plus loin sur cette notion. Malheureusement soit leur article passa inaperçu soit on le critiqua sous le motif qu'il était absurde de ne pas tenir compte des forces de pression. Or nous verrons que c'est justement cette pression qui accentue l'effondrement par son effet gravitationnel.

Roy Kerr, 1963

En complément, le mathématicien néo-zélandais Roy Kerr démontra en 1963 qu'une singularité conserve le moment cinétique d'une étoile en rotation qui s'effondre. Cela signifie que si une singularité tourne sur elle-même comme une toupie, elle change de forme et devient un anneau de densité infinie : c’est le trou noir de Kerr. Kerr prévoyait également une ergosphère autour de la singularité, une région dans laquelle la matière peut s'évader si elle est animée d'une vitesse proche de celle de la lumière. Retenons ces idées.

Différences entre un trou noir

de Schwarzschild et de Kerr

A gauche, simulation de la géométrie de l'espace-temps et de la structure d'un trou noir immobile comparée à celles d'un trou noir en rotation (MOV de 6.4 MB). Document NASA, Honeywell Max, Q Digital Group et Dana Berry. Au centre et à droite, impact de la lumière sur un trou noir de Schwarzschild (GIF 96 KB) et sur un trou noir de Kerr (GIF de 97 KB). Noter le décalage des fréquences (changements de couleurs) sur le trou noir de Kerr. Documents A.Cramer.

Stephen Hawking, 1963

En 1963, soit un an après avoir obtenu sa licence (maîtrise) B.S. et trois ans avant d'obtenir son PhD, le jeune doctorant en physique Stephen Hawking passionné d'astronomie et de cosmologie se rendit à Paris pour y présenter un séminaire sur les trous noirs. Dans son livre "L'Univers dans une coquille de noix" (Odile Jacob, 2001, ch.4, p113), il précise que s'était "pour y annoncer que la théorie des quanta autorisait à penser que les trous noirs ne sont pas complètement noirs; mon séminaire tomba à plat parce que presque personne à Paris ne croyait encore en l'existence des trous noirs." De plus, les Français estimaient "que ce vocable avait des connotations sexuelles équivoques [...] et avait proposé de le remplacer par “astre occlus”" en hommage à Laplace. Le terme anglais entra toutefois dans l'histoire et sera traduit mot pour mot dans toutes les langues, évitant ainsi toute ambiguïté.

Avec le recul, le terme "trou noir" traduit bien le caractère mystérieux qui recouvre cette entité : elle est à la fois cachée à nos regards au sens strict et provoque un grand impact d'un point de vue psychologique.

Rappelons qu'en 1952 Subrahmanyan Chandrasekhar fut récompensé par la médaille Bruce, la première d'une douzaine de récompenses qu'il reçut au cours de sa carrière. Félicité par le président Johnson, il reçut la nationalité américaine en 1953.

Juste retour de l'histoire, en 1962 Chandra reçutla médaille Royale de la Royal Society de Londres. Ses recherches furent couronnées en 1983, lorsqu'il partagea le prix Nobel de Physique avec William A.Fowler pour "ses travaux théoriques sur les processus physiques importants concernant la structure et l'évolution des étoiles." Voici l'exposé (PDF) que Chandra présenta à cette occasion. Chandra nous quitta en 1995 à l'âge de 84 ans.

Roger Penrose, 1965

Dans un article publié dans les "Physical Review Letters" en 1965, le mathématicien et astrophysicien britannique Roger Penrose alors au King's College de Londres montra que "les écarts par rapport à la symétrie sphérique ne peuvent empêcher l'apparition de singularités d'espace-temps." En d'autres termes, même lorsqu'une étoile est déformée, elle s'effondrera toujours jusqu'à un certain point. Il le montra en introduisant la notion de "surface piégée" (trapped surface), accompagné du schéma présenté ci-dessous au centre devenu célèbre pour analyser la topologie de l'espace-temps tout près et en dessous de l'horizon des évènements.

La surface piégée de Penrose

A gauche, en 1963 Roger Penrose proposa "d'étudier les questions asymptotiques en relativité générale (ou restreinte) au moyen d'une structure conforme de l'infini", une variété M à quatre dimensions qu'il utilisa à partir de cette époque pour étudier les trous noirs. Au centre et à droite, le schéma de Penrose proposé en 1965 et une version simplifié expliquant le “ralentissement” des fréquences aux alentours du champ gravitationnel d’un trou noir. Documents Roger Penrose et dessin adapté par l'auteur.

Contrairement à une surface ordinaire dont les rayons lumineux s' éloignent dans toutes les directions, une surface piégée est une surface bidimensionnelle fermée qui, même lorsqu'elle est déformée et n'est plus sphérique, ne permet aux rayons lumineux d'aller que dans un sens : vers la singularité centrale.

En d'autres termes, Penrose démontra que les trous noirs qu'on appelait encore des "gravitational collapses" peuvent se former dans des conditions réalistes et cachent en leur coeur une singularité où les lois de la physique cessent de s'appliquer.

Dans ce schéma de la surface piégée, Penrose a tracé la courbure progressive des rayons lumineux à mesure que l'horizon se rapproche. Cette courbure progressive est également représentée par les cônes de lumière. L'horizon des évènements se manifeste lorsque le décalage Doppler devient infini. Il équivaut à un rayon stellaire de 2GM/c2. C’est la limite de Schwarzschild. Sur l'horizon des évènements (à la limite extérieure du cylindre) la trajectoire des photons suit un cercle autour de la singularité; c'est la sphère de photons. En dessous de l'horizon interne, selon la théorie de BKL l'effondrement s'effectue dans toutes les directions de façon chaotique à une vitesse supérieure à celle de la lumière.

A gauche, sir Roger Penrose à Oxford en 1980 devant une représentation des composantes d'un trou noir (disque d'accrétion, flux magnétique et jet). A droite, illustration artistique de Roger Penrose. Documents Anthony Howarth/Science Photo Library et T.Lombry.

.Roger Penrose sera gratifié par le prix Nobel de Physique en 2020 pour ses travaux sur les trous noirs aux côtés de l'Allemand Reinhard Genzel et l'Américaine Andrea Ghez (qui ont découvert le trou noir supermassif Sgr A*).

Ensemble avec Stephen Hawking, leurs recherches furent le point de départ de nombreux travaux sur les trous noirs et l'astrophysique en général ainsi que sur la théorie du Big Bang. On y reviendra.

Qui inventa le terme "trou noir" ?

L'origine du terme "trou noir" ne fait pas l'unanimité parmi les historiens des sciences car comme d'habitude, pour simplifier les choses, les journalistes ont pris des libertés et des raccourcis pour décrire les faits, ce qui finalement nous a écarté de l'histoire telle qu'elle fut réelle vécue.

L'Histoire prétend que c'est en 1967 que le physicien John Archibald Wheeler de l'Université de Princeton dénomma "trou noir" (black hole) la singularité et l'enveloppe qui l'entoure lors d'une conférence (lecture) qu'il donna à New York en décembre de cette année.

John A. Wheeler photographié vers 1975 à l'Université du Texas à Austin par Joe McNally pour Discovery Magazine.

John Wheeler n'était pas à sa première réflexion du genre. On le connaît pour avoir dit dans le même ordre d'idée "les trous noirs n'ont pas de cheveux" et "le temps est ce qui empêche tout de se produire une seule fois" ainsi que quelques autres expressions cocasses sur lesquelles nous reviendrons.

John Wheeler qui nous quitta en 2008 à l'âge de 96 ans se rappela que ce terme lui avait été suggéré quelques semaines avant son allocution durant une autre conférence au cours de laquelle il entendit un membre du public se plaindre de l'entendre toujours répéter "...un objet totalement effondré gravitationnellement" et de s'exclamer : "Pourquoi ne l'appelle-t-il pas un trou noir ?", ce dont Wheeler s'est souvenu plus tard.

En réalité, si cet auditeur évoqua ce terme, c'est parce que lui-même l'avait lu ou entendu auparavant. En effet, en 2013 la journaliste scientifique Marcia Bartusiak qui détient un diplôme de Physique et enseigne le journalisme au MIT, également auteur de six livres renommés dont un sur les trous noirs[3] évoqua dans celui-ci sa quête sur l'origine de ce nom. Elle enquêta sur le sujet pour commémorer le 50e anniversaire des conférences sur l'astrophysique de Dallas intitulées "Texas Symposium on Relativistic Astrophysics" (elles ont lieu tous les 2 ans depuis 1963 et on célébra leur Jubilée en 2013).

Bartusiak ne fait pas référence au séminaire de Hawking à Paris en 1963. Pourquoi ? En fait, la réponse se trouve indirectement dans le livre d'Hawking, "L'Univers dans une coquille de noix" (Odile Jacob, 2001, ch.4, p113). Sachant que le terme "black hole" est populaire, Hawking ne dit nulle part qu'il utilisa ce terme lors de sa présentation mais au contraire il déclare que c'est John Wheeler qui le popularisa. On doit donc en déduire que Hawking n'utilisa peut-être pas le terme mais plutôt celui de "gravitational collapse" qu'utilisait Fred Hoyle (et Roger Penrose) dont il suivait les travaux et aurait bien aimé qu'il soit son directeur de thèse.

Extrait du magazine "Life" du 24 janvier 1964. Cliquez sur l'image pour charger l'article complet (JPG de 4.8 MB). Montage de T.Lombry.

Bartusiak découvrit que le mot "black hole" fut prononcé à Dallas en décembre 1963 : "C'était justement à l'occasion du premier symposium du Texas, quelque part, par quelqu'un." Wheeler lui-même fit un discours lors de ce symposium, mais personne ne s'est souvenu qu'il prononça ce mot à cette occasion.

Mais il est certain que quelqu'un utilisa l'expression au symposium du Texas car le terme apparut le 24 janvier 1964 dans le magazine "Life" en page 11. Al Rosenfeld, rédacteur scientifique de "Life", avait participé au symposium et utilisa le terme dans son article. Bartusiak se mis à sa recherche et Rosenfeld lui confirma qu'il avait bien entendu ce terme à ce meeting mais qu'il ne l'avait pas prononcé lui-même et ne se rappelait pas non plus de la personne qui l'avait prononcé.

Mais ce n'est pas le magazine "Life" a qui revient le mérite d'avoir imprimé pour la première fois le terme "trou noir" dans un article. En effet, cette distinction revient au journal scientifique "Science News Letter" surnommé "Science News". Le mot "black hole" circula en janvier 1964 à Cleveland, au cours d'un meeting de l'American Association for the Advancement of Science (AAAS), organisation qui publie la célèbre revue "Science".

La journaliste Ann Ewing de "Science News Letter" rapporta qu'au cours de ce meeting, les orateurs décrivirent comment le champ gravitationnel intense pouvait provoquer l'effondrement d'une étoile sur elle-même. "Une telle étoile forme alors un 'trou noir' dans l'univers", écrivit-elle dans son compte-rendu publié le 18 janvier 1964 en page 39 (Vol. 85, #3), battant d'une semaine celui du magazine "Life" comme on le voit ci-dessus.

Ainsi qu'on le constate, l'article d'Ewing liste les noms de plusieurs orateurs du meeting de l'AAAS, mais elle n'a pas identifié celui qui a prononcé le terme "trou noir". En fait, c'est le genre de chose dont parlent les scientifiques pendant la pause au bar de l'hôtel mais dont la presse n'a aucun écho.

Première apparition des "trous noirs" (black holes) dans les colonnes de "Sciences News Letter" du 18 janvier 1964 (Vol.85, #3, p39). Cliquez sur l'image pour charger l'article complet (JPG de 860 KB). Montage de T.Lombry.

Virginia Trimble, une astronome de l'Université de Californie à Irvine qui avait été présentée dans le magazine "Life" en 1962 pour son QI de 180 était présente au Jubilée de Dallas en 2013, de même que Charles Misner de l'Université du Maryland qui avait participé au symposium de 1964.

Trimble connaît mieux toutes les histoires de l'astronomie que n'importe quel expert et eut l'occasion de discuter avec Misner. Mais lui non plus ne se rappela pas qui avait prononcé ce mot. Peut-il suggéra-t-il, était-ce Hong-Yee Chiu, qui organisa la session. Avant que Bartusiak ne prenne la parole, Trimble contacta Chiu et le questionna sur ce mystère.

Et "Yes" lui répondit Chiu, "il a pu utiliser ce terme durant le meeting, mais il n'en est pas l'inventeur". Chiu expliqua à Trimble qu'il se rappelait d'un séminaire à Princeton en 1960 ou 1961 où le physicien Robert Dicke discuta de l'effondrement gravitationnel des objets. Selon Chiu, Dicke décrivit les objets "comme le Trou Noir de Calcutta" (like the Black Hole of Calcutta) une expression qui fait référence à une attaque mortelle qui eut lieu dans le quartier de "Black hole" de cette ville en 1756 qui abrite une prison. Sur les 146 défenseurs en majorité européens, seuls 23 personnes survécurent.

Bartusiak essaya de recouper cette information en contactant Martin McHugh qui travaillait sur la biographie de Dicke. Les enfants de Dicke lui dirent qu'ils se souvenaient que "lorsque quelque chose était égaré au domicile de Dicke, Dicke aurait crié, "Ah, il doit avoir été aspiré dans le trou noir de Calcutta" (Ah, it must have been sucked into the black hole of Calcutta)."

Il est donc possible que la petite expression de Dicke ait inspirée le substantif qui fut utilisé de manière informelle au symposium du Texas en 1963 puis au meeting de l'AAAS en 1964 et fut donc connu de plusieurs astronomes et physiciens théoriciens dès 1963 et peut-être même de Stephen Hawking. Mais à l'époque, il n'a pas frappé les esprits jusqu'à ce que Wheeler utilise l'expression quelques années plus tard. Selon Bartusiak, "Wheeler garde encore du crédit. Il n'a jamais dit qu'il avait inventé ce terme... Ce qui est important est qu'il a l'autorité pour donner à la communauté scientifique la permission d'utiliser le terme 'trou noir' ."

A propos du collapsar

Parallèlement au terme "trou noir", les spécialistes ont continué d'utiliser le terme anglais "collapsar" comme le montre l'article publié en 1971 par l'astrophysicien Alistair G. Cameron dans la revue "Nature". Le terme est toujours utilisé de nos jours (cf. "Nature", 2019). Selon le physicien théoricien Daniel M. Siegel de l'Université de Columbia, un collapsar - contraction des mots "collapse" et "star" - est le résultat de l'effondrement gravitationnel de tout type d'astre stellaire massif (au moins 25 M sur la Séquence principale) en rotation rapide parvenu au stade de supernova et qui implose sous forme de trou noir.  Autrement dit, il caractérise une phase de la supernova.

Un astre massif qui s'effondre émet d'intenses rayonnements dont des rayons gamma. Les astres correspondant le mieux à ce modèle sont les GRB ou "Gamma Ray Bursts", des explosions d'énergie qui durent entre quelques millisecondes et quelques secondes et comptent parmi les évènements les plus violents de l'Univers. On estime que les GRB sont soit des hypernovae comme l'a proposé Stan Woosley aujourd'hui à l'Observatoire de Lick soit des trous noirs en activité.

Un collapsar peut également être le résultat de la fusion de deux étoiles à neutrons (il peut s'agir d'une kilonova comme dans le cas de l'évènement GW170817). Selon Siegel, 80% des éléments lourds existant dans l'univers furent probablement formés par des collapsars lors de l'effondrement d'étoiles massives d'au moins 30 M.

Propriétés

Loin d'avoir un impact mystique ou dramatique sur les astrophysiciens, astronomes du visible ou de l’invisible, l'étude des trous noirs est fascinante et mérite bien le détour.

Le trou noir générique trouve son origine dans le produit final de l'effondrement gravitationnel d'une étoile. Cette évolution peut se produire pour une étoile dont le coeur présente une masse supérieure à environ 3 M, soit plus de 20 M sur la Séquence principale (cf. le diagramme H-R).

A voir : Les trous noirs, Les Deschiens

A gauche, lorsqu'une étoile massive arrive à maturité, les grandes étapes de son évolution se résument en quelques phases clés : supergéante rouge ou bleue, étoile de type solaire, étoile naine, étoile à neutrons et éventuellement le trou noir si sa masse sur la Séquence principale dépasse 20 masses solaires ce qui représente une masse gravitationnelle résiduelle voisine de 2.4 à 3 masses solaires. A droite, l'aspect d'un trou noir stellaire se profilant devant la Voie Lactée. Il apparaît telle une sphère. Autour de l'ombre (la surface noire centrale), on observe un anneau brillant situé juste avant l'horizon interne des évènements; c'est l'anneau ou sphère de photons où la lumière suit une orbite fermée autour du trou noir et à l'extérieur de laquelle elle peut s'échapper de son emprise. Selon la théorie de la relativité générale, la singularité invisible est située au centre de l'ombre et est à l'échelle de Planck. Mais selon la gravité quantique à boucle, il n'y a pas de singularité mais un espace-temps de nature quantique. Documents T.Lombry.

Plus précisément, on sait aujourd'hui qu'au cours de leur évolution, toutes les étoiles perdent jusqu'à 30% de leur masse au profit du vent stellaire. Ainsi, même une étoile de plus de 100 M peut exister sans devenir un trou noir. Il ne se formera un trou noir qu'à partir de l'instant où le noyau devenu inerte thermodynamiquement parlant franchira le seuil des 2 ou 3 M (la masse exacte d'un trou noir est encore incertaine, mais certainement inférieure à 3.2 M).

Cette faible valeur semble être une fantaisie car il existe des millions et des milliards d'étoiles entrant dans cette catégorie, mais les travaux des physiciens ont démontré que lorsque le champ gravitationnel d'une telle étoile atteint une certaine grandeur et est fortement variable, il induit des phénomènes physiques totalement nouveaux. Il est si puissant qu'il agit sur le rayonnement au point de l'empêcher de s'échapper. Cet astre singulier est parvenu à un point de non retour, c'est la "singularité de Schwarzschild"[4].

En pratique, seules les étoiles massives sont concernées par cet effondrement stellaire. Mais en théorie, si toute la masse d'un astre était comprimée dans une minuscule sphère, elle pourrait se transformer en trou noir. Ainsi, ce rayon critique serait de 2.94 km pour le Soleil et 9 mm pour la Terre ! Imaginez-vous un système binaire constitué de ces deux minuscules trous noirs : une Terre réduite à une punaise tournant à 150 millions de kilomètres d’une petite astre invisible de 3 km de rayon et froid... Un couple surréaliste ! Mais revenons à notre étoile en train de s'effondrer.

Prochain chapitre

La limite de Schwarzschild

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[1] Rev.J.Michell, Philosophical Transactions, 74, 1784, p35-57. Cet article dont voici la version originale (PDF) et la version numérisée fut réimprimé dans S.Detweiler, “Black Holes”, Stony Books, 1982. Certains auteurs datent la "publication" de cette idée en 1783. Or, comme expliqué dans le texte, l'article fut rédigé en 1783 mais fut publié en 1784. C'est un détail vraiment infime, mais étant donné que Michell est l'auteur d'une percée intellectuelle remarquable, honneur lui soit rendu pour la bonne date. Je remercie Claude Boisson, professeur honoraire de l'Université de Lyon 2 pour cette précision.

[2] J.Oppenheimer et H.Snyder, Physical Review, 56, 1939, p455.

[3] Marcia Bartusiak, Black Hole, Yale University Press, 2015. Voir également les livres référencés en dernière page de cet article.

[4] N.Birrell et P.Davies, Nature, 272, 1978, p35.


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