CHAPITRE 18

CATACLYSMES TERRESTRES DANS L'ANTIQUITÉ

 

Des cataclysmes nombreux et variés

La Terre a la particularité d'être vivante, ce qui veut dire que rien n'est figé, ni à sa surface, ni dans son intérieur, ni dans l'atmosphère et la biosphère. Le changement est continuel, le cataclysme aussi. Nous savons que l'interaction avec le milieu extérieur est permanente, notamment avec l'impactisme particulaire qui peut varier d'un jour à l'autre selon les caprices du Soleil.

Pas une seule génération depuis l'apparition d'Homo sapiens n'a pu éviter un cataclysme destructeur, que ce soit un séisme, une éruption volcanique, une inondation catastrophique, une désertification locale, la montée des eaux océaniques, ou autre. Cependant, toutes ces catastrophes ordinaires furent vite oubliées. Seuls les très grands cataclysmes avaient une chance de perdurer dans la conscience collective et de résister à l'usure du temps.

Ces très grands cataclysmes terrestres depuis 20 000 ans, quels sont-ils ? En fait, depuis l'Antiquité jusqu'à la fin de la première partie du XXe siècle, on n'avait jamais pu identifier et dater avec précision le moindre de ces cataclysmes, faute de preuves et de textes explicites. On les connaissait depuis toujours juste par leur nom : Apocalypse, Déluge, Atlantide, Ragnarök, toutes les religions, toutes les traditions des peuples anciens retenant au moins l'un de ces cataclysmes, ou un autre équivalent. Souvent ils terminaient un âge du monde dans l'imaginaire des Anciens.

La seconde moitié du XXe siècle a permis des progrès décisifs et certains cataclysmes ont pu être datés avec précision, notamment l'explosion du Santorin, axe central du catastrophisme de l'Antiquité. Ce progrès fondamental a permis de clarifier une partie des mystères du passé et d'établir une chronologie relative entre eux, impossible auparavant puisque des catastrophes très diverses se retrouvaient regroupées en une seule par la compression du temps (dans l'Apocalypse de Saint Jean, par exemple).

Les techniques de datation se sont multipliées et se sont avérées d'une précision inespérée. Ces datations anciennes optimisées ont à leur tour posé des problèmes imprévus aux historiens en bouleversant l'ancienne chronologie des différentes civilisations de l'Antiquité et de la Protohistoire, comme celle des mégalithes notamment, plus vieille de 2000 ou 3000 ans que prévu jusqu'alors.

Aujourd'hui, tous les scientifiques sont d'accord pour admettre la réalité de certains (mais pas tous) grands cataclysmes retenus par la tradition. Un seul paraît réellement d'envergure mondiale : c'est la fin de la glaciation et la déglaciation associée qui a eu des conséquences inimaginables (figure). Mais ce cataclysme a surtout été remarquable par sa durée et il ne peut être comparé à un cataclysme de quelques jours comme une éruption, de quelques minutes comme un séisme ou de quelques secondes comme un impact.

Cela nous interpelle et nous montre bien qu'un cataclysme n'a pas forcément des conséquences immédiates et qu'il peut jouer sur la durée, comme une déglaciation ou plus encore une inversion géomagnétique, peu gênante pour la Terre elle-même mais catastrophique pour la biosphère en général, et pour l'homme en particulier. Bonne leçon à méditer pour l'homme qui a introduit lui-même, et un peu inconsidérément, depuis le début de l'ère industrielle deux nouvelles sources possibles de cataclysmes, préoccupants à moyen terme : le cataclysme technologique (Tchernobyl, satellites nucléaires, chimiques et bactériologiques) et le cataclysme écologique (effet de serre, ozone).

Un événement majeur : la dernière déglaciation

La dernière déglaciation est, de loin, la catastrophe majeure engendrée par la Terre elle-même depuis 20 000 ans. Quand on fait un bilan à long terme, pourtant, il n'est pas évident que la déglaciation ait débouché sur des conséquences négatives au plan humain, puisqu'elle a contribué à la montée de l'homme préhistorique vers son niveau actuel, à travers plusieurs étapes que l'on peut qualifier, globalement, de constructives. Mais pour des générations successives d'humains, le recul obligatoire et sans cesse répété devant la montée des eaux a dû être le fléau majeur, celui qui a empêché les populations de se fixer sur les rivages océaniques, continuellement remis en cause.

Nous allons diviser l'histoire de la déglaciation en plusieurs étapes chronologiques, pour bien montrer les divers aspects successifs d'un cataclysme terrestre de très grande ampleur, mais en rappelant auparavant ce que recouvre la notion d'inondation et de déluge.

Inondations et déluges

Les plus vieux récits de l'humanité conservent le souvenir d'inondations catastrophiques, notamment sous l'appellation passe-partout de déluges. Ces inondations sont de tout temps et eurent des causes multiples. Mais certaines furent particulièrement impressionnantes et ont laissé des traces indélébiles encore visibles et exploitables aujourd'hui. Sur la terre ferme, elles sont étudiées par les géologues. Celles qui ont laissé des traces sous-marines sont étudiées par les océanographes. Car les inondations ne sont pas seulement celles dues aux précipitations ou à la colère des fleuves, elles sont aussi liées à la montée inexorable du niveau des eaux océaniques, consécutive à la dernière déglaciation générale. Les continents ont été progressivement inondés, obligeant les populations qui vivaient en bordure de l'océan à reculer progressivement au fil des générations.

Le XXe siècle a permis des observations nouvelles et fondamentales, notamment celles concernant la profondeur des fonds marins tout le long des côtes. Des surprises de taille sont apparues et ont confirmé que la géographie actuelle n'a strictement rien à voir avec celle d'il y a 15 000 ans. La Manche et la mer du Nord n'existaient pas, et surtout la mer Noire (alors lac d'eau douce) ne communiquait pas avec la Méditerranée.

On peut imaginer l'incroyable cataclysme, incompréhensible pour les contemporains de l'événement, quand l'eau en provenance des glaciers scandinaves en débâcle commença, à partir de –6700, après avoir traversé la mer Noire, à déborder vers le sud. Elle s'engouffra à travers le passage nouvellement créé par la montée des eaux, empruntant successivement le détroit du Bosphore, la mer de Marmara (dépression naturelle de près de 1000 mètres de profondeur qui fut tour à tour lac ou mer selon les époques), le détroit des Dardanelles avant de rejoindre la mer Egée.

C'est ce cataclysme que l'océanographe belge André Capart (1914-1991) a associé au déluge de Noé dans un livre extraordinaire : L'homme et les déluges, paru en 1986. Son épouse, Denise Capart, ethnologue et archéologue, a cherché les réminiscences humaines de ce drame humain tout autant que géologique qui, associé avec quelques autres de moindre importance, a laissé le souvenir de cataclysmes gigantesques causés par l'eau. Les Grecs le savaient bien : l'eau et le feu sont parfois des ennemis, responsables de la fin des âges de la nature, épisodes du monde cyclique et éternel qu'ils enseignaient, comme nous l'avons rappelé au chapitre 1.

Evidemment, d'autres déluges ont eu lieu ailleurs et à d'autres époques, causés par des cataclysmes beaucoup plus variés que l'on pourrait croire, mais il ne peut être question d'en parler en détail ici.

Le dernier maximum glaciaire

Les spécialistes des paléoclimats situent le dernier maximum glaciaire entre –25000 et –17000 ans. C'est donc à cette époque que s'est constituée la fameuse terrasse sous-marine de –110 mètres, profondeur maximale (pour le Quaternaire). Ce niveau –110 mètres a été retrouvé dans le monde entier (à quelques mètres près selon les régions). L'océan s'y est maintenu pendant plusieurs milliers d'années, comme le montre l'étude minutieuse du talus continental. C'est la grande époque du Pléniglaciaire, contemporain du Paléolithique supérieur, avec ses civilisations bien connues : le Moustérien, d'abord, puis l'Aurignacien, le Gravettien et le Solutréen.

Les masses glaciaires sont alors énormes, atteignant un volume total de près de 75 000 000 km³ contre 26 000 000 km³ de nos jours, soit quasiment trois fois moins. Cela signifie que les deux tiers des glaciers ont disparu depuis, et que parallèlement la remontée globale du niveau marin ait été de 110 mètres.

Réchauffement et montée des eaux

C'est entre –17000 et –15000 qu'eut lieu un premier réchauffement (dit réchauffement solutréen) et une première fonte des glaces les plus exposées. Parallèlement, quasi automatiquement, démarra une remontée du niveau de la mer, lente mais inexorable, qui grignota le talus continental jusque-là préservé des effets mécaniques de l'érosion marine. Ce fut aussi le début de l'exode pour les tribus qui vivaient paisiblement au bord de la mer, où ils trouvaient facilement leur nourriture grâce à la pêche de poissons et de petits crustacés.

C'est en –13500, alors que le niveau marin était à –80 mètres (il avait déjà progressé de 30 mètres par rapport au niveau plancher), que se produisit une première débâcle, dite débâcle atlantique ou Déluge de Lascaux. La déglaciation s'accéléra soudainement avec l'éclatement définitif de la calotte glaciaire qui recouvrait tout le nord de l'Europe et qui bloquait surtout toute circulation maritime dans la mer du Nord que nous connaissons. Les glaciologues pensent que le plus gros de la débâcle eut lieu en moins d'un siècle, suite à une série de cataclysmes en chaîne (l'un alimentant le suivant). Le niveau de la mer augmenta alors de près de 20 mètres en quelques années seulement, ce qui est fantastique. Ce très remarquable exemple peut être médité et transposé à l'époque future, si le glacier antarctique subit un sort analogue. Près de 20 mètres en quelques années, on voit d'ici le résultat : toutes les villes côtières disparaissent sous les flots !

Une géographie sans cesse remaniée

Après ce paroxysme étonnant par sa rapidité et son intensité jamais revue depuis, la montée des eaux se ralentit. Le seuil de –68 mètres (appelé seuil des Dardanelles et qui séparait le lac de Marmara et la mer Égée) fut atteint en –11700. C'est alors que cette mer trouva provisoirement un exutoire naturel vers le nord-est, mais elle se trouva ensuite bloquée au seuil du Bosphore infranchissable avec son altitude de –38 mètres. L'ancien lac de Marmara doubla alors de surface, devenant une mer salée entourée de rives dévastées.

Il se produisit alors une longue période de stabilisation autour du niveau –55 mètres qui dura près de 3000 ans (entre –11000 et –8000). Ce seuil est très identifiable sur tous les talus continentaux et il est même considéré comme un repère clé par les océanographes. Cette période d'accalmie, venant après plusieurs millénaires de tracas et d'insécurité permanente, fut mise à profit par les populations pour se fixer et se sédentariser puisque la superficie de leurs terres n'était plus constamment remise en cause par des modifications géographiques.

Il ne faut pas perdre de vue que la géographie avait été très sérieusement chamboulée, avec en particulier, en Méditerranée, l'ouverture de nouveaux passages maritimes importants (cruciaux mêmes pour les déplacements), notamment le détroit de Messine (entre l'Italie et la Sicile avec la formation des fameux Charybde, le tourbillon, et Scylla, le rocher) et les Bouches de Bonifacio (entre la Corse et la Sardaigne jusque-là soudées).

Avec la fin de la stabilisation à –55 mètres se termina le Tardiglaciaire, c'est-à-dire la deuxième grande phase de la déglaciation, qui a vu parallèlement l'éclosion de la civilisation magdalénienne et l'essor du Mésolithique. Ce fut l'entrée dans le Postglaciaire ou Holocène.

A partir de –8000, la mer recommença à monter lentement sur la Terre entière, et donc partout les transgressions marines entraînèrent des conséquences catastrophiques, notamment au niveau des dunes côtières qui furent souvent désintégrées. Cela tint en partie à une substantielle augmentation de la température (+ 4° en une dizaine de siècles) qui contribua à faire fondre, en plusieurs étapes, le grand glacier rescapé du maximum glaciaire qui occupait encore la Scandinavie et la Baltique. Cette fonte allait entraîner plus tard, en –6700, une véritable débâcle qui elle-même allait être la cause du seul déluge de très grande envergure dont on a gardé la trace.

Comme l'expliquent André et Denise Capart :

« Nous ne pouvons pas ignorer l'histoire de la mer Baltique, car c'est sous ces lointains horizons que s'élabore le déséquilibre des masses glaciaires qui provoquera le seul déluge de la préhistoire dont les hommes ont gardé et transmis le récit circonstancié. Nous pensons, bien entendu, au déluge de Noé. » 1

Dès –7300, les océans atteignirent le fameuse cote de –38 mètres, celle du seuil du Bosphore. Cela signifie qu'à partir de cette époque, 600 ans avant le Déluge, la mer Egée, qui avait déjà envahi le lac de Marmara à partir de –11700, commença d'envahir progressivement le lac d'eau douce de la mer Noire, la salinisant petit à petit. Partout ce fut la débâcle, notamment dans la Manche dans laquelle l'Atlantique se fraya un passage de plus en plus large et sépara définitivement la France et l'Angleterre, jusque-là riverains d'un grand fleuve Seine qui se jetait alors dans l'Atlantique.

La bipartition de –6700

C'est la période de la plus grande catastrophe terrestre recensée depuis 10 000 ans, loin devant les catastrophes cosmiques dont nous parlerons au chapitre suivant. C'est celle que les glaciologues appellent la bipartition associée à la grande débâcle du glacier scandinave. Pour la première fois depuis longtemps, les eaux froides de la mer du Nord rejoignent les eaux salées de l'Atlantique au large des Pays-Bas, pays entre tous menacé par l'océan, suite à un gigantesque raz-de-marée parti des côtes de Norvège. Celui-ci est associé à la débâcle de la partie occidentale du glacier scandinave, qui représentait le quart de la masse totale et dont on a estimé le volume à 200 000 km³. C'est un nouveau passage ouvert d'une façon irréversible qui change tout l'environnement géographique, mais aussi culturel de la région.

Signalons en passant un fait géophysique et historique très mal connu jusqu'à maintenant : l'ouverture du passage Manche/mer du Nord est contemporaine du Déluge de Noé, qui a eu lieu à l'autre extrémité de l'Europe. Les deux sont datés de –6700.

Plus à l'est, c'est la grandiose catastrophe dont nous allons parler en détail dans la section suivante : l'eau du glacier scandinave après avoir traversé une bonne partie de l'Europe, en suivant le cours des grands fleuves (le Dniepr principalement et dans une moindre mesure la Volga et le Don), et envahi la mer Noire ouverte au sud depuis peu, va se déverser pendant une année au moins dans la mer Egée qui s'en trouvera bouleversée.

Il faut savoir d'abord que le Bosphore a servi plusieurs fois de moyen de communication aquatique, d'exutoire, entre la mer Noire et celle de Marmara au cours du Quaternaire, au gré des glaciations et des déglaciations. On peut dire que le chemin était déjà tout tracé ! L'épisode de –6700 avait donc déjà eu plusieurs précédents, mais alors les hommes n'étaient pas encore là pour en attester.

Le Déluge revisité par les glaciologues et les hydrologues

Dans leur livre, André et Denise Capart, sûrs de leurs preuves et de leurs arguments que certains qualifieront de révolutionnaires, et qui racontent très en détail ce cataclysme, énigme millénaire pour les humains qui ne se contentent pas de la pseudo-vérité biblique, précisent :

« Nous allons devoir entraîner le lecteur loin de l'horizon traditionnel des pays bibliques pour qu'il puisse réaliser à quel point les différentes phases du déluge de Noé n'ont pu se dérouler que sur les bords de la mer Noire, à l'exclusion de tout autre point du globe. Le récit de la Genèse sera alors non seulement situé dans le temps et dans l'espace de manière irrécusable, mais chacun des épisodes deviendra plus crédible à la lumière des nouvelles découvertes de la science. » 2

Il faut constater que cette hypothèse colle admirablement avec les données scientifiques et qu'il revenait à des glaciologues et des hydrologues de résoudre ce mystère plusieurs fois millénaire : « Le Déluge a-t-il vraiment eu lieu ? et si oui, quand ? » Nous allons voir maintenant le déroulement des différentes phases du cataclysme et ses répercussions humaines, qui ont été si importantes que 8700 ans après nous nous en faisons encore l'écho. Avec ce progrès immense de pouvoir croire que le scénario actuellement retenu est assez proche de la réalité des faits.

Un glacier scandinave de plus en plus instable

Le Déluge ne fut qu'un épisode particulièrement spectaculaire d'un processus physique beaucoup plus global et qui démarra bien avant –6700. Depuis plus de 1000 ans, le glacier scandinave, dernier rescapé de la période glaciaire, se désagrégeait progressivement en liaison avec le réchauffement de la température. La base même du gigantesque glacier se réchauffait, ce qui permit la formation de poches d'eau de plus en plus nombreuses et volumineuses au contact du substrat rocheux qui servait d'assise et de point de fixation.

De telles poches d'eau sont les prémices de catastrophes de grande envergure. A plus forte raison pour le glacier scandinave dont le volume se mesurait encore à près de 800 000 km³, soit le cinquième de sa masse initiale. Sa fragilisation de plus en plus accélérée par l'augmentation de la température, et plus encore par la chaleur géothermique qui agissait par le dessous, décollant littéralement le plancher du glacier, ne pouvait durer éternellement. Cette fragilisation déboucha d'abord sur la partition en deux glaciers autonomes, encore accrochés pour une ultime survie à leur substrat rocheux. C'est ce que les glaciologues ont appelé la bipartition du glacier fenno-scandien. Puis arriva inexorablement le moment du point de rupture.

Dans leur livre L'homme et les déluges, qui retrace magnifiquement l'histoire de ce glacier géant, André et Denise Capart parlent de cet instant critique qui se passa dans le nord de l'Europe :

« Y eut-il des oreilles humaines pour percevoir le bruit de tonnerre de ce que les glaciologues ont appelé la "bipartition" ? Pour eux, tout s'est probablement passé dans les solitudes glacées d'un monde chaotique où s'affrontaient les forces aveugles d'une nature inhumaine. De toute façon, personne n'a dû survivre au cataclysme pour le décrire, ce qui n'empêche pas les savants de dater à un ou deux siècles près l'ultime destruction de ce qui fut la calotte glaciaire fenno-scandienne : aux alentours de l'an 6700. » 3

La débâcle de –6700

Les glaciologues qui ont étudié très en détail ce phénomène exceptionnel pensent que près d'un quart (200 000 km³) resta accroché sur les monts scandinaves et qu'un autre quart déboula vers l'ouest et atteignit les côtes de la mer du Nord (ouvrant, nous l'avons dit, le passage avec la Manche). La moitié environ de ce glacier moribond (400 000 km³) s'effondra vers l'est dans le lac Baltique (alors fermé à l'ouest), charriant, outre la glace et l'eau qui le composait, une quantité de roches décrochées du substrat sous-jacent, provoquant dans un premier temps un raz-de-marée comme la Terre n'en a pas connu depuis, haut de plusieurs centaines de mètres.

Dans un deuxième temps, l'onde de choc submergea les pays Baltes, inversant sans problème le cours des rivières qui coulaient ordinairement vers le nord. Le mur d'eau était désormais inarrêtable et son parcours a pu être déterminé avec précision. Ce furent d'abord les barrières de Minsk (en Belarus actuel) qui furent détruites et franchies, puis les marais du Pripet (à la frontière Belarus et Ukraine) et de la Bérésina (plus au nord en Belarus), deux affluents du Dniepr, le grand fleuve qui arrose l'Europe de l'Est du nord au sud. Ces marais, vestiges du cataclysme, n'ont jamais pu être totalement asséchés depuis.

Le mur d'eau qui représentait encore un cinquième de la masse initiale (soit 80 000 km³) s'engouffra ensuite dans la vallée même du Dniepr sur un front de près de 10 km, identifié avec le lit majeur du fleuve encore facilement repérable aujourd'hui, débouchant sur la mer Noire après avoir éliminé tous les obstacles sur son passage à travers les plaines de l'Ukraine.

La mer Noire et l'histoire de Noé

Le niveau de la mer Noire, qui était inférieur de 60 mètres au niveau actuel, monta alors à une vitesse vertigineuse au contact avec le mur d'eau qui alla se heurter aux monts de Cappadoce (aujourd'hui en Turquie) et d'Arménie, se frayant quelques passages entre les montagnes, repoussant l'eau des cours d'eau vers leur source.

C'est à ce moment précis qu’André et Denise Capart placent l'histoire de Noé et de son arche, histoire qui pourrait être, d'après eux, plus ou moins véridique. Poussée par le mur d'eau, à partir de la mer Noire, l'embarcation du patriarche aurait bel et bien pu se retrouver en haut d'une montagne de Turquie et d'Arménie. L'histoire du mont Ararat, qui a traversé les millénaires sans jamais trop convaincre (à part les fondamentalistes, pour qui la Bible doit se lire au premier degré) ne leur paraît pas invraisemblable. Bien sûr la légende a embelli l'histoire, mais Noé (ou un autre) pourrait être un rescapé du cataclysme de la mer Noire, lui même consécutif à la débâcle du glacier scandinave.

C'est la première fois que la légende biblique trouve sa place dans une version scientifique d'un déluge. L'histoire pourrait donc remonter en fait à –6700, c'est-à-dire à une période beaucoup plus ancienne que les –4000 du déluge de Sumer et a fortiori que les –2348 de la Genèse. Ce n’est pas très surprenant en fait. Tout montre que le mythe écrase le temps et certains événements de l’histoire ancienne devront peut-être être nettement reculés dans le temps. Croire que toutes les dates actuellement retenues sont définitives relève de l’utopie.

La tradition orale a probablement permis le transfert de l'histoire d'un rescapé du Déluge d'une civilisation à une autre dans tout le Bassin méditerranéen et dans tout le Proche et le Moyen Orient. C'est donc au fil des siècles que certaines variantes, adaptées au milieu local et à la mythologie régionale, auraient pu voir le jour et supplanter l'histoire originale.

Terminus : mer Égée

Mais bien sûr l'histoire du raz-de-marée d'origine glaciaire ne s'arrête pas à la mer Noire et à Noé (dont l'épopée ne fut qu'un épiphénomène tout à fait marginal), et nous allons voir la fin du périple pour ces kilomètres cubes d'eau douce qui ont fait le voyage Scandinavie-mer Égée en quelques jours ou quelques semaines.

Par contre, la totalité du flot en provenance du nord mit probablement plus d'une année à s'écouler totalement, laissant sur son passage des régions totalement dévastées, des populations anéanties et à plus long terme une géographie transformée. Ainsi on pense que la superficie de la mer Noire (qui est aujourd'hui de 420 000 km²) a pu augmenter d'un tiers et son niveau de 60 mètres en quelques mois seulement.

Très rapidement le seuil d'Istamboul fut atteint et la mer de Marmara fut inondée à son tour. Il faut savoir que le Dniepr à l'époque de la débâcle glaciaire déversait près de 80 km³ d'eau par jour, ce qui est tout à fait considérable, alors que le détroit du Bosphore n'en laissait passer que 30 km³. Donc, bien que le Bosphore ait servi de déversoir naturel, la mer Noire continua de monter, inondant sans cesse des côtes autrefois à sec. Quand elle atteignit la cote +80 mètres, par rapport à son ancien niveau, l'eau put s'écouler par un deuxième exutoire vers le sud : la vallée de Sakariah située à 100 km à l'est du Bosphore, avant de rejoindre le golfe d'Izmit, extension est de la mer de Marmara. Ainsi celle-ci subit à son tour un sort analogue à la mer Noire, voyant sans cesse son niveau monter.

Laissons la conclusion à André et Denise Capart :

« Il faudra des mois, voire des années, pour que l'eau douce ainsi stockée se déverse dans la Méditerranée et établisse le fragile équilibre de leurs niveaux respectifs. Mer Noire et mer Egée sont enfin reliées par deux détroits qui dressent une barrière symbolique mais définitive entre l'Asie Mineure et le monde balkanique. » 4

Une géographie nouvelle issue du Déluge

La géographie de la mer Égée a été transformée très rapidement, phénomène si étonnant pour les Anciens que plusieurs textes de l'Antiquité le relate, rapportés notamment par Hérodote (484-420) et Diodore de Sicile (90-20) qui vécut à l'époque des derniers soubresauts de ces changements du niveau de la mer.

Relisons ce texte important de Diodore, concernant les habitants de Samothrace, une île grecque du nord de la mer Egée dont la surface aujourd'hui est de 180 km², mais qui était beaucoup plus grande il y a quelques milliers d'années.

« Les Samothraces racontent qu'avant les déluges qui ont frappé les autres nations, il y en avait eu, chez eux, un très grand par la rupture de la terre qui environne les Cyanées et, par suite, de celle qui forme l'Hellespont. Le Pont-Euxin, c'est-à-dire la mer Noire, n'était alors qu'un lac tellement grossi par les eaux des fleuves qui s'y jettent qu'il déborda, versa ses eaux dans l'Hellespont et inonda une grande partie de l'Asie. Une vaste plaine de la Samothrace fut convertie en mer. C'est pourquoi, longtemps après, quelques pêcheurs ramenèrent dans leurs filets des chapiteaux de colonnes de pierre, comme s'il y avait eu là des villes submergées. Le reste des habitants se réfugia sur les lieux les plus élevés de l'île. Mais la mer continuant à s'accroître, les insulaires invoquèrent les dieux et sauvés du péril, ils marquèrent tout autour de l'île les limites de l'inondation et y dressèrent des autels où ils offrent encore de nos jours des sacrifices. Il est donc évident que Samothrace a été habitée avant le Déluge. » 5

On voit à travers ce texte, récit des conséquences locales d'un cataclysme vieux de plusieurs milliers d'années, combien les effets du Déluge avaient alarmé les habitants de l'époque. Ils durent supplier les dieux pour être sauvés de la destruction totale.

Diodore ne contestait pas l'authenticité du Déluge (le vrai et pas ses ersatz qui furent multiples durant les millénaires suivants), ni son ancienneté, car il était persuadé que ce grand cataclysme avait marqué la fin d'un des âges du monde dans un passé déjà conséquent. Il ne faut pas oublier que plusieurs philosophes penchaient pour un Univers vieux de plus de 10 000 ans, période durant laquelle le Déluge trouve sa place sans problème. Pour en revenir au texte cité plus haut, il faut aussi noter son commentaire très intéressant sur les îles Cyanées. Leur isolement remontait au cataclysme de –6700, car auparavant, au niveau –38 mètres dans la mer de Marmara, elles faisaient partie intégrante de l'Asie Mineure.

Hérodote, quatre siècles plus tôt, parlait des îles Cyanées comme des îles flottantes ou îles noyées car comme elles étaient très basses sur l'eau, elles furent tour à tour apparentes ou submergées au fil des siècles selon la fluctuation quasi continuelle du niveau de la mer de Marmara.

On sait que la mer Égée fut particulièrement tributaire du niveau des eaux marines, leur montée isolant certaines îles et réduisant la superficie d'autres, surtout sur la côte asiatique. Chaque cartographie de la région était obligée de prendre en compte les nouvelles transformations.

Une multitude de déluges locaux partout dans le monde

Nous avons insisté sur le Déluge de Noé, version glaciologues (beaucoup plus crédible que les diverses versions mythologiques), car il nous montre quelques conséquences géographiques et humaines d'une déglaciation importante et de sa phase ultime la débâcle. Cette débâcle a eu lieu bien souvent sous d'autres cieux que la Scandinavie. De très nombreuses observations ont montré que l'Amérique du Nord a particulièrement souffert de la dernière grande glaciation et aussi de la déglaciation qui a suivi. Souvent des débâcles ont découlé sur des cataclysmes en chaîne : raz-de- marée, destructions de cordons littoraux, inondations, décimations de populations humaines et animales, géographie transformée.

Plusieurs livres ont été consacrés aux divers déluges recensés dans les mythologies du monde entier, et il est indéniable que tous les continents ont été confrontés à des cataclysmes dont l'eau était le principal responsable. Les récits concernant ces déluges sont extrêmement variés, et parfois poétiques car souvent le mythe en rajoute au cataclysme lui-même. On les regroupe en cinq grandes familles : l'eau des glaciers, l'eau du ciel, l'eau des fleuves, l'eau de la mer et les raz-de-marée. Nous allons dire quelques mots des quatre familles dont nous n'avons pas encore parlé.

l'eau du ciel. A priori, le déluge vient du ciel : pluies exceptionnelles durant plusieurs jours ou plusieurs semaines, liées parfois à la mousson ou à des orages tropicaux. Des contrées entières peuvent être dévastées. Mais il ne faut pas perdre de vue que dans certaines régions il s'agit d'un acte naturel positif, notamment en Inde où la mousson est assimilée à un renouveau. Le déluge est à la fois force de destruction et de création. L'un des fondements de la philosophie bouddhiste est celui-ci : « De la vie naît la mort, de la mort naît la vie ». Le déluge biblique, d'après les textes eux-mêmes, est de cette nature : il a plu pendant quarante jours et quarante nuits et cette pluie diluvienne a tout inondé, tout détruit.

l'eau des fleuves. Tout le monde a en mémoire le souvenir de crues catastrophiques. Ces crues devaient être encore bien pires à l'époque où les cours de grands fleuves n'étaient pas canalisés, notamment en Chine, où au fil des siècles des millions de personnes moururent victimes d'inondations phénoménales qui noyèrent des régions entières. Le déluge de Sumer et son ersatz babylonien seraient de cette nature, liés à une inondation catastrophique de l'Euphrate vers –4000 d'après l'étude des alluvions remontant à cette époque.

l'eau de la mer. Nous parlons ici des inondations dues à la rupture de barrages naturels comme ceux qui ont dévasté à plusieurs reprises des pays côtiers, comme les Pays-Bas, qui sont à fleur d'eau. Des tempêtes, associées à des grandes marées et à une mer déchaînée, ont entraîné maintes fois la rupture de cordons littoraux, parfois impressionnants mais extraordinairement fragiles s'ils ne sont pas suffisamment stabilisés. En quelques jours seulement, la mer a pu gagner définitivement plusieurs milliers de kilomètres carrés sur des terres auparavant émergées. Ce genre de cataclysme a dû être très fréquent durant la longue période (plusieurs milliers d'années) de la montée des eaux océaniques qui se trouvaient forcément de temps à autre en présence de nouveaux obstacles, obstacles provisoires qu'elles "avalaient" quand le point de rupture était atteint.

les raz-de-marée. Ils sont parfois liés à des éruptions volcaniques, mais surtout à des séismes dans les régions côtières, frontières de plaques tectoniques. Les vagues ainsi créées peuvent dépasser couramment la dizaine de mètres (parfois même beaucoup plus) et avoir une force prodigieuse. Dans cette catégorie de déluges, on place surtout le déluge de Deucalion qui date de vers –1500 et que l'on associe au raz-de-marée grec consécutif à l'explosion du Santorin. Il est bien sûr également lié au fantastique raz-de-marée, haut de près de 200 mètres, ce qui reste exceptionnel, et qui balaya la côte nord de la Crète comme nous allons le voir plus loin dans la section consacrée à Santorin.

Sodome et Gomorrhe : un cataclysme sismique

Nous avons déjà évoqué ce cataclysme au chapitre 2, du fait de sa mention dans le texte biblique. On sait qu'il fut contemporain du patriarche Abraham, que l'on situe en général au XIXe siècle avant J.-C. Originaire d'Ur, cité antique de la basse Mésopotamie, c'est lui qui s'installa en Palestine avec sa tribu. Comme le raconte la Bible : « Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu venant du ciel ». Pour les rédacteurs de la Genèse, il s'agissait d'une vengeance de Dieu. Pour les géologues, bien sûr, il en va tout autrement.

Selon eux, l'engloutissement de la vallée de Siddim avec ses quatre villes martyres (Sodome, Gomorrhe, Adma et Seboïm) ensevelies dans le bitume serait dû principalement à un grand tremblement de terre. Celui-ci aurait débouché d'abord sur un affaissement de terrain, qui lui-même aurait libéré des forces volcaniques tout au long de la crevasse ainsi formée, avec comme conséquences d'importantes explosions et des dégagements de gaz naturel, dans ce qui est aujourd'hui la partie méridionale de la mer Morte, qui n'est profonde que d'une quinzaine de mètres et qui n'existait pas il y a 4000 ans (figure).

Ce cataclysme naturel qui se produisit dans une région déjà peuplée à l'époque, et qui anéantit au moins quatre villes, marqua fortement les esprits par sa soudaineté et son ampleur, comme le raconte la Bible. Les premiers compilateurs des textes bibliques récupérèrent le cataclysme pour en faire un acte de la justice divine destiné à punir des populations corrompues et licencieuses et surtout pour servir d'exemple pour les autres qui voudraient s'engager sur une mauvaise pente.

Si les géologues croient, probablement avec raison, à un événement d'abord sismique, puis volcanique, il s'est pourtant trouvé un astronome compétent comme Ernst Opik (1893-1985) pour conclure à un impact cosmique. Ce savant était à la recherche de cataclysmes répertoriés pouvant être liés à des impacts de comètes et d'astéroïdes comme ceux que nous étudierons au prochain chapitre, et celui de la mer Morte lui paraissait comme une éventualité qu'il conviendrait d'étudier plus en détail. Apparemment, concernant cet exemple précis, il s'est trompé, mais un petit doute subsiste quand même, qui tient principalement au texte lui-même. En effet, celui-ci parle bien d'un déluge de soufre et de feu venant du ciel et non pas de la terre.

L'éruption du Santorin et ses conséquences

Le cataclysme volcanique du Santorin est l'une des deux grandes catastrophes physiques qui se sont produites au cours du IIe millénaire avant notre ère dans le Bassin Méditerranéen. Il a eu des conséquences extraordinaires et mérite un exposé détaillé pour bien faire comprendre que le cataclysme, quel qu'il soit, peut avoir des prolongements inimaginables sur la vie des humains et peut conditionner leur avenir, en détruisant des civilisations prospères et en contribuant à la refonte des sociétés humaines. Santorin, on le sait, aujourd'hui, c'est le quasi-anéantissement de la civilisation minoenne, alors au zénith de sa puissance. Trois siècles plus tard, la comète Sekhmet sera le coup de grâce définitif pour une civilisation en sursis, incapable de se relever totalement et de retrouver sa gloire passée.

Le cataclysme, s'il est force de création au niveau de l'espèce est aussi, et surtout, une force de destruction au niveau des peuples et des civilisations. Et cette vérité était encore plus vraie dans le passé, quand les peuples meurtris ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, et non, comme aujourd'hui, sur une solidarité internationale capable d'atténuer quelque peu le traumatisme subi.

La redécouverte de la Crète minoenne

C'est dans les premières années du XXe siècle que l'archéologue anglais Arthur Evans (1851-1941) redécouvrit la civilisation de l'âge du bronze de la Crète. Il lui donna le nom de minoenne, d'après Minos, le roi légendaire. En 1900, Evans mit à jour le fameux palais de Cnossos au nord de la Crète. D'autres fouilles dans toute l'île permirent par la suite de sortir également de l'oubli plusieurs autres sites de première importance, comme ceux de Phaistos, Haghia Triada, Mallia et Zacros. Partout, des vestiges de palais montrèrent l'existence d'une très brillante civilisation que l'on a datée du second millénaire avant J.-C. Étonnamment, cette civilisation s'était pratiquement effondrée d'un seul coup aux alentours de –1500/–1400, et après un ultime soubresaut s'était positivement désintégrée vers –1200.

En 1909, un autre archéologue britannique, K.J. Frost, publia un article intitulé Le continent perdu, dans lequel il suggérait pour la première fois que la légende de l'Atlantide était probablement liée à la destruction de la civilisation crétoise nouvellement mise à jour. Frost nota que, tout comme dans le texte de Platon, Cnossos et ses villes alliées furent détruites alors qu'elles se trouvaient au sommet de leur puissance. Aucun déclin ne put être mis en relief, mais au contraire une destruction quasi instantanée, due presque obligatoirement à un cataclysme. Il a écrit : « Ce fut comme si le royaume tout entier avait été englouti sous les flots, comme si l'histoire de l'Atlantide était vraie. »

Cette lumineuse idée de l'archéologue britannique, associant Crète et Atlantide, passa pourtant pratiquement inaperçue. Ce n'est qu'en 1932 que le débat allait rebondir. L'archéologue grec Spiridon Marinatos, en fouillant le site d'Amisos, l'ancien port de Cnossos, découvrit parmi d'autres vestiges une fosse remplie de pierres ponces. Il se posa immédiatement la question : « D'où cette roche, d'origine volcanique, pouvait-elle provenir ? ». Une seule hypothèse lui parut plausible : la côte nord de la Crète avait été balayée par un tsunami véhiculant ces pierres ponces et certaines étaient restées piégées sur place. Ce raz de marée venant du nord devait être responsable de la destruction des palais crétois, et même de toute la civilisation minoenne dans son ensemble.

Cette remarquable découverte en Crète, suivie de l'intuition tout aussi géniale de Marinatos, fut le point de départ de la fameuse hypothèse qu'il publia en 1939 dans la revue anglaise Antiquity, dans un article intitulé « La destruction volcanique de la Crète minoenne ».

L'histoire d'une île volcanique : Santorin

L'archipel de Santorin se situe au sud de la mer Egée, entre la Grèce et la Crète, et fait partie des Cyclades. Il comporte cinq îles d'une superficie totale de 75 kilomètres carrés. On distingue, en gros, deux grandes unités géomorphologiques. Les trois îles périphériques : Théra, de loin la plus importante, Thérasia et Aspronisi sont les restes d'un ancien volcan qui s'est effondré pour former une grande caldéra de 11 ´ 7,5 km envahie par la mer. Au centre de cette caldéra, se trouvent les deux autres îles qui sont postérieures à la catastrophe : Nea Kameni et Palea Kameni (figure).

Dans les années 1950, une très importante découverte scientifique, la possibilité de datation par le carbone 14, permit de situer dans le passé, avec une précision remarquable, divers éléments contemporains ou liés à l’explosion du Santorin, que l'on savait avoir été l'un des événements volcaniques majeurs de la haute Antiquité. Les résultats indiquèrent une période de cinquante ans comprise entre –1500 et –1450 comme étant celle de la catastrophe qui décapita l'ancienne île, connue sous le nom de Stronghile, la ronde.

En fait, on savait depuis 1860 que l'archipel de Santorin abritait des trésors archéologiques (datés par la suite de 3500 ans), car à l'époque d'importants éboulements dus à l'exploitation intensive des carrières de pierres ponces sur Thérasia avaient mis à jour les ruines de plusieurs habitations ensevelies auparavant sous trente mètres d'éjections volcaniques. L'ampleur d'une éruption phénoménale et les dégâts catastrophiques qu'elle avait engendrés, principalement la destruction d'une civilisation de l'âge du bronze, avaient très intrigué le minéralogiste et volcanologue français Ferdinand Fouqué (1828-1904) qui avait visité le site en 1867, mais l'intérêt de la découverte n'avait pas paru évident aux savants de l'époque, et Santorin était retombé dans un oubli inadmissible.

En fait, ces savants avaient peur des catastrophes. Ils craignaient plus que tout de découvrir des vestiges de cataclysmes récents et de devoir reconsidérer la validité des hypothèses catastrophistes, à une époque où l'uniformitarisme semblait s'être définitivement imposé.

Il fallut donc attendre la fin des années 1930 pour que Marinatos fasse le rapprochement entre le déclin, la quasi-disparition même, de la civilisation minoenne et l'éruption paroxysmale du Santorin. Toutes les découvertes ultérieures allaient lui donner raison. En particulier, en 1967, des fouilles effectuées à Akrotiri, petit village au sud de l'île principale Théra, permirent de mettre à jour une ville résidentielle, cachée jusqu'alors sous dix mètres de pierres ponces. On découvrit des centaines de poteries de l'époque minoenne et toutes sortes d'ustensiles de la vie courante. Par contre, aucun squelette humain ne fut dégagé, ce qui prouve que les signes précurseurs de l'éruption avaient été suffisamment étalés dans le temps, et surtout suffisamment impressionnants, pour que la population quitte l'île avant le déchaînement final du Santorin.

Les diverses découvertes archéologiques concernant la région et l'étude de la stratigraphie des différents produits éjectés par le volcan lors de la grande éruption de –1500, notamment leur distribution dans les fonds marins de la Méditerranée orientale, ont permis aux volcanologues et aux historiens de reconstituer les grandes étapes de l'effondrement de la civilisation minoenne qui a régné sur toute la Méditerranée entre –2000 et –1500. Jusqu'à cette époque, Santorin était une île unique d'environ 12 km de diamètre et dont le sommet volcanique pouvait atteindre 1000 mètres. Sur ses flans, plusieurs villages minoens avaient été bâtis et étaient habités en permanence. Car l'empire minoen, empire essentiellement maritime, comme on l'a largement démontré, s'appuyait principalement sur la Crète, l'île majeure, mais aussi sur plusieurs îles des Cyclades, parmi lesquelles, en premier lieu, Santorin qui fut, croit-on, l'île sacrée de la civilisation minoenne, du fait de sa beauté, et surtout de son énorme sommet volcanique qui culminait haut dans le ciel, tout près des dieux, et qui devait être visible loin en mer.

Il semble que vers –1580, un tremblement de terre assez violent ébranla toute la région de la Méditerranée orientale et qu'il détruisit partiellement Cnossos, dans le nord de la Crète. L'empire minoen était alors à son apogée, mais il n'allait plus tarder à sombrer en pleine gloire. Une première alerte eut lieu à Santorin vers –1520 à –1500. Une succession de séismes, probablement en rapport avec le remplissage par la lave du cône volcanique, obligea les habitants de l'île à fuir vers des sites plus sûrs. On a noté en fouillant Akrotiri que des murs lézardés, des plafonds effondrés, des colonnes abattues étaient antérieures à l'éruption elle-même et ne pouvaient dater que de ces prémices sismiques qui précédèrent le cataclysme final d'une dizaine d'années environ, peut-être moins.

Les tremblements de terre s'étant provisoirement calmés, les habitants de Santorin revinrent sur leur île, mais pas pour très longtemps. Ils n'eurent pas le temps de réparer toutes les maisons endommagées avant le réveil du volcan qui s'effectua progressivement. On a noté plusieurs couches successives de cendres d'une épaisseur totale de 1,50 mètre environ. Les habitants quittèrent alors définitivement Santorin, c'est pourquoi on n'a retrouvé aucun squelette humain sur l'île. Elle était déjà désertée quand la conflagration finale eut lieu.

L'explosion de l'île des dieux

C'est autour de –1500 que le volcan explosa littéralement. Une fantastique éruption, l'une des plus extraordinaires que l'homme ait connue, allait balayer en quelques jours, et à tout jamais (malgré quelques petits sursauts désespérés) une civilisation quasiment millénaire. Plus de 60 mètres d'épaisseur de pierres ponces recouvrirent Santorin. Le vent dominant nord-ouest/sud-est porta quantité de cendres jusqu'en Egypte. La Crète qui se trouve à environ 110 km au sud de Santorin vit toute sa partie centrale et orientale recouverte de 10 centimètres environ de ces cendres, alors qu'étonnamment la partie occidentale fut plus ou moins épargnée.

Le bruit de l'éruption dut être phénoménal, puisqu'on prétend qu'il fut audible jusqu'en Egypte, et l'obscurité fut totale durant plusieurs jours en Crète et partielle en Egypte durant une bonne semaine. Le magma ayant totalement abandonné le cône volcanique (60 km3 de matériaux furent envoyés dans l'atmosphère, quatre fois plus que pour le Krakatoa en 1883), le volcan s'effondra sur lui-même pour former la caldéra très spectaculaire qui montre si bien l'envergure du cataclysme.

Un impressionnant nuage mortel de cendres chaudes se déplaça dans toute la partie est de la Méditerranée. On pense que la couche de cendres sur les îles voisines atteignit plus de cinq centimètres d'épaisseur, couche largement suffisante pour étouffer définitivement la végétation, les hommes et aussi quasiment tous les animaux et les insectes autochtones. Le nuage de poussières et de cendres se dispersa ensuite dans toute l'atmosphère terrestre, faisant partiellement obstacle au rayonnement solaire.

Des pluies acides associées complétèrent le désastre dans les jours et les semaines suivants. La quasi-totalité des récoltes furent détruites et les terres empoisonnées durant des années. L'écologie de la Crète fut perturbée pendant pratiquement un demi-siècle. La fragilisation de la civilisation minoenne fut enclenchée d'une manière irréversible tout de suite après le cataclysme, avec une crise économique terrible et déstabilisante.

Des forages océanographiques dans l'est de la Méditerranée ont permis de retrouver des traces du cataclysme, notamment à proximité des côtes de Turquie et de Chypre, sous la forme de dépôts de cendres à 60 centimètres de profondeur.

Tous les touristes ont un pincement au cœur quand ils connaissent l'histoire de l'île, et on peut dire que Santorin, comme le Meteor Crater, sont des lieux magiques. Tous deux, très différents, sont des vestiges de catastrophes qui défient l'imagination, et qui sont là, siècle après siècle, pour nous rappeler les forces prodigieuses de la nature qui les ont créés.

Ces forces prodigieuses, ce n'était pas seulement celles qui ont cassé la montagne et projeté dans l'atmosphère des kilomètres cubes de débris, c'était aussi celles du gigantesque raz de marée qui se forma, comme conséquence de l'effondrement du cône volcanique. Il s'agit là d'une répercussion géologique quasi instantanée bien connue. Ce raz de marée atteignit au moins 200 mètres de hauteur, puisque l'on a retrouvé à cette même altitude des pierres ponces sur les collines d'îlots avoisinant Santorin. Ce mur d'eau, d'une puissance inouïe, véhiculant des produits éjectés du volcan, balaya littéralement la côte nord de la Crète, détruisant tous les ports (dont Amnisos, où 3500 ans plus tard Marinatos retrouva des pierres ponces piégées dans une fosse). Le tsunami atteignit aussi les côtes de la Grèce, Rhodes et toute la côte orientale de la Méditerranée.

La datation du cataclysme du Santorin a été l'une des grandes nouveautés du XXe siècle. Jusque-là la compression du temps avait occulté les divers cataclysmes différents qui se sont succédé au fil des siècles. Ainsi l'Apocalypse de Saint Jean regroupe pêle-mêle des fléaux hétéroclites observés lors des drames humains associés aux cataclysmes de Sodome et Gomorrhe, de Santorin et de l'impact de la comète Sekhmet qui se sont étalés sur près de huit siècles.

La période post-catastrophe et les conséquences humaines

La conséquence principale du cataclysme, outre la désintégration du volcan, fut la destruction quasi complète de la Crète, centre principal de la civilisation minoenne. Le peuple minoen était surtout un peuple maritime, nous l'avons dit. Il perdit la quasi-totalité de sa flotte à cause du tsunami meurtrier qui détruisit tous les ports de l'est méditerranéen. En même temps que la destruction d'une grande partie de la population, c'est la force vive de ce peuple, sa raison d'être, qui fut détruite en quelques jours. Quasiment la fin du monde pour cette civilisation presque millénaire, fleuron de l'âge du Bronze, qui régnait sans partage sur le Bassin méditerranéen, et même probablement bien au-delà, et partie pour perdurer au moins quelques siècles encore.

Un cataclysme comme celui du Santorin, l'île des dieux, devait inévitablement être la base de légendes qui allaient se transmettre au fil des siècles. On y associe notamment le déluge de Deucalion qui raconte la lutte féroce entre Zeus et Poséidon et certains épisodes de l'histoire des Argonautes. Certains auteurs associent également l'éruption du Santorin et les dix plaies d'Egypte, mais cette corrélation est plus que douteuse pour une question de dates. Santorin, c'est le XVe ou XVIe siècle, il ne faut jamais l'oublier. Les plaies d'Egypte, ce sont le XIIIe siècle, comme nous l'expliquerons au chapitre suivant. Enfin, on sait maintenant que Platon s'est fortement inspiré de l'épisode du Santorin pour écrire son Atlantide, comme l'a bien montré Marinatos, 24 siècles plus tard.

Comme quoi un cataclysme de grande envergure peut entraver d'une manière radicale le cours normal des choses. Avec Santorin à l’échelle locale, on se trouve dans le même scénario que celui d'il y a 65 MA à l’échelle planétaire. Les dinosaures et la civilisation minoenne, alors au sommet de leur ascension, ont été balayés par un cataclysme et ont dû laisser leur place à d'autres. Conclusion : le cataclysme est un carrefour entre le passé et l'avenir. La malchance est bien un facteur qui a sa place non seulement dans l'évolution, comme l'ont montré Gould, Raup et quelques autres, mais aussi dans l'histoire des hommes. Dinosaures et Minoens ne demandaient qu'à vivre !

Catastrophisme et atlantides

Plus que toute autre catastrophe remontant à l'Antiquité, celle liée à l'Atlantide est synonyme de désastre à la fois terrestre et humain, et les divers auteurs ayant traité du sujet depuis des siècles lui ont attribué des causes diverses, d'autres accréditant au contraire l'hypothèse d'une fable, inventée de toutes pièces par Platon.

Le problème est que l’Atlantide est devenue au fil des siècles le nom générique des cités et des îles disparues à la suite de cataclysmes divers. Donc, il n'y a rien d'anormal à ce que l'on trouve des atlantides partout, quand on sait que le niveau moyen des mers a augmenté de 110 mètres en 15 000 ans, sans parler des autres cataclysmes terrestres et cosmiques. Que de villes côtières noyées, d'îles englouties, de territoires submergés, qui tous ont abrité la vie, une vie aujourd'hui disparue.

Là encore nous allons nous limiter à quelques mots sur les hypothèses principales. Des dizaines de livres traitent du sujet, globalement ou sélectivement, de nombreux auteurs privilégiant leur solution, qui n'est toujours qu'une solution parmi d'autres possibles.

les hypothèses atlantiques. L'Atlantide a été considérée parfois comme une grande île située entre l'Europe et l'Amérique, dont les Açores et les Canaries seraient les vestiges. Certains auteurs ont préféré une assise continentale sur l'Atlantique, avec les hypothèses Tartessos, l'Atlantide marocaine ou africaine. Les cataclysmes sont des effondrements de la croûte terrestre, le volcanisme, l'engloutissement des terres, le raz-de-marée destructeur.

les hypothèses méditerranéennes. Hormis l'hypothèse volcanique de Santorin, on a parlé de villages préhistoriques engloutis dans l'Adriatique (probablement situés sur les rives du Pô avant la montée des eaux) et d'une Atlantide tunisienne dans ce qui est aujourd'hui le golfe de Gabès qui n'a été recouvert par les eaux que récemment à l'échelle géologique. Il s'agit de villages engloutis lors de la dernière montée générale des eaux qui pouvaient se situer à un niveau –20 ou –30 mètres par rapport au niveau actuel. L'ensablement et les alluvions ont tôt fait de faire disparaître des vestiges humains, qui ne sont pas détruits souvent, mais seulement enfouis.

les hypothèses américaines. La plus célèbre est celle de Bimini que l'on a souvent assimilée à la "vraie Atlantide". Ce n'est qu'une atlantide parmi d'autres, noyée elle aussi par la montée des eaux. Il est sûr que l'archipel des Bahamas ne représente que les vestiges de terres beaucoup plus importantes. Certains chercheurs ont cru voir dans d'immenses pierres englouties les traces d'un "escalier" qui aurait été taillé par une civilisation disparue. Il n'y a rien là d'impossible, les Anciens savaient tailler la pierre et ils érigeaient des escaliers quand ils en avaient besoin. Seulement, là comme partout, il a fallu reculer quand le niveau de l'océan, grossi par les millions de kilomètres cubes des eaux de la déglaciation, est remonté lentement mais inexorablement. Ce fut la loi commune pour tous. On a aussi postulé pour une Atlantide brésilienne et de nombreuses légendes des peuples américains et amérindiens parlent de déluges et de cités englouties. Rien d'étonnant à tout cela : l'atlantide, comme l'apocalypse, est un canevas de cataclysme.

les hypothèses diverses. L'Atlantide s'est diversifiée au fil des siècles et décentralisée. Des vestiges de civilisations disparues ayant été repérées partout, des chercheurs ont proposé des sites comme la Suède, l'Allemagne du nord-ouest, plus récemment la mer du Nord, ou même des sites orientaux. Rien à voir avec l'Atlantide de Platon, mais atlantides parmi d'autres. Nous ne pouvons les détailler ici, mais une chose paraît évidente : partout, sur tous les continents, sur toutes les mers, des villes, des régions ont été détruites par des cataclysmes divers. Quand elles sont par trop exotiques, les atlantides peuvent prendre un nom particulier : Pount, , ..., noms haïs par les scientifiques mais qui peuvent cacher parfois des cataclysmes bien réels : îles englouties, régions côtières affaissées, ou régions continentales devenues désertiques. Peut-être au fil des prochains siècles, des sondages océanographiques et des études sur le terrain, pourra-t-on repérer quelques-uns de ces sites atlantidiens avec certitude.

L'historien de l'Atlantide Olivier Boura, dans son livre Les Atlantides. Généalogie d'un mythe, présente tous les principaux textes qui ont entretenu le mythe depuis l'Antiquité et sous-tendu des hypothèses variées quant à son possible emplacement. Une étude détaillée du texte de Platon a conduit cet auteur à la conclusion suivante :

« Il est clair qu'à travers l'histoire de l'Atlantide Platon mène le procès du matérialisme, des valeurs mêmes du matérialisme, en même temps, sans doute, qu'il interprète, à sa manière, les conflits qui au Ve siècle av. J.-C. opposèrent les cités grecques, petites, pauvres et vertueuses, aux empires orientaux. La victoire d'Athènes, ici, c'est la victoire même de la raison, de la mesure, de l'ordre, sur les forces immenses, nocturnes et abyssales, inhumaines, d'un monde barbare engendré par le chaos, et retourné au chaos. » 6

Dès l'Antiquité, les plus grands philosophes postérieurs à Platon, à commencer par Aristote lui-même, ne croyaient pas à l'Atlantide, telle qu’il l’avait présentée. Boura le confirme aujourd'hui, lui qui y voit un combat entre la raison, la mesure et l'ordre contre les forces de la barbarie. Déjà à l'époque de Platon, la raison avait bien du mal à s'imposer...

 

1. A. Capart et D. Capart, L'homme et les déluges (Hayez, 1986), p. 212.

2. Ibid., p. 250.

3. Ibid., p. 259-260.

4. Ibid., p. 262.

5. Diodore de Sicile dans A. Capart et D. Capart, op. cit., p. 61-62.

6. O. Boura, Les Atlantides. Généalogie d'un mythe (Arléa, 1993), p. 11-12.

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