CHAPITRE 18
CATACLYSMES TERRESTRES DANS L'ANTIQUITÉ
Des cataclysmes nombreux et variés
La Terre est une planète parmi d'autres.
Elle a la particularité d'être vivante, ce qui
veut dire que rien n'est figé, ni à sa surface, ni dans son intérieur (jusqu'au
noyau), ni évidemment dans l'atmosphère et la biosphère. Le changement est
continuel, le cataclysme aussi.
Nous savons que l'interaction avec le milieu extérieur est également permanente, notamment avec l'impactisme particulaire qui peut
varier d'un jour à l'autre selon les caprices du Soleil, maître local
incontesté, qui dicte sa loi sans partage. Ces innombrables interactions, qui
souvent ne sont pas détectables par les êtres humains, dont les capacités
d'enregistrement sont très restreintes, débouchent quand même à l'échelle humaine sur des grandes catastrophes. Pas une seule
génération depuis l'apparition d'Homo sapiens n'a pu
éviter un cataclysme destructeur, que ce soit un séisme, une éruption
volcanique, une inondation catastrophique, une désertification locale, la
montée des eaux océaniques, ou autre. Cependant, toutes ces catastrophes ordinaires furent vite oubliées. Seuls les très grands
cataclysmes avaient une chance de perdurer dans la conscience collective et de
résister, tant bien que mal (et plutôt mal que bien !) à l'usure du temps.
Ces très grands cataclysmes terrestres depuis 20 000 ans, quels sont-ils ? En fait, depuis l'Antiquité jusqu'à la fin de la première partie du XXe siècle, on n'avait jamais pu identifier et dater avec précision le moindre de ces cataclysmes de grande envergure, faute de preuves convaincantes et de textes suffisamment explicites. On les connaissait depuis toujours juste par leur nom et par bribes : Apocalypse, Chaos, Déluge, Atlantide, Mû, Ragnarök, toutes les religions, toutes les traditions des peuples anciens retenant au moins l'un de ces cataclysmes, ou un autre équivalent, souvent infligé aux hommes comme punition par le dieu principal, bien peu miséricordieux en l'occurrence. Souvent ils terminaient un âge du monde dans l'imaginaire des Anciens.
La seconde moitié du XXe siècle a permis des progrès décisifs et certains cataclysmes ont pu être datés avec précision, notamment l'explosion du Santorin, axe central du catastrophisme de l'Antiquité. Ce progrès fondamental a permis de clarifier une partie des mystères du passé et d'établir une chronologie relative entre eux, impossible auparavant puisque des catastrophes très diverses se retrouvaient regroupées en une seule par la compression du temps (dans l'Apocalypse de Saint Jean, par exemple). C'est d'ailleurs la raison d'être de ce chapitre destiné à séparer les cataclysmes terrestres des cataclysmes d'origine cosmique.
Les techniques de datation, d'abord basées
sur les propriétés du carbone 14, se sont multipliées et se sont avérées d'une
précision inespérée. Ces datations anciennes optimisées ont à leur tour posé des problèmes nouveaux et imprévus aux historiens en bouleversant l'ancienne chronologie des différentes civilisations de l'Antiquité et de
la Protohistoire (1/2), comme celle des mégalithes notamment,
plus vieille de 2000 ou 3000 ans que prévu jusqu'alors.
Aujourd'hui, tous les scientifiques sont
d'accord pour admettre la réalité de certains (mais pas tous) grands
cataclysmes retenus par la tradition. Un seul paraît réellement d'envergure
mondiale : c'est la
fin de la glaciation et la déglaciation associée qui a eu des conséquences inimaginables. Mais ce
cataclysme a surtout été remarquable par sa durée et il ne
peut être comparé à un cataclysme de quelques jours comme une éruption, de
quelques minutes comme un séisme ou de quelques secondes comme un impact.
Cela nous interpelle et nous montre bien
qu'un cataclysme n'a pas forcément des conséquences immédiates et qu'il peut
jouer sur la durée, comme une déglaciation ou plus
encore une inversion
géomagnétique, peu gênante pour la Terre
elle-même mais catastrophique
pour la biosphère en général, et pour l'homme en particulier. Bonne leçon à méditer pour l'homme qui a introduit
lui-même, et un peu inconsidérément, depuis le début de l'ère industrielle deux
nouvelles sources possibles de cataclysmes, préoccupants à moyen terme : le cataclysme technologique (Tchernobyl, satellites nucléaires, chimiques et
bactériologiques) et le
cataclysme écologique
(effet de serre, ozone).
Dans les sections suivantes, je vais étudier
quelques-uns de ces grands cataclysmes terrestres du passé, qui sont loin
d'avoir tous la même importance. J'insisterai surtout sur la déglaciation, sur la transformation complète de la géographie
mondiale et sur le cataclysme clé que représente l'éruption cataclysmique du Santorin vers –1600. Bien sûr, de nombreux autres cataclysmes
très importants restent pour le moment ignorés, surtout ceux qui ont eu lieu
dans des régions éloignées du centre culturel principal que fut le Bassin
méditerranéen.
Un événement majeur : la
dernière déglaciation
La dernière déglaciation est, de loin,
la catastrophe majeure engendrée par la Terre elle-même sur le plan géophysique
(au sens large) depuis 20 000 ans. Mais quand on fait un bilan à long terme,
pourtant, il n'est pas évident que la déglaciation ait débouché sur des
conséquences négatives au plan humain, puisqu'elle a contribué à la montée de l'homme
préhistorique vers son niveau actuel, à
travers plusieurs étapes que l'on peut qualifier, globalement, de
constructives. Mais pour des générations successives d'humains, le recul
obligatoire et sans cesse répété devant la montée des eaux a dû être le fléau
majeur, celui qui a empêché les populations de se fixer sur les rivages
océaniques, continuellement remis en cause.
Je vais diviser l'histoire de la
déglaciation en plusieurs étapes chronologiques, pour bien montrer les divers aspects successifs d'un cataclysme terrestre de très grande ampleur,
mais je dois rappeler auparavant ce que recouvre la notion d'inondation et de déluge.
Inondations et déluges
Les plus vieux récits de l'humanité
conservent le souvenir d'inondations catastrophiques, notamment sous
l'appellation passe-partout de déluges (3).
Ces inondations sont de tout temps et eurent des causes multiples.
Mais certaines furent particulièrement impressionnantes et ont laissé des traces
indélébiles encore visibles et exploitables aujourd'hui. Sur la terre
ferme, elles sont étudiées par les géologues. Celles qui ont laissé des traces
sous-marines sont étudiées par les océanographes. Car les inondations ne sont
pas seulement celles dues aux précipitations ou à la colère des fleuves, elles
sont aussi liées à la montée inexorable du niveau des eaux océaniques,
consécutive à la dernière déglaciation générale. Les continents ont été progressivement inondés, obligeant les populations qui vivaient en bordure
de l'océan à reculer progressivement au fil des générations.
Le XXe siècle a permis des observations nouvelles et fondamentales, notamment celles concernant la profondeur des fonds marins tout le long des côtes. Des surprises de taille sont apparues et ont confirmé que la géographie actuelle n'a strictement rien à voir avec celle d'il y a 15 000 ans. La Manche et la mer du Nord n'existaient pas, et surtout la mer Noire (alors lac d'eau douce) ne communiquait pas avec la Méditerranée.
On peut imaginer l'incroyable cataclysme,
incompréhensible pour tous les contemporains de l'événement, quand l'eau en
provenance des glaciers scandinaves en débâcle
commença, à partir de
–6700, après avoir traversé la mer
Noire, à déborder vers
le sud. Elle s'engouffra à travers le passage nouvellement créé (quelques siècles plus tôt) par la montée des eaux,
empruntant successivement le détroit du Bosphore, la mer de Marmara (dépression
naturelle de près de 1000 mètres de profondeur qui fut tour à tour lac
ou mer selon les époques), le détroit des Dardanelles avant de rejoindre
la mer Egée.
C'est ce cataclysme que l'océanographe belge
André Capart (1914-1991) a associé au déluge de Noé dans un livre extraordinaire : L'homme et les déluges (4), paru en 1986. Son épouse, Denise Capart (1918-2011), ethnologue et archéologue, a cherché les réminiscences
humaines de ce drame humain tout
autant que géologique qui,
associé avec quelques autres de moindre importance, a laissé le souvenir de
cataclysmes gigantesques causés par l'eau. Les Grecs le savaient bien : l'eau et le feu sont parfois des
ennemis, responsables de la fin des âges de la nature, épisodes
du monde cyclique et éternel qu'ils enseignaient, comme je l'ai rappelé au chapitre 1.
Evidemment, d'autres déluges ont eu lieu ailleurs et à d'autres époques, causés par des cataclysmes beaucoup plus variés que
l'on pourrait croire, mais il ne peut être question d'en parler en détail ici.
Le dernier maximum glaciaire
Les spécialistes des paléoclimats (5/6)
situent le dernier maximum
glaciaire entre –25000 et –17000 ans.
C'est donc à cette époque que s'est constituée la fameuse terrasse sous-marine
de –110 mètres, profondeur maximale (pour le Quaternaire). Ce niveau –110 mètres a été retrouvé
dans le monde entier (à quelques mètres
près selon les régions). L'océan s'y est maintenu pendant plusieurs milliers
d'années, comme le montre l'étude minutieuse du talus continental. C'est la
grande époque du Pléniglaciaire, contemporain du Paléolithique
supérieur, avec ses civilisations bien connues : le Moustérien, d'abord, puis l'Aurignacien, le Gravettien et le Solutréen.
Les masses glaciaires sont alors énormes, atteignant
un volume total de près de 75
000 000 km³ contre 26 000 000 km³ de nos
jours, soit quasiment trois fois moins. Cela signifie que les deux tiers des
glaciers ont disparu depuis, et que
parallèlement la remontée globale du niveau marin ait été de 110 mètres.
Réchauffement et montée des eaux
C'est entre –17000 et –15000 qu'eut lieu un
premier réchauffement (dit réchauffement solutréen) et une première fonte des
glaces les plus exposées. Parallèlement, quasi automatiquement, démarra une remontée du niveau de la
mer, lente mais inexorable, qui grignota
le talus continental jusque-là préservé des effets mécaniques de l'érosion
marine. Ce fut aussi le début de l'exode pour les tribus qui vivaient
paisiblement au bord de la mer, où ils trouvaient facilement leur nourriture
grâce à la pêche de poissons et de petits crustacés.
C'est en –13500, alors que le niveau marin
était à –80 mètres (il avait déjà progressé de 30 mètres par rapport au niveau
plancher), que se produisit une première débâcle, dite débâcle atlantique ou Déluge de Lascaux. La déglaciation s'accéléra soudainement avec l'éclatement définitif de la calotte
glaciaire qui recouvrait tout le nord de
l'Europe et qui bloquait surtout toute circulation maritime dans la mer du Nord
que nous connaissons. Les glaciologues pensent que le plus gros de la débâcle
eut lieu en moins
d'un siècle, suite à une série
de cataclysmes en chaîne (l'un alimentant le suivant). Le niveau de la mer augmenta alors de
près de 20 mètres en quelques années seulement, ce qui est fantastique. Ce très remarquable exemple
peut être médité et transposé à l'époque future, si le glacier antarctique
subit un sort analogue. Près de 20 mètres en quelques années, on voit d'ici le
résultat : toutes les villes côtières disparaissent sous les flots !
Une géographie sans cesse remaniée
Après ce paroxysme étonnant par sa rapidité
et son intensité jamais revue, la montée des eaux se ralentit. Le seuil –68 mètres (appelé seuil des
Dardanelles et qui séparait le lac de Marmara et la mer Égée) fut atteint en
–11700. C'est alors que cette mer trouva
provisoirement un exutoire naturel vers le nord-est, mais elle se trouva
ensuite bloquée au seuil du Bosphore infranchissable avec son altitude de –38
mètres. L'ancien lac de
Marmara doubla alors de surface, devenant une mer salée entourée de rives dévastées.
Il se produisit alors une très longue
période de stabilisation autour du niveau –55 mètres qui dura près de 3000 ans
(entre –11000 et –8000). Ce seuil est très identifiable sur tous les talus
continentaux et il est même considéré comme un repère clé par les
océanographes. Cette période d'accalmie, venant après plusieurs millénaires de
tracas et d'insécurité permanente, fut mise à profit par les populations pour
se fixer et se sédentariser puisque la superficie de leurs terres n'était plus
constamment remise en cause par des modifications géographiques.
Il ne faut pas perdre de vue que la
géographie avait été très sérieusement chamboulée, avec en particulier, en
Méditerranée, l'ouverture
de nouveaux passages maritimes importants
(cruciaux mêmes pour les déplacements), notamment le détroit de Messine (entre l'Italie et la Sicile avec la formation des
fameux Charybde, le tourbillon, et Scylla, le rocher) et les Bouches de Bonifacio (entre la Corse et la Sardaigne jusque-là soudées).
Avec la fin de la stabilisation à –55 mètres
se termina le Tardiglaciaire, c'est-à-dire la deuxième grande phase de la
déglaciation, qui a vu parallèlement l'éclosion de la civilisation
magdalénienne et l'essor du Mésolithique. Ce fut l'entrée dans le Postglaciaire
ou Holocène.
A partir de –8000, la
mer recommença à monter lentement
sur la Terre entière, et donc partout les transgressions marines entraînèrent
des conséquences catastrophiques, notamment au niveau des dunes côtières qui
furent souvent désintégrées. Cela tint en partie à une substantielle
augmentation de la température (+ 4° en une dizaine de siècles) qui contribua à
faire fondre, en plusieurs étapes, le grand glacier rescapé du maximum
glaciaire qui occupait encore la Scandinavie et la Baltique. Cette fonte allait entraîner plus tard, en
–6700, une véritable débâcle qui
elle-même allait être la cause du seul déluge de très grande envergure dont on
a gardé la trace.
Comme l'expliquent André et Denise Capart :
"
Nous ne pouvons pas ignorer l'histoire de la mer Baltique, car c'est sous ces
lointains horizons que s'élabore le déséquilibre des masses glaciaires qui
provoquera le seul déluge de la préhistoire dont les hommes ont gardé et
transmis le récit circonstancié. Nous pensons, bien entendu, au déluge de Noé.
" (7)
Dès –7300, les océans
atteignirent le fameuse cote de –38 mètres, celle du seuil du Bosphore. Cela signifie qu'à partir de cette époque, 600 ans avant le Déluge, la mer
Egée, qui avait déjà envahi le lac de Marmara à partir de –11700, commença
d'envahir progressivement le lac d'eau douce de la mer Noire, la
salinisant petit à petit. Partout ce fut
la débâcle, notamment dans
la Manche dans laquelle l'Atlantique se fraya un passage de plus en plus large
et sépara définitivement la France et l'Angleterre, jusque-là riverains d'un grand fleuve Seine qui se
jetait alors dans l'Atlantique.
La bipartition de –6700
C'est la période de la plus grande
catastrophe terrestre recensée depuis 10 000 ans, loin devant les catastrophes
cosmiques dont je parlerai au chapitre suivant. C'est celle que les
glaciologues appellent la "bipartition"
associée à la grande débâcle du glacier scandinave. Pour la première fois
depuis longtemps, les eaux
froides de la mer du Nord rejoignent les eaux salées de l'Atlantique au large des Pays-Bas, pays entre tous menacé par
l'océan, suite à un gigantesque raz-de-marée parti des côtes de Norvège.
Celui-ci est associé à la débâcle de la partie occidentale du glacier
scandinave, qui représentait le quart de la masse totale
et dont on a estimé le volume à 200 000 km³. C'est un
nouveau passage ouvert d'une façon irréversible qui change tout l'environnement
géographique, mais aussi culturel de la région.
Signalons en passant un fait géophysique et historique très
mal connu jusqu'à maintenant : l'ouverture du passage Manche/mer du Nord est contemporaine
du Déluge de Noé, qui a eu lieu à l'autre extrémité de l'Europe. Les deux sont
datés de –6700.
Plus à l'est, c'est la grandiose catastrophe
dont je vais parler en détail dans la section suivante : l'eau du glacier
scandinave après avoir traversé une bonne partie de l'Europe, en suivant le
cours des grands fleuves (le Dniepr principalement et dans une moindre mesure
la Volga et le Don), et
envahi la mer Noire ouverte au sud depuis peu, va se déverser pendant une année au moins dans la mer Egée qui s'en
trouvera bouleversée.
Il faut savoir d'abord que le Bosphore a
servi plusieurs fois de moyen de communication aquatique, d'exutoire, entre la mer Noire et celle de Marmara au cours du
Quaternaire, au gré des glaciations et des déglaciations. On peut dire que le
chemin était déjà tout tracé ! L'épisode de –6700 avait donc déjà eu plusieurs
précédents, mais alors les hommes n'étaient pas encore là pour en attester.
Le Déluge revisité par
les glaciologues et les hydrologues
Dans leur livre, André et Denise Capart, sûrs de leurs preuves et de leurs arguments que certains qualifieront
de révolutionnaires, et qui racontent très en détail ce cataclysme, énigme
millénaire pour les humains qui ne se contentent pas de la pseudo-vérité
biblique, précisent :
"
Nous allons devoir entraîner le lecteur loin de l'horizon traditionnel des pays
bibliques pour qu'il puisse réaliser à quel point les différentes phases du
déluge de Noé n'ont pu se dérouler que sur les bords de la mer Noire, à
l'exclusion de tout autre point du globe. Le récit de la Genèse sera alors non
seulement situé dans le temps et dans l'espace de manière irrécusable, mais
chacun des épisodes deviendra plus crédible à la lumière des nouvelles
découvertes de la science. " (8)
Il faut constater que cette hypothèse colle admirablement avec les données scientifiques et qu'il revenait à des glaciologues et des hydrologues de résoudre ce mystère plusieurs fois millénaire : " Le Déluge a-t-il vraiment eu lieu ? et si oui, quand ? " Nous allons voir maintenant le déroulement des différentes phases du cataclysme et ses répercussions humaines, qui ont été si importantes que, 8700 ans plus tard, des scientifiques s'en font encore l'écho. Avec ce progrès important de pouvoir croire que le scénario actuellement retenu est assez proche de la réalité des faits. Encore un magnifique succès pour la science du XXe siècle.
Un glacier scandinave de plus en plus instable
Le Déluge ne fut qu'un épisode
particulièrement spectaculaire d'un processus physique beaucoup plus global et
qui démarra bien avant –-6700. Depuis plus de 1000 ans, le glacier scandinave,
dernier rescapé de la période glaciaire, se désagrégeait progressivement en liaison avec le réchauffement de la
température. La base même du gigantesque
glacier se réchauffait, ce qui permit la formation de poches d'eau de
plus en plus nombreuses et volumineuses au contact du substrat rocheux qui
servait d'assise et de point de fixation.
De telles poches d'eau, tous les
glaciologues le savent (9), sont les prémices de catastrophes de grande
envergure (10). A plus forte raison pour le glacier scandinave dont le volume se mesurait encore à près de
800 000 km³, soit le cinquième de sa masse initiale. Sa fragilisation de plus en plus accélérée par
l'augmentation de la température, et plus encore par la chaleur géothermique qui agissait par le dessous, "décollant"
littéralement le plancher du glacier, ne pouvait durer éternellement. Cette
fragilisation déboucha d'abord sur la partition
en deux "petits" glaciers autonomes, encore accrochés pour une ultime survie à leur
substrat rocheux. C'est ce que les glaciologues ont appelé la "bipartition"
du glacier fenno-scandien. Puis arriva inexorablement le moment du point de rupture.
Dans leur livre L'homme et les déluges, qui retrace magnifiquement l'histoire de ce glacier
géant, André et Denise Capart parlent de cet instant critique qui se passa dans
le nord de l'Europe :
"
Y eut-il des oreilles humaines pour percevoir le bruit de tonnerre de ce que
les glaciologues ont appelé la "bipartition" ? Pour eux, tout s'est
probablement passé dans les solitudes glacées d'un monde chaotique où
s'affrontaient les forces aveugles d'une nature inhumaine. De toute façon,
personne n'a dû survivre au cataclysme pour le décrire, ce qui n'empêche pas
les savants de dater à un ou deux siècles près l'ultime destruction de ce qui
fut la calotte glaciaire fenno-scandienne : aux alentours de l'an 6700. " (11)
La débâcle de –6700
Les glaciologues qui ont étudié très en
détail ce phénomène exceptionnel pensent que près d'un quart (200 000 km³)
resta accroché sur les monts scandinaves, et qu'un autre quart déboula vers
l'ouest et atteignit les
côtes de la mer du Nord, ouvrant le passage avec la Manche. La moitié environ de ce glacier moribond (400 000
km³) s'effondra vers
l'est dans le lac
Baltique (alors fermé à l'ouest), charriant, outre la glace et l'eau qui le composait, une quantité de
roches décrochées du substrat sous-jacent, provoquant dans un premier temps un raz-de-marée comme la Terre n'en a
pas connu depuis, haut de plusieurs centaines de mètres.
Dans un deuxième temps, l'onde de choc
submergea les pays Baltes, inversant sans problème le cours des rivières qui
coulaient ordinairement vers le nord. Le mur d'eau était désormais inarrêtable
et son parcours a pu être déterminé avec précision. Ce furent d'abord les barrières de Minsk (en Belarus actuel) qui furent détruites et
franchies, puis les marais
du Pripet (à la frontière Belarus et
Ukraine) et de la Bérésina (plus au nord en Belarus), deux affluents du Dniepr,
le grand fleuve qui arrose l'Europe de l'Est du nord au sud. Ces marais, vestiges
du cataclysme, n'ont jamais pu être totalement asséchés depuis.
Le mur d'eau qui représentait encore un
cinquième de la masse initiale (soit 80 000 km³) s'engouffra ensuite dans la vallée même du Dniepr sur
un front de près de 10 km, identifié avec le lit majeur du fleuve encore facilement repérable aujourd'hui, débouchant sur la mer Noire après avoir éliminé tous les obstacles sur son
passage à travers les plaines de l'Ukraine.
La mer Noire et l'histoire de Noé
Le niveau de la mer Noire, qui
était inférieur de 60 mètres au niveau actuel, monta alors à une vitesse
vertigineuse au contact avec le mur
d'eau qui alla se heurter aux monts de Cappadoce (aujourd'hui en Turquie) et
d'Arménie, se frayant quelques passages entre les montagnes, repoussant l'eau
des cours d'eau vers leur source.
C'est à ce moment précis que André et Denise
Capart placent l'histoire
de Noé et de son arche, histoire qui
pourrait être, d'après eux, plus ou moins véridique. Poussée par le mur d'eau,
à partir de la mer Noire, l'embarcation du patriarche aurait bel et bien pu se
retrouver en haut d'une montagne de Turquie et d'Arménie. L'histoire du mont
Ararat, qui a traversé les millénaires sans jamais trop convaincre (à part les
fondamentalistes, pour qui la Bible doit se lire au premier degré) ne leur
paraît pas invraisemblable. Bien sûr la légende a embelli l'histoire, mais Noé (ou un autre) pourrait être
un rescapé du cataclysme de la mer Noire, lui même consécutif de la débâcle du glacier scandinave.
C'est la première fois que la légende
biblique trouve sa place dans une version scientifique d'un déluge.
L'histoire pourrait donc remonter en fait à –6700, c'est-à-dire
à une période beaucoup plus ancienne que les –4000 du déluge de Sumer et a fortiori que les –2348 de la Genèse.
Ce n’est pas très surprenant en fait. Tout montre que le mythe écrase le temps et certains événements de l’histoire ancienne
devront peut-être être nettement reculés dans le temps. Croire que toutes les
dates actuellement retenues sont définitives relève de l’utopie.
La tradition orale a probablement permis le
transfert de l'histoire d'un rescapé du Déluge d'une civilisation à une autre
dans tout le Bassin méditerranéen et dans tout le Proche et le Moyen Orient.
C'est donc au fil des siècles que certaines variantes, adaptées au
milieu local et à la mythologie régionale, auraient pu voir le jour et
supplanter l'histoire originale.
Terminus : mer Égée
Mais l'histoire du raz-de-marée d'origine glaciaire ne s'arrête pas à la mer Noire et à Noé (dont
l'épopée ne fut qu'un épiphénomène tout à fait marginal), et nous allons voir
la fin du périple pour ces kilomètres cubes d'eau douce qui ont fait le voyage
Scandinavie - mer Égée en quelques jours ou quelques semaines.
Par contre, la totalité du flot en
provenance du nord mit probablement plus d'une année à s'écouler totalement,
laissant sur leur passage des régions totalement dévastées, des populations
anéanties et à plus long terme une géographie transformée. Ainsi on pense que la superficie de la mer Noire (qui est
aujourd'hui de 420 000 km²) a pu augmenter d'un tiers et son niveau de 60
mètres en quelques mois seulement.
Très rapidement le seuil d'Istamboul fut
atteint et la mer de Marmara fut inondée à son tour. Il faut savoir que le Dniepr à l'époque de la débâcle
glaciaire déversait près de 80 km³ d'eau par jour, ce qui est tout à fait
considérable, alors que le détroit du Bosphore n'en laissait passer que 30 km³. Donc, bien que le Bosphore ait servi de déversoir
naturel, la mer Noire continua de monter, inondant sans cesse des côtes
autrefois à sec. Quand elle atteignit la cote +80 mètres, par rapport à son
ancien niveau, l'eau put s'écouler par un deuxième exutoire vers le sud : la
vallée de Sakariah située à 100 km à l'est du Bosphore, avant de rejoindre le
golfe d'Izmit, extension est de la mer de Marmara. Ainsi celle-ci subit à son
tour un sort analogue à la mer Noire, voyant sans cesse son niveau monter.
Laissons la conclusion à André et Denise
Capart :
"
Il faudra des mois, voire des années, pour que l'eau douce ainsi stockée se
déverse dans la Méditerranée et établisse le fragile équilibre de leurs niveaux
respectifs. Mer Noire et mer Egée sont enfin reliées par deux détroits qui
dressent une barrière symbolique mais définitive entre l'Asie Mineure et le
monde balkanique. " (12)
Une géographie nouvelle issue du Déluge
La géographie de la mer Égée a été
transformée très rapidement, phénomène si étonnant pour les Anciens que
plusieurs textes de l'Antiquité le relate, rapportés notamment par Hérodote (484-420) et Diodore
de Sicile (90-20) qui vécut à
l'époque des derniers soubresauts de ces changements du niveau de la mer.
Relisons ce texte important de Diodore,
concernant les habitants de Samothrace, une île grecque du nord de la mer Egée
dont la surface aujourd'hui est de 180 km², mais qui était beaucoup plus grande
il y a quelques milliers d'années.
"
Les Samothraces racontent qu'avant les déluges qui ont frappé les autres
nations, il y en avait eu, chez eux, un très grand par la rupture de la terre
qui environne les Cyanées et, par suite, de celle qui forme l'Hellespont. Le
Pont-Euxin, c'est-à-dire la mer Noire, n'était alors qu'un lac tellement grossi
par les eaux des fleuves qui s'y jettent qu'il déborda, versa ses eaux dans
l'Hellespont et inonda une grande partie de l'Asie. Une vaste plaine de la
Samothrace fut convertie en mer. C'est pourquoi, longtemps après, quelques
pêcheurs ramenèrent dans leurs filets des chapiteaux de colonnes de pierre,
comme s'il y avait eu là des villes submergées. Le reste des habitants se
réfugia sur les lieux les plus élevés de l'île. Mais la mer continuant à s'accroître,
les insulaires invoquèrent les dieux et sauvés du péril, ils marquèrent tout
autour de l'île les limites de l'inondation et y dressèrent des autels où ils
offrent encore de nos jours des sacrifices. Il est donc évident que Samothrace
a été habitée avant le Déluge. " (13)
On voit à travers ce texte, récit des
conséquences locales d'un cataclysme vieux de plusieurs milliers
d'années, combien les
effets du Déluge avaient alarmé les habitants de l'époque. Ils durent supplier les dieux pour être sauvés de
la destruction totale. Quand tout allait mal pour eux, les Anciens invoquaient
les dieux, seuls susceptibles d'intervenir efficacement.
Diodore ne contestait pas l'authenticité du Déluge (le vrai et pas ses ersatz qui furent
multiples durant les millénaires suivants), ni son ancienneté, car il était persuadé que ce grand cataclysme avait
marqué la fin d'un des
âges du monde dans un passé déjà
conséquent. Il ne faut pas oublier que plusieurs philosophes penchaient pour un Univers vieux de plus
de 10 000 ans, période durant laquelle
le Déluge trouve sa place sans problème. Pour en revenir au texte cité plus
haut, il faut aussi noter son commentaire très intéressant sur les îles
Cyanées. Leur isolement remontait au cataclysme de –6700, car auparavant, au
niveau –38 mètres dans la mer de Marmara, elles faisaient partie intégrante de
l'Asie Mineure.
Hérodote, quatre siècles plus tôt, parlait des îles Cyanées
comme des "îles flottantes" ou "îles noyées" car comme
elles étaient très basses sur l'eau, elles furent tour à tour apparentes ou
submergées au fil des siècles selon la fluctuation quasi continuelle du niveau
de la mer de Marmara.
On sait que la mer Égée fut particulièrement
tributaire du niveau des eaux marines, leur montée isolant certaines îles et
réduisant la superficie d'autres, surtout sur la côte asiatique. Chaque
cartographie de la région était obligée de prendre en compte les nouvelles
transformations.
Une multitude de déluges
locaux partout dans le monde
J'ai insisté sur le Déluge de Noé, version glaciologues
(beaucoup plus crédible que les diverses versions mythologiques), car il
nous montre quelques conséquences géographiques et humaines d'une déglaciation
importante et de sa phase ultime : la débâcle. Cette débâcle a eu lieu bien
souvent sous d'autres cieux que la Scandinavie. De très nombreuses observations
ont montré que l'Amérique
du Nord a particulièrement souffert de la dernière grande glaciation et aussi
de la déglaciation qui a suivi. Souvent
des débâcles ont découlé sur des
cataclysmes en chaîne : raz-de- marée, destructions de cordons
littoraux, inondations, décimations de populations humaines et animales,
géographie transformée.
Plusieurs livres (14) ont été
consacrés aux divers déluges recensés dans les mythologies du monde entier, et
il est indéniable que tous les continents ont été confrontés à des cataclysmes
dont l'eau était la principale responsable. Les récits
concernant ces déluges sont extrêmement variés, et parfois poétiques car
souvent le mythe "en rajoute" au cataclysme lui-même.
On les regroupe en cinq grandes familles :
l'eau des glaciers, l'eau du ciel, l'eau des fleuves, l'eau de la mer et les
raz-de-marée. Je vais dire quelques mots des quatre familles dont je n'ai pas
encore parlé.
– l'eau du ciel.
A priori, le déluge vient du ciel : pluies exceptionnelles durant
plusieurs jours ou plusieurs semaines, liées parfois à la mousson ou à des
orages tropicaux. Des contrées entières peuvent être dévastées. Mais il ne faut
pas perdre de vue que dans certaines régions il s'agit d'un acte naturel positif,
notamment en Inde où la mousson est assimilée à un renouveau. Le
déluge est à la fois force de destruction et de création. L'un des fondements de la philosophie bouddhiste
est celui-ci : " De la vie naît la mort, de la mort naît la vie ". Le déluge biblique, d'après les textes eux-mêmes, est de cette
nature : il a plu pendant quarante jours et quarante nuits et cette pluie
diluvienne a tout inondé, tout détruit.
– l'eau des fleuves. Tout le monde a en mémoire le souvenir de crues catastrophiques. Ces
crues devaient être encore bien pires à l'époque où les cours de grands fleuves
n'étaient pas canalisés, notamment en Chine, où au fil des siècles des millions
de personnes moururent victimes d'inondations phénoménales qui noyèrent des régions
entières. Le déluge de
Sumer et son ersatz babylonien seraient
de cette nature, liés à une inondation catastrophique de l'Euphrate vers –4000 d'après l'étude des alluvions remontant à cette
époque.
– l'eau de la mer. Je parle ici des inondations dues à la rupture de barrages naturels
comme celles qui ont dévasté à plusieurs reprises des pays côtiers, comme les
Pays-Bas, qui sont à fleur d'eau. Des tempêtes, associées à des grandes marées
et à une mer déchaînée, ont entraîné maintes fois la rupture de cordons littoraux, parfois impressionnants mais extraordinairement
fragiles s'ils ne sont pas suffisamment stabilisés. En quelques jours
seulement, la mer a pu gagner définitivement plusieurs milliers de
kilomètres carrés sur des terres auparavant émergées. Ce genre de cataclysme a
dû être très fréquent durant la longue période (plusieurs milliers d'années) de
la montée des eaux océaniques qui se trouvaient forcément de temps à autre en
présence de nouveaux obstacles, obstacles provisoires qu'elles "avalaient"
quand le point de rupture était atteint.
– les raz-de-marée. Ils sont parfois liés à des éruptions volcaniques, mais surtout à des
séismes dans les régions côtières, frontières de plaques tectoniques (15).
Les vagues ainsi créées peuvent dépasser couramment la dizaine de mètres
(parfois même beaucoup plus) et avoir une force prodigieuse (16). Dans
cette catégorie de "déluges", on place surtout le déluge de Deucalion qui date de vers –1600 et que l'on associe au
raz-de-marée "grec" consécutif à l'explosion du Santorin. Il est bien sûr également lié au
fantastique raz-de-marée, haut de près de 200 mètres, ce qui reste exceptionnel, et qui balaya la côte
nord de la Crète comme nous allons le voir plus loin dans la section consacrée
à Santorin.
Sodome et Gomorrhe : un
cataclysme sismique
Jai déjà évoqué ce cataclysme au chapitre 2,
du fait de sa présence dans le texte biblique (17). On sait donc qu'il
fut contemporain du patriarche Abraham, que l'on situe
en général au XIXe siècle avant J.-C. Originaire d'Ur, cité antique
de la basse Mésopotamie. C'est lui qui s'installa en Palestine avec sa tribu.
Comme le raconte la Bible : " Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et
du feu venant du ciel ". Pour
les rédacteurs de la Genèse, il s'agissait d'une vengeance de Dieu. Pour
les géologues, bien sûr, il en va tout autrement.
Dans son livre La Bible arrachée aux sables (18), l'historien allemand Werner Keller (1909-1980) explique fort bien le cataclysme. L'engloutissement de la
vallée de Siddim avec ses quatre villes martyres (Sodome, Gomorrhe, Adma et
Seboïm) ensevelies dans le bitume serait dû principalement à un grand tremblement de terre. Celui-ci aurait débouché d'abord sur un
affaissement de terrain, qui lui-même aurait libéré des forces volcaniques tout
au long de la crevasse ainsi formée, avec comme conséquences d'importantes explosions et des
dégagements de gaz naturel, dans ce qui
est aujourd'hui la partie méridionale de la mer Morte, qui n'est profonde que
d'une quinzaine de mètres et qui n'existait pas il y a 4000 ans.
Ce cataclysme naturel qui se produisit dans
une région déjà peuplée à l'époque, et qui anéantit au moins quatre villes,
marqua fortement les esprits par sa soudaineté et son ampleur, comme le raconte
la Bible. Les premiers compilateurs des textes bibliques récupérèrent sans complexes le
cataclysme pour en faire un acte de la justice divine destiné à punir des populations corrompues et
licencieuses et surtout pour servir d'exemple pour les autres qui voudraient
s'engager sur une mauvaise pente.
Si les géologues croient, probablement avec
raison, à un événement d'abord sismique, puis volcanique, il s'est pourtant
trouvé un astronome compétent comme Ernst Opik (1893-1985) (19)
pour conclure à un impact
cosmique. Ce savant, l'un des premiers
ouvertement catastrophiste, était à la recherche de cataclysmes répertoriés
pouvant être liés à des impacts de comètes et d'astéroïdes comme ceux que
j'étudierai au prochain chapitre, et celui de la mer Morte lui paraissait comme
une éventualité qu'il conviendrait d'étudier plus en détail.
Apparemment, concernant cet exemple précis, il s'est trompé, mais un petit
doute subsiste quand même, qui tient principalement au texte lui-même. En
effet, celui-ci parle bien d'un déluge de soufre et de feu venant du ciel et non pas de la terre.
L'éruption du Santorin
et ses conséquences
Le cataclysme volcanique du Santorin est
l'une des deux grandes catastrophes physiques qui se sont produites au
cours du IIe millénaire avant notre ère dans le Bassin Méditerranéen.
Il a eu des conséquences extraordinaires et mérite un exposé détaillé pour bien
faire comprendre que le cataclysme,
quel qu'il soit, peut avoir des prolongements inimaginables sur la vie des
humains et peut conditionner leur avenir, en
détruisant des civilisations prospères et en contribuant à la refonte des
sociétés humaines. Santorin, on le sait,
aujourd'hui, c'est le quasi-anéantissement de la civilisation minoenne, alors
au zénith de sa puissance. Trois ou quatre siècles plus tard, la comète Sekhmet sera le coup de grâce définitif pour une
civilisation en sursis, incapable de se relever totalement et de retrouver sa
gloire passée.
Le cataclysme, s'il est force
de création au niveau de l'espèce est aussi, et surtout, une force de destruction
au niveau des peuples et des civilisations.
Et cette vérité était encore plus vraie dans le passé, quand les peuples
meurtris ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, et non, comme aujourd'hui, sur
une solidarité internationale capable d'atténuer quelque peu le traumatisme
subi.
La redécouverte de la Crète minoenne
C'est dans les premières années du XXe siècle que l'archéologue anglais Arthur Evans (1851-1941) redécouvrit la civilisation de l'âge du bronze de la Crète. Il lui donna le nom de minoenne, d'après Minos le roi légendaire, héros de nombreux récits mythologiques. En 1900, Evans mit à jour le fameux palais de Cnossos au nord de la Crète. D'autres fouilles dans toute l'île permirent par la suite de sortir également de l'oubli plusieurs autres sites de première importance, comme ceux de Phaistos, Haghia Triada, Mallia et Zacros. Partout, des vestiges de palais montrèrent l'existence d'une très brillante civilisation que l'on a daté du second millénaire avant J.-C. Etonnamment, d'après les spécialistes, cette civilisation s'était pratiquement effondrée d'un seul coup aux alentours de –1600/–1500, et après un ultime soubresaut s'était positivement désintégrée vers –1200.
En 1909, un autre archéologue britannique,
K.J. Frost, publia un article intitulé Le continent perdu, dans lequel il suggérait pour la première fois que
la légende de l'Atlantide était probablement liée à la destruction de la civilisation
crétoise nouvellement mise à jour. Frost
nota que, tout comme dans le texte de Platon, Cnossos et ses
villes alliées furent détruites alors qu'elles se trouvaient au sommet de leur
puissance. Aucun déclin ne put être mis en relief, mais au contraire une
destruction quasi instantanée, due presque obligatoirement à un cataclysme.
"
Ce fut comme si le royaume tout entier avait été englouti sous les flots, comme
si l'histoire de l'Atlantide était vraie. "
Cette lumineuse idée de l'archéologue
britannique, associant Crète et Atlantide (20), passa pourtant
pratiquement inaperçue, ne soulevant apparemment aucun écho dans les milieux
spécialisés. Comme c'est souvent le cas, cette découverte essentielle était
trop en avance sur son temps.
Ce n'est qu'en 1932 que le débat allait
rebondir. L'archéologue grec Spiridon Marinatos (1901-1974), en
fouillant le site d'Amisos, l'ancien port de Cnossos, découvrit parmi d'autres
vestiges une fosse remplie de pierres ponces. Il se posa immédiatement la
question : " D'où
cette roche, d'origine volcanique, pouvait-elle provenir
? ". Une seule hypothèse
lui parut plausible : la côte nord de la Crète avait été balayée par un tsunami véhiculant ces pierres ponces et certaines étaient
restées piégées sur place. Ce raz de marée venant du nord devait être
responsable de la destruction des palais crétois, et même de toute la
civilisation minoenne dans son ensemble (21).
Cette remarquable découverte en Crète,
suivie de l'intuition tout aussi géniale de Marinatos, fut le
point de départ de la fameuse hypothèse qu'il publia en 1939 dans la revue
anglaise Antiquity, dans un article intitulé " La destruction volcanique de la Crète
minoenne ".
L'histoire d'une île volcanique : Santorin
L'archipel de Santorin se situe au sud de la mer Egée, entre la Grèce et la Crète, et fait partie des Cyclades. Il comporte cinq îles d'une superficie totale de 75 kilomètres carrés. On distingue, en gros, deux grandes unités géomorphologiques. Les trois îles périphériques : Théra, de loin la plus importante, Thérasia et Aspronisi sont les restes d'un ancien volcan qui s'est effondré pour former une grande caldéra de 11 ´ 7,5 km envahie par la mer. Au centre de cette caldéra, se trouvent les deux autres îles qui sont postérieures à la catastrophe : Nea Kameni et Palea Kameni.
Dans les années 1950, une très importante
découverte scientifique : la
possibilité de datation par le carbone 14
permit de situer dans le passé, avec une précision remarquable, divers éléments
contemporains ou liés directement à la fameuse explosion du Santorin, que l'on
savait avoir été l'un des événements volcaniques majeurs de la haute Antiquité.
Les résultats indiquèrent la période –1600/–1500 comme étant celle de la
catastrophe qui décapita l'île ancienne unique, connue sous le nom de Stronghile, la ronde.
En fait, on savait depuis 1860 que
l'archipel de Santorin abritait des trésors archéologiques (datés par la suite
de 3500/3600 ans), car à l'époque d'importants éboulements dus à
l'exploitation intensive des carrières de pierres ponces sur Thérasia avaient
mis à jour les ruines de plusieurs habitations ensevelies auparavant sous
trente mètres d'éjections volcaniques. L'ampleur d'une éruption phénoménale et
les dégâts catastrophiques qu'elle avait engendrés, principalement la destruction d'une civilisation de
l'âge du bronze, avaient très intrigué
le minéralogiste et volcanologue français Ferdinand Fouqué (1828-1904) (22) qui avait visité le site en 1867, mais
l'intérêt de la découverte n'avait pas paru évident aux savants de l'époque, et
Santorin était retombé dans un oubli inadmissible.
En fait, les savants de l'époque avaient peur des
catastrophes. Ils craignaient plus que tout de découvrir des vestiges de
cataclysmes récents et de devoir reconsidérer la validité des
hypothèses catastrophistes, à une époque où l'uniformitarisme semblait s'être
définitivement imposé.
Il fallut donc attendre la fin des années
1930 pour que Marinatos
fasse le rapprochement entre le déclin, la quasi-disparition même, de la
civilisation minoenne et l'éruption paroxysmale du Santorin. Toutes les découvertes ultérieures allaient lui
donner raison. En particulier, en 1967, des fouilles effectuées à Akrotiri,
petit village au sud de l'île principale Théra, permirent de mettre à jour une
ville résidentielle, cachée jusqu'alors sous dix mètres de pierres ponces. On découvrit des centaines de poteries de l'époque minoenne et toutes
sortes d'ustensiles de la vie courante. Par contre, aucun squelette humain ne
fut dégagé, ce qui prouve que les signes précurseurs de l'éruption
avaient été suffisamment étalés dans le temps, et surtout suffisamment
impressionnants, pour que la population quitte l'île avant le déchaînement
final du Santorin.
Les diverses découvertes archéologiques
concernant la région et l'étude de la stratigraphie des différents produits
éjectés par le volcan lors de la grande éruption de –1500 (plutôt –1600 pour les volcanologues
actuels), notamment leur distribution
dans les fonds marins de la Méditerranée orientale, ont permis aux
volcanologues et aux historiens de reconstituer les grandes étapes de
l'effondrement de la civilisation minoenne qui a régné sur toute la
Méditerranée entre –2000 et –1500. Jusqu'à cette époque, Santorin était une île unique d'environ
12 km de diamètre et dont le sommet volcanique pouvait atteindre 1000 mètres. Sur ses flans, plusieurs villages minoens avaient
été bâtis et étaient habités en permanence. Car l'empire minoen, empire
essentiellement maritime, comme on l'a largement démontré, s'appuyait
principalement sur la Crète, l'île majeure, mais aussi sur plusieurs îles des
Cyclades, parmi lesquelles, en premier lieu, Santorin qui fut croit-on l'île sacrée de la civilisation minoenne, du fait de sa beauté,
et surtout de son énorme sommet volcanique qui culminait haut dans le ciel, tout près des dieux, et qui devait être visible loin en mer.
L'empire minoen était alors à son apogée,
mais il n'allait plus tarder à sombrer en pleine gloire. Une première alerte
eut lieu à Santorin quelques années avant le cataclysme final. Une succession
de séismes, probablement en rapport avec le remplissage par la lave du cône
volcanique, obligea les
habitants de l'île à fuir vers des sites
plus sûrs. On a noté en fouillant Akrotiri que des murs lézardés, des plafonds
effondrés, des colonnes abattues étaient antérieures à l'éruption elle-même et
ne pouvaient dater que de ces secousses sismiques qui précédèrent le cataclysme
final d'une dizaine d'années environ, peut-être moins.
Les tremblements de terre s'étant
provisoirement calmés, les habitants de Santorin revinrent sur leur île, mais
pas pour très longtemps. Ils n'eurent pas le temps de réparer toutes les maisons
endommagées avant le réveil du volcan qui s'effectua progressivement. On a noté
plusieurs couches successives de cendres d'une épaisseur totale de 1,50 mètre
environ. Les habitants quittèrent alors définitivement Santorin, c'est pourquoi
on n'a retrouvé aucun squelette humain sur l'île. Elle était déjà désertée
quand la conflagration finale eut lieu.
L'explosion de l'île des dieux
C'est autour de –1600 (23) que le volcan explosa littéralement. Une
fantastique éruption, l'une des plus extraordinaires que l'homme ait connue,
allait balayer en quelques jours, et à tout jamais (malgré quelques petits
sursauts désespérés) une civilisation quasiment millénaire (24/25). Plus de 60 mètres d'épaisseur de
pierres ponces recouvrirent Santorin. Le
vent dominant nord-ouest/sud-est porta quantité de cendres jusqu'en Egypte. La
Crète qui se trouve à environ 110 km au sud de Santorin vit toute sa partie
centrale et orientale recouverte de 10 centimètres environ de ces cendres,
alors qu'étonnamment la partie occidentale fut plus ou moins épargnée.
Le bruit de l'éruption dut être phénoménal,
puisqu'on prétend qu'il fut audible jusqu'en Egypte, et l'obscurité fut totale durant plusieurs
jours en Crète et partielle en Egypte
durant une bonne semaine. Le magma ayant totalement abandonné le cône
volcanique (60 km3
de matériaux furent envoyés dans l'atmosphère, quatre fois plus que pour le
Krakatoa en 1883), le fier volcan
s'effondra sur lui-même pour former la caldéra très spectaculaire que l'on
connaît encore de nos jours et qui montre si bien l'envergure du cataclysme.
Un impressionnant nuage mortel de cendres chaudes se déplaça dans toute la partie est de la
Méditerranée. On pense que la couche de cendres sur les îles voisines atteignit
plus de cinq centimètres d'épaisseur, couche largement suffisante pour étouffer
définitivement la végétation, les hommes et aussi quasiment tous les animaux et
les insectes autochtones. Le nuage de poussières et de cendres se dispersa
ensuite dans toute l'atmosphère terrestre, faisant partiellement obstacle au
rayonnement solaire (26).
Des pluies acides associées complétèrent le
désastre dans les jours et les semaines suivants. La quasi-totalité des récoltes furent
détruites et les terres empoisonnées durant
des années. L'écologie de
la Crète fut perturbée pendant pratiquement un demi-siècle. La fragilisation de la civilisation minoenne fut
enclenchée d'une manière irréversible tout de suite après le cataclysme, avec
une crise économique terrible et déstabilisante.
Des forages océanographiques dans l'est de
la Méditerranée ont permis de retrouver des traces du cataclysme, notamment à
proximité des côtes de Turquie et de Chypre, sous la forme de dépôts de cendres
à 60 centimètres de profondeur.
Tous les touristes ont un pincement au cœur
quand ils connaissent l'histoire de l'île, et on peut dire que Santorin, comme le Meteor Crater, sont des
lieux magiques. Tous deux, très
différents, sont des
vestiges de catastrophes qui défient l'imagination, et qui sont là, siècle après siècle, pour nous
rappeler les forces prodigieuses de la nature qui les ont créés.
Ces forces prodigieuses, ce n'était pas
seulement celles qui ont "cassé la montagne" et projeté dans
l'atmosphère des kilomètres cubes de débris, c'était aussi celles du
gigantesque raz de marée qui se forma, comme conséquence de l'effondrement du
cône volcanique. Il s'agit là d'une répercussion géologique quasi instantanée
bien connue. Ce raz de
marée atteignit au moins 200 mètres de hauteur, puisque l'on a retrouvé à cette
même altitude des pierres ponces sur les collines d'îlots avoisinant Santorin. Ce mur d'eau, d'une puissance inouïe, véhiculant
des produits éjectés du volcan, balaya littéralement la côte nord de la Crète,
détruisant tous les ports (dont Amnisos, où 3500 ans plus tard Marinatos retrouva
des pierres ponces "piégées" dans une fosse). Le tsunami atteignit
aussi les côtes de la Grèce, Rhodes et toute la côte orientale de la
Méditerranée.
Qu'en est-il du Santorin aujourd'hui ? On
connaît bien son histoire ultérieure (27). Après son coup de force de
–1600, il resta totalement inactif pendant plus de 1000 ans. C'est vers 197
avant J.-C. que naquit dans la caldéra l'îlot volcanique baptisé Paléa Kameni.
L'autre îlot existant à l'heure actuelle, Nea Kameni, est l'issue récente (de
1866 à 1870) de la fusion de deux petits îlots, nés l'un de 1570 à 1573 (Mikra
Kameni) et l'autre de 1707 à 1711 (Néa Kameni primitif).
La datation du cataclysme du Santorin (bien qu'elle reste relativement approximative) a été l'une des grandes nouveautés du XXe siècle. Jusque-là la compression du temps avait totalement occulté les divers cataclysmes différents qui se sont succédé au fil des siècles. Ainsi l'Apocalypse de Saint Jean regroupe pêle-mêle des fléaux hétéroclites observés lors des drames humains associés aux cataclysmes de Sodome et Gomorrhe, de Santorin et de l'impact de la comète Sekhmet qui se sont étalés sur près de huit siècles.
La période post-catastrophe et les conséquences humaines
La conséquence principale du cataclysme,
outre la désintégration du volcan, fut la destruction quasi complète de la
Crète (28), centre principal de la civilisation minoenne. Le peuple
minoen était surtout un
peuple maritime, je l'ai dit. Il
perdit la quasi-totalité de sa flotte à cause du tsunami meurtrier qui détruisit
tous les ports de l'est méditerranéen. En même temps que la destruction d'une
grande partie de la population, c'est la force vive de ce peuple, sa raison d'être, qui fut détruite en quelques jours. Quasiment la
fin du monde pour cette civilisation presque millénaire, fleuron de l'âge du
Bronze, qui régnait sans partage sur le Bassin méditerranéen, et même
probablement bien au-delà, et partie pour perdurer au moins quelques siècles
encore.
Un cataclysme comme celui du Santorin, l'île des dieux, devait inévitablement être la base de légendes qui allaient se transmettre au fil des siècles. On y associe notamment le déluge de Deucalion qui raconte la lutte féroce entre Zeus et Poséidon et certains épisodes de l'histoire des Argonautes. Certains auteurs associent également l'éruption du Santorin et les dix plaies d'Egypte, mais cette corrélation est plus que douteuse pour une question de dates. Santorin, c'est le XVIe ou même XVIIe siècle d'après les volcanologues actuels, il ne faut jamais l'oublier. Les plaies d'Egypte, ce sont le XIIIe siècle, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Enfin, on sait maintenant que Platon s'est fortement inspiré de l'épisode du Santorin pour écrire son Atlantide, comme l'a bien montré Marinatos, 24 siècles plus tard.
Comme quoi un cataclysme de grande envergure
peut entraver d'une manière radicale le cours normal des choses. Avec Santorin,
et à une échelle "locale", on se trouve dans le même scénario que
celui d'il y a 65 MA. Les
dinosaures et la civilisation minoenne, alors au sommet de leur
ascension, ont été balayés par un cataclysme et ont dû laisser leur
place à d'autres. Conclusion : le cataclysme est un carrefour entre
le passé et l'avenir. La malchance est bien un facteur qui a sa place non seulement
dans l'évolution, comme l'ont montré Gould, Raup
et quelques autres, mais
aussi dans l'histoire des hommes. Dinosaures et Minoens ne demandaient qu'à vivre !
Catastrophisme et
atlantides
Plus que toute autre catastrophe remontant à
l'Antiquité, celle liée à l'Atlantide est synonyme de désastre à la fois terrestre et humain, et les divers auteurs ayant traité du sujet depuis
des siècles lui ont attribué des causes diverses, d'autres accréditant au
contraire l'hypothèse d'une fable, inventée de toutes pièces par Platon.
L'historien de l'Atlantide Olivier Boura, dans son livre Les
Atlantides. Généalogie d'un mythe (29),
présente tous les principaux textes qui ont entretenu le mythe depuis
l'Antiquité et sous-tendu des hypothèses variées quant à son possible
emplacement. Une étude détaillée du texte de Platon a conduit cet auteur à la
conclusion suivante :
" Il est clair qu'à travers l'histoire de l'Atlantide Platon mène le procès du matérialisme, des valeurs mêmes du matérialisme, en même temps, sans doute, qu'il interprète, à sa manière, les conflits qui au Ve siècle av. J.-C. opposèrent les cités grecques, petites, pauvres et vertueuses, aux empires orientaux. La victoire d'Athènes, ici, c'est la victoire même de la raison, de la mesure, de l'ordre, sur les forces immenses, nocturnes et abyssales, inhumaines, d'un monde barbare engendré par le chaos, et retourné au chaos. " (30)
Dès l'Antiquité, les plus grands philosophes
postérieurs à Platon, à commencer par Aristote lui-même, ne croyaient pas à
l'Atlantide, telle que prévue par Platon. Boura le confirme aujourd'hui, lui
qui y voit un combat entre la raison, la mesure et l'ordre contre les forces de
la barbarie. Déjà à l'époque de Platon, la raison avait
bien du mal à s'imposer...
Avec l'Atlantide, le problème est que le
pays disparu de Platon est devenu au fil des siècles le nom générique des cités et des îles disparues à la suite de
cataclysmes divers. Donc, il n'y a rien d'anormal à ce que l'on trouve des atlantides partout, quand on sait que le niveau moyen des mers
a augmenté de 110 mètres en 15 000 ans, sans parler des autres cataclysmes
terrestres et cosmiques. Que de villes côtières noyées, que d'îles englouties,
que de territoires submergés, qui tous ont abrité la vie, une vie aujourd'hui
disparue.
Là encore je vais me limiter à quelques mots
sur les hypothèses principales. De nombreux livres (31/32) traitent du
sujet, globalement ou sélectivement, de nombreux auteurs privilégiant leur
solution, qui n'est presque toujours qu'une solution parmi d'autres possibles.
– les hypothèses atlantiques. L'Atlantide a été considérée parfois comme une
grande île située entre l'Europe et l'Amérique, dont les Açores et les Canaries
seraient les vestiges. Certains auteurs ont préféré une assise continentale sur
l'Atlantique, avec les hypothèses Tartessos, l'Atlantide marocaine ou
africaine. Les cataclysmes sont des effondrements de la croûte terrestre, le
volcanisme, l'engloutissement des terres, le raz-de-marée destructeur.
– les hypothèses méditerranéennes. Hormis l'hypothèse volcanique de Santorin, on a
parlé de villages préhistoriques engloutis dans l'Adriatique (probablement
situés sur les rives du Pô avant la montée des eaux dans l'Adriatique) et d'une
Atlantide tunisienne dans ce qui est aujourd'hui le golfe de Gabès qui n'a été
recouvert par les eaux que récemment à l'échelle géologique. Il s'agit
évidemment de villages engloutis lors de la dernière montée générale des eaux
qui pouvaient se situer à un niveau –20 ou –30 mètres par rapport au niveau
actuel. L'ensablement et les alluvions ont tôt fait de faire disparaître des
vestiges humains, qui ne
sont pas détruits souvent, mais seulement enfouis.
– les hypothèses américaines. La plus célèbre est celle de Bimini (33) que
l'on a souvent assimilée à la "vraie" Atlantide". Ce n'est
qu'une atlantide parmi d'autres, noyée elle aussi par la montée des eaux. Il
est sûr que l'archipel des Bahamas ne représente que les vestiges de terres
beaucoup plus importantes. Certains chercheurs ont cru voir dans d'immenses
pierres englouties les traces d'un "escalier" qui aurait été taillé
par une civilisation disparue. Il n'y a rien là d'impossible, les Anciens
savaient tailler la pierre et ils érigeaient des escaliers quand ils en avaient
besoin. Seulement, là comme partout, il a fallu "reculer" quand le niveau
de l'océan, grossi par les millions de kilomètres cubes des eaux de la
déglaciation, est remonté lentement mais inexorablement. Ce fut la loi commune
pour tous. On a aussi postulé pour une Atlantide brésilienne et de nombreuses
légendes des peuples américains et amérindiens parlent de déluges et de cités
englouties. Rien d'étonnant à tout cela : l'atlantide, comme l'apocalypse,
est un canevas de cataclysme.
– les hypothèses diverses. L'Atlantide s'est diversifiée au fil des siècles et
"décentralisée". Des vestiges de civilisations disparues ayant été
repérées partout, des chercheurs ont proposé des sites comme la Suède,
l'Allemagne du nord-ouest, plus récemment la mer du Nord (34),
ou même des sites orientaux. Rien à voir avec l'Atlantide de Platon, mais atlantides parmi d'autres. Une chose paraît évidente : partout,
sur tous les continents, sur toutes les mers, des villes, des régions ont été
détruites par des cataclysmes divers. Quand elles sont par trop exotiques, les
atlantides peuvent prendre un nom particulier : Pount, Mû, ..., noms haïs par
les scientifiques mais qui peuvent cacher parfois des cataclysmes bien réels :
îles englouties, régions côtières affaissées, ou régions continentales devenues
désertiques. Peut-être au fil des prochains siècles, des sondages
océanographiques et des études sur le terrain, pourra-t-on repérer quelques-uns
de ces sites atlantidiens avec certitude.
Retour au monde cyclique
des Anciens
Pour clore ce chapitre sur les grands
cataclysmes terrestres (de notre zone culturelle, car on ignore presque tout
des autres), il faut revenir sur le fameux temps cyclique des Anciens dont j'ai parlé au chapitre 1. Tous les philosophes de
l'Antiquité étaient persuadés que le monde,
et l'humanité avec elle, se renouvelaient à l'occasion de catastrophes
dues alternativement au feu et à l'eau.
Les quelques exemples cités dans ce chapitre concernent surtout l'eau, c'est-à-dire les cataclysmes d'origine terrestre
(une petite partie concerne aussi les effets du volcanisme). Dans le chapitre suivant,
je vais étudier en détail l'autre volet, celui concernant surtout le feu, c'est-à-dire principalement des cataclysmes
d'origine cosmique.
Pour les Anciens, le temps était cyclique pour des raisons astrologiques. Ils attachaient beaucoup d'importance aux ères précessionnelles et étaient persuadés de leurs rapports avec des événements recensés ou supposés (voir le tableau 18-1). Ces signes astrologiques qui leur étaient attachés ont traversé les millénaires pour arriver sans problème jusqu'à nous.
On ne peut s'empêcher d'admirer cette sagacité des Anciens pour rechercher les causes de ces Grandes Années, qui se terminaient en drames, liés à la violence de la nature, drames qui étaient tout autant humains, et dont ils ont été si souvent victimes. Ils ont tout fait aussi pour les dater, s'appuyant pour ce faire sur le mouvement des planètes, leur meilleur calendrier, les divisant même en Grands Étés et Grands Hivers. Dans Le système du monde (tome 1), Pierre Duhem rappelle ce texte d'Olympiodore, érudit chrétien de la fin du VIe siècle qui vivait à Alexandrie et lointain disciple d'Aristote, qui résume assez bien le problème :
"
Que la mer se dessèche, que la terre ferme, à son tour, se transforme en mer,
cela provient de ce que l'on nomme le Grand Été et le Grand Hiver. Le Grand
Hiver a lieu lorsque tous les astres errants se réunissent en un signe hivernal
du zodiaque, le Verse-eau ou les Poissons ; le Grand Été, au contraire se
produit lorsqu'ils se réunissent tous en un signe estival comme le Lion ou le
Cancer. De même, le Soleil, pris isolément, produit l'Été lorsqu'il vient dans
le Lion et l'hiver lorsqu'il vient dans le Cancer... Lorsqu'après une très
longue durée, tous les astres errants se trouvent en une même place, pourquoi
donc cette conjonction produit-elle la Grande Année ? C'est que tous les astres
errants, lorsqu'ils approchent du point culminant [de l'écliptique], échauffent
comme le fait le Soleil ; ils refroidissent, au contraire, lorsqu'ils sont éloignés
de ce point ; il n'est donc pas invraisemblable qu'ils produisent le Grand Été
lorsqu'ils viennent tous au point culminant, et le Grand Hiver lorsqu'ils en
sont tous éloignés. Donc, pendant le Grand Hiver, la terre se change en mer
tandis que le contraire a lieu au cours du Grand Été. " (35)
Ce texte un peu alambiqué d'Olympiodore
explique l'essentiel : la
mer peut se transformer en terre ferme, et inversement la terre ferme peut se
transformer en mer. Plus simplement, on
peut dire que la variation du niveau des océans et des lacs découvre et inonde
successivement certaines régions côtières et des îles dont l'altitude maximale
ne dépasse pas quelques mètres.
Il ne faut jamais perdre de vue que, depuis
la fin du dernier maximum glaciaire, les océans ont regagné 110 mètres en moyenne, ce qui n'est pas rien. Ce que les
glaciologues appellent " la débâcle atlantique ", datée
d'environ –13500, est aussi appelée " Déluge de Lascaux ". Nos ancêtres proches étaient quasi
contemporains de la plus grande catastrophe mondiale arrivée sur la Terre
depuis 20 000 ans. On sait par les innombrables traces qu'ils nous ont laissées
que l'art était déjà bien
présent (il suffit de visiter les
merveilleuses grottes de Dordogne et d'ailleurs pour s'en convaincre) et qu'il était
l'un de
leurs moyens d'expression.
Ainsi ont été ensevelis
(recouverts par la sédimentation et pas forcément détruits),
parallèlement à la montée progressive des eaux, et pour très longtemps, des vestiges d'anciennes civilisations protohistoriques qui vivaient au bord des océans, là où la vie était
nettement plus facile, grâce à la pêche côtière qui assurait la survie de
groupes humains relativement importants. Certaines n'étaient pas si primitives
que l'on voudrait nous faire croire, même s'il est hors de question d'admettre
qu'elles aient pu atteindre un niveau tel que celui de l'Antiquité classique.
La découverte de mégalithes noyées n'est qu'un exemple.
Pour les astronomes aussi les glaciations sont cycliques, mais pour des raisons différentes bien sûr, liées
principalement à la théorie
astronomique des climats de Milankovic (36). Ce qui est tout à fait nouveau, du fait
des activités humaines qui interfèrent pour la première fois d'une
manière significative et qui participent à un réchauffement indéniable de la planète, c'est que le prochain maximum glaciaire ne se
produira peut-être pas à la date normale, et qu'il devra attendre plusieurs
dizaines de milliers d'années, si l'homme reste raisonnable et ne dépasse pas
les "bornes" acceptables.
L'homme est un prédateur nouveau pour la planète. Mais bien que sa présence
soit un facteur à prendre en compte, il est loin d'être le seul et surtout le
plus important. L'homme
ne fait pas le poids devant le cataclysme, qu'il soit naturel (terrestre ou
cosmique) ou même humain (technologique ou écologique). La nature
reprendra vite ses droits. Le rapport des forces n'est pas, et ne sera
jamais, le même.
Notes
1. G. Rachet, Dictionnaire de
l'archéologie (Robert Laffont, coll. Bouquins, 1983).
2. Université d'Oxford (sous la direction de
M.C. Howatson), Dictionnaire de l'Antiquité (Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993).
Titre original : The Oxford companion to classical Literature (1989).
3. M. Déribéré et P. Déribéré, Histoire
mondiale du déluge (Robert Laffont, 1978).
4. A. Capart et D. Capart, L'homme et les
déluges (Hayez, 1986). Un livre essentiel pour comprendre la déglaciation
et ses conséquences humaines
5. J. Labeyrie, L'homme et le climat
(Denoël, 1985).
6. J.-C. Duplessy et P. Morel, Gros temps
sur la planète (Odile Jacob, 1990).
7. A. Capart et D. Capart, L'homme et les
déluges, op. cit., citation p. 212.
8. idem, citation p. 250.
9. C. Lorius, Glaces de l'Antarctique
(Odile Jacob, OJ37, 1993).
10. L'exemple du glacier alpin qui s'est
effondré le 12 juillet 1892 est bien connu. Une poche d'eau, estimée à 200 000
m³ creva la surface du glacier et entraîna sa débâcle en quelques
minutes. La masse totale des divers résidus (glaces + terre + roches
arrachées par le mouvement) atteignit un volume de 800 000 m³ (quatre fois
supérieur à la poche d'eau initiale). Tout ce qui existait comme arbres et
comme végétation sur le passage du glacier fut arraché et le sol fut totalement
"nettoyé".
11. A. Capart et D. Capart, L'homme et
les déluges, op. cit., citation pp. 259-260.
12. idem, citation p. 262.
13. Diodore de Sicile, Bibliothèque
historique, V, 47. Diodore de Sicile (90-20), dans sa Bibliothèque,
raconte l'histoire universelle des origines à son époque.
14. Pour en savoir plus au sujet des
déluges, le lecteur peut se référer à Histoire mondiale du déluge de
Maurice et Paulette Délibéré (voir référence 3).
15. A. Cisternas, L. Dorbath, B. Delouis et
H. Philip, La préparation d'un grand séisme, Pour la Science, 242, pp.
42-48, décembre 1997. Dans cet article, il y a une carte impressionnante (p.
43) qui indique la position des 22 séismes, avec des magnitudes entre 7,6 et
9,5, qui ont secoué la côte ouest du Pérou et du Chili entre 1868 et 1996,
c'est-à-dire en 128 ans. La moyenne ressort à un grand séisme destructeur tous
les 6 ans seulement. Le plus extraordinaire est le fameux séisme de 1960
dans le sud du Chili, le plus énergétique des séismes connus avec précision
(magnitude 9,5), qui est associé à une rupture de la croûte terrestre sur une
longueur de 1000 km.
16. Parmi les exemples assez récents de
cataclysmes ayant entraîné la formation de raz-de-marée destructeurs, on peut
citer les suivants : les séismes de Lisbonne en 1755 et d'Arica en 1868,
et les éruptions volcaniques du Tambora en 1815, du Krakatoa en 1883 et
du Katmai en 1902. Pour montrer la force de ces raz-de-marée, il suffit de se
rappeler qu'à l'occasion du grand séisme dans la région d'Arica (dans le sud du
Pérou) en 1868, qui a atteint la magnitude 9,0, un navire de guerre ancré dans
le port d'Arica se retrouva à 4 km à l'intérieur des terres, littéralement
soulevé et emporté par une vague de 13 mètres, tandis que le port et la ville
étaient réduits en ruines.
17. A.-M. Gerard, Dictionnaire de la
Bible (Robert Laffont, coll. Bouquins, avec la collaboration de A.
Nordon-Gerard et P. Tollu, 1989).
18. W. Keller, La Bible arrachée aux
sables (Presses de la Cité, 1962). Ce livre a souvent été réédité, une
dernière fois en 2005 par les Editions Perrin et avec une présentation de
Jean-Luc Pouthier. Il a été traduit en 24 langues et vendu à plus de 20
millions d'exemplaires.
19. E.J.
Opik, News and comments : asteroids-cratering, The Irish Astronomical
Journal, 13, 1-2, pp. 59-67, 1977. Opik
fut l'un des premiers astronomes catastrophistes de l'histoire moderne.
20. K.T.
Frost, The "Critias" and minoan Crete, Journal of Hellenic
studies, 33, pp. 189-206, 1908.
21. S.
Marinatos, The volcanic destruction of minoan Crete, Antiquity, 13,
1939.
22. F. Fouqué, Santorin et ses éruptions,
1879.
23. Plusieurs dates différentes circulent
concernant l'explosion du Santorin, notamment celle approximative de
–1500 souvent conservée comme un repère, plutôt que comme une date très
précise. Certains chercheurs modernes ont tenté de préciser cette date à
l'intérieur d'une trop large fourchette (–1650/–1200), souvent pour la faire coïncider
avec d'autres événements historiques (notamment la sortie des Hébreux d'Egypte)
ou avec un souverain égyptien (plusieurs ont été retenus comme étant
contemporains de l'explosion du Santorin). La date de l'automne 1628 avant
J.-C. (–1627) a été proposée par des volcanologues et est donc crédible, même
si elle paraît bien haute à beaucoup.
24. A.G. Galanopoulos et E. Bacon, L'Atlantide,
la vérité derrière la légende (Albin Michel, 1969). Titre original : Atlantis,
the truth behind the legend (1969).
25. J.-Y. Cousteau et Y. Paccalet, A la
recherche de l'Atlantide (Flammarion, 1981).
26. On a une bonne comparaison avec l'explosion du Tambora en 1815, cataclysme assez semblable d'ailleurs à celui du Santorin et d'une énergie équivalente (magnitude 9,0 et énergie 2 ´ 1018 joules). Pour fantastiques qu'elles aient été, ces deux catastrophes volcaniques restent loin d'avoir dégagé une énergie comme celle du séisme du Chili (voir note 15). Il ne faut surtout pas lier obligatoirement la magnitude d'un cataclysme avec les divers dégâts associés qui peuvent être très différents selon sa nature, la région et les populations concernées.
27. M. Krafft, Guide des volcans d'Europe
(Delachaux & Niestlé, 1974). Un guide complet et très intéressant. Sur
Santorin et son histoire, voir pp. 352-367.
28. M. de Grèce, La Crète, épave de
l'Atlantide (Julliard, 1971).
29. O. Boura, Les Atlantides. Généalogie
d'un mythe (Arléa, 1993). De loin le meilleur livre sur les Atlantides. Ce
remarquable ouvrage rassemble une quarantaine de textes grecs, latins,
espagnols, français, suédois, italiens, anglais et allemands. Lecture
indispensable pour le lecteur qui veut avoir une vue globale sur ce mystère
controversé entre tous.
30. idem, citation pp. 11-12.
31. Th. Moreux, L'Atlantide a-t-elle
existé ? (Doin, 1949).
32. J.V.
Luce, Lost Atlantis : new light on an old legend (McGraw-Hill, 1969).
33. C. Berlitz, L'Atlantide retrouvée. Le
huitième continent (Rocher/France-Amérique, 1984). Titre original : Atlantis,
the eighth continent (1984).
34. J. Deruelle, De la préhistoire à
l'Atlantide des mégalithes (France-Empire, 1990).
35. P. Duhem, Le système du monde.
Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic (Hermann, 10
volumes, 1913-1957). Citation pp. 293-294.
36. W. Chorlton et autres, Les périodes
glaciaires (Time-Life, 1984). Titre original : Ice ages (1983). Le
chapitre 4 : La théorie astronomique (pp. 119-141) explique la
théorie de Milankovic et ses implications.
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