La théorie de Gaïa
La
suite du programme (III)
A
l'époque où Lovelock créa son modèle Daisyworld à une seule dimension, il
ignorait la biologie des populations et le fait que si ce type de modèle
contenait plus de deux espèces en compétition simultanée, le système était
presque invariablement instable.
Ce
problème sera résolu en introduisant une dépendance spatiale dans le
modèle. Les températures locales T1,
T2
et les albedos A1,
A2
peuvent être remplacés par des champs à deux dimensions T(x,y) et A(x,y).
De cette manière l'évolution temporelle et spatiale de la température
est déterminée par des équations différentielles partielles basées
sur un modèle d'équilibre énergétique[5],
l'évolution de l'albedo étant directement relié à la végétation et
modélisé par l'approche de l'automaton cellulaire. Ainsi ce
modèle bi ou tridimensionnel peut s'appliquer à quantités de problèmes,
de la formation de calcite dans les marais microbiens à la fragmentation
des habitats.
Lovelock
élabora ensuite un nouveau modèle contenant entre 3 et 20 espèces de
pâquerettes de couleurs différentes vivant en compétition pour conquérir
l'espace de leur planète, régulant inconsciemment leur monde comme elles
l'avaient fait jusqu'ici. Ces modèles informatiques comprennent des
pâquerettes grises dont la couleur est identique à celle de la surface
dénudée de la planète hôte.

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L'automaton
cellulaire :
l'état d'une cellule un instant plus tard dépend
uniquement de l'état de la cellule même et de celui de ses
voisines. Programmé par Werner von Bloh du PIK sur un
ordinateur parallèle RS/6000P d'IBM ce programme tire
profit d'une bibliothèque GeoPar fondée sur le paradigme
message-passing. Consulter ce site pour en savoir plus. |
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Lovelock
modélisa ensuite la régulation de la température de surface en prenant
10 espèces de pâquerettes vivant en compétition. Il est aussi stable
que le modèle contenant deux espèces de fleurs mais il offre l'avantage
de pouvoir contrôler la température avec plus de précision.
En
incorporant l'environnement physique dans ce modèle, une variable que les
théoriciens en écologie n'avaient jamais utilisée jusqu'à présent,
l'instabilité inhérente qui ressortait des modèles écologiques
multi-espèces s'évanouit. Dès lors on pouvait ajouter des lapins ou
d'autres herbivores pour couper les pâquerettes et même des renards,
pour tuer les lapins, sans éprouver la stabilité du système.
Ainsi
de manière beaucoup plus indépendante que dans la première version,
nous avons trouvé pour la première fois une justification théorique à
la diversité. La diversité est la plus vaste lorsque la régulation de
la température est la plus efficace, et la plus faible lorsque le système
subit un stress : au moment où la croissance débute ou lorsque les pâquerettes
souffrent de la chaleur et dépérissent.
Ces
modèles multi-dimensionnels montrent quelques effets remarquables :
-
Les interactions locales entre les espèces en compétition conduit à des
effets globaux : sous des perturbations extérieures un comportement régulateur
de la température globale s'auto-organise
-
Le système subit une transition de phase de premier ordre : lorsque le régime
entretenu est stressé, une brisure irréversible se produit immédiatement
-
En morcelant les régions (par exemple en fragmentant les comportements régulateurs)
le régime se brise également.
L'effet
de la fragmentation |

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Le
schéma supérieur présente la dépendance de la température
moyenne globale en fonction du paramètre de fragmentation p pour différents taux
de mortalité des herbivores. En dessous, la dépendance de la concentration
des herbivores en fonction de p pour le même taux de
mortalité. Documents Werner von Bloh/PIK-Postdam. |
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Bien
sûr Daisyworld ou ses variantes est un modèle et pas une recette pour
mettre une planète sous air conditionné ! Mais il s'agit d'un modèle
général qui ne se limite pas aux pâquerettes et au climat ainsi que
nous allons le découvrir.
Depuis
sa première expérience en 1982, Lovelock a créé des modèles
s'attachant aux époques primitives de la Terre, l'Archéen et le Protérozoïque
du Précambrien, en programmant des micro-organismes capables de réguler
simultanément la composition de l'atmosphère et le climat.
Daisyworld
fournit un outil puissant qui offre une explication plausible de la manière
dont Gaïa fonctionne et des raisons pour lesquelles toute prédestination
ou planification est inutile pour équilibrer la biosphère. Mais quelque
part l'explication demeure virtuelle, s'attachant à un monde simpliste,
simplement connecté et ne subissant pas l'influence anthropogénique (la
colonisation humaine et ses inévitables infrastructures) qui finit
toujours par morceller le paysage en différentes concentrations d'espèces
ou de zones infertiles.
Au-delà
de Daisyworld
Si
le modèle de Daisyworld est décidemment trop simple, on peut se demander
s'il existe vraiment sur Terre des mécanismes de rétroactions à la Gaïa ?
Lovelock
considère qu'il en existe quelques-uns. Il prend pour exemple la
production de sulfite de diméthyle (SDM) par les algues Coccolithophores
(phytoplancton) dans les océans. Ces algues sont un des multiples
maillons du grand cycle du carbone.
Des études américaines menées en
1996 dans l'Atlantique nord ont démontré que le SDM produit par ses
algues s'oxydait dans l'atmosphère en produisant du sulphate et des
particules qui devenaient les noyaux de condensation des nuages. Ces
derniers augmentaient la couverture nuageuse des régions situées
au-dessus des océans où se développait ce phytoplancton, une manière
soi-disant pour ces organismes de contrôler la température superficielle
de la mer et de favoriser leur développement. D'une certaine manière ces
colonies se créent une ombrelle à l'ombre de laquelle elles se
développent et, étant à la base de la chaîne alimentaire, leur
évolution implique de profondes modifications sur l'ensemble de la
Terre[6].
On
peut également citer l'évolution concurrente de différentes espèces de poissons
vivant dans des lacs ou du gibier parqué dans des réserves, autant d'exemples
où le système finit par trouver un régime d'équilibre en fonction des populations
respectives, de l'espace disponible, des conditions climatiques et de
la disponibilité de la nourriture. Dans tous les cas l'équilibre est
assuré par des boucles de rétroactions assurant la survie
des espèces. Mais dans certaines circonstances, la vie peut malgré tout
disparaître suite à un changement climatique ou la présence de nouveaux
prédateurs; le système est alors stable mais il est mort.
Suite
aux travaux de Lovelock les chercheurs se rendirent compte que les
systèmes de rétroactions jouaient un rôle fondamental dans la
théorie des systèmes ainsi qu'en cybernétique (Ashby, 1956;
Riggs, 1970). Dans ce sens le modèle de Daisyworld consiste en un
système élégamment simple de mécanisme de rétroactions qui,
jusqu'alors, n'avait jamais été reconnu (Saunders et al., 1998).
Le
modèle Daisyworld fournit également un cadre pour explorer l'effet
de la complexité et des interactions écologiques sur la stabilité
des systèmes (Hardin, 1999, Harding et Lovelock, 1996). Il
apparaît aujourd'hui que ces types de rétroactions sont par
exemple présentes dans la physiologie humaine tel le contrôle
hormonal ou le taux de glucose sanguin (Koeslag et al., 1997). Les
modèles écologiques multi-espèces sont remarquablement stables
par contraste avec les modèles conventionnels de communautés
écologiques qui ignoraient le couplage entre la vie et son
environnement. Ceci a déjà fournit d'importants résultats, en
particulier dans la relation qui existe entre l'alimentation et la
stabilité du système lorsque il y a couplage avec l'environnement.
Les effets de la compétition inter-spécifique (Cohen et Rich,
1999) avec l'inclusion de différents modèles de populations (Maddock, 1991)
ont également été explorés.
Evidemment
Daisyworld a également permis d'étudier les mécanismes régulant
le climat sur la Terre et le rôle de la vie dans ce processus
(Watson, 1999; Lenton, 1998; Lenton et Betts, 1998,
Henderson-Sellers et McGuffie, 1997). Cela a conduit à une nouvelle
approche des modèles climatiques, ainsi qu'à la notion de Terre
comme système. La "science du système terrestre" a ainsi
vu le jour comme nouvelle discipline s'alliant au passage de
nouveaux modèles informatiques pour essayer de comprendre et de
prédire le comportement des mécanismes de rétroactions dans ce
domaine.
L'analyse
du système terrestre pris dans sa globalité a permis de mettre
l'être humain en équations et d'offrir une méthodologie pour les
actions futures (Shellnhuber, 1999; Schellnhuber et Wenzel, 1998).
Daisyworld a inspiré le modèle dynamique de végétation TRIFFID
inventé par Cox en 1998 qui fait aujourd'hui partie intégrante du
modèle climatique anglais du Centre de la Terre de Hadley qui
étudie également le cycle du carbone.

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Pétales
mécaniques |
Enfin,
les grands organismes de télécommunications tels que la British
Telecom sont intéressés par Daisyworld car ce modèle leur
permettrait de réguler les requêtes Internet.
Celles-ci en effet
ont démontré qu'elles contenaient une séquence (pattern)
déterministe au cours du temps (Roadknight et al., 1999).
Daisyworld a pu simuler différents types de contraintes (linéaire,
pérodique, fractale et aléatoire) et a permis d'établir des
rapprochements avec le traffic Internet. A terme BT envisage de
mettre en place des dispositifs pour convertir le traffic ayant des
propriétés fractales en un flux de requêtes dont la distribution
serait mieux répartie.
Tout
ceci parfois est allié à la théorie du chaos qui,
paradoxalement, joue aussi un rôle régulateur ainsi que
nous l'avons expliqué dans le dossier consacré au chaos
dans les systèmes inertes et vivants.
Le
modèle Daisyworld se prête ainsi à un grand nombre d'applications
explorant les effets de l'évolution sur la régulation des
systèmes. On le retrouve principalement dans les domaines
technologiques comme celui de la cybernétique (Andrew, 1996) où il
constitue la base de nombreux cadres de recherche.
Mais
à côté de son aspect formel, la théorie de Gaïa cache quelques
subtilités sur le plan philosophique que n'ont pas manqué de relever
les critiques. Avant de dévoiler la fin de l'histoire, disons déjà que
Lovelock n'avait pas approfondit son étude du phytoplancton et chercher
le contre-exemple qui pouvait ruiner sa théorie. C'est dans cette faille
qu'ont plongé ses détracteurs. Nous y reviendrons mais
pour cela nous devons d'abord faire un détour par les aspects
philosophiques de sa théorie afin de bien centrer le débat.
Prochain
chapitre
Les
hypothèses philosophiques |