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La Bible face à la critique historique

Les Dix plaies d'Égypte (I)

Selon la Bible, Pharaon refusant de libérer le peuple hébreux comme l'exigea Moïse, par la voix de son messager Dieu mit sa menace à exécution et prédit que dix catastrophes s'abatteraient sur l'Égypte (Exode 7:14-12:36). Cela commença par le changement des eaux du Nil en sang suivie par l'invasion de grenouilles, de moustiques puis de mouches, jusqu'à la dixième plaie, la peste qui entraîna la mort des premiers-nés et décida finalement Pharaon à libérer les Hébreux d'Égypte.

Cet épisode s'est-il réellement passé ainsi ? Si on écarte la réponse des croyants les plus intégristes qui nous disent en choeur des deux côtés de l'Atlantique que le texte de la Bible fut inspiré par Dieu et qu'il n'y a pas d'autre interprétation à chercher, il y a beaucoup de choses à dire autour de ce récit, à la fois sur les plans théologique et scientifique (archéologique, écologique et historique).

Nous allons décrire les trois principales interprétations : la traditionnelle, l'interprétation juive de la Torah et l'interprétation égyptienne avant d'évoquer dans la seconde partie une théorie récente se référant aux effets d'une catastrophe naturelle.

Pourquoi dix plaies ?

Dans l'esprit d'un juif pratiquant la réponse est assez claire. Le nombre de fléaux dans l'Exode devait correspondre aux dix déclarations divines par lesquelles le monde fut créé et ordonné (Genèse 1:3, 6, 9, 11, 14, 20, 24, 26, 28, 29). La destruction de l'Égypte faisait partie de la rédemption d'Israël de sorte que les rédacteurs de l'Exode ont lié leur histoire de délivrance à l'histoire de la Création à travers des références subtiles et des jeux de mots. On y reviendra à propos des noms de Dieu.

Il est intéressant de noter qu'il existe deux autres récits sur les plaies bibliques, l'un dans le Psaume 78:44-51, l'autre dans le Psaume 105:28-36 qui, de l'avis général des spécialistes, furent rédigés à l'époque préexilique (antérieure à 586 avant notre ère).

Pour les psalmistes qui sont des auteurs spécialisés dans les textes liturgiques, il n'y avait que 7 plaies, un nombre qui fait clairement allusion au chiffre sacré et aux 7 jours de la Création. Toutefois, en Égypte le cycle ne s'est pas terminé par un sabbat mais par une dévastation silencieuse. En effet, à la fin du septième jour (où frappa la peste), ce n'est pas l'oeuvre de Création mais son opposé, la destruction ou la défaite dans son sens militaire qui frappa l'Égypte.

Si ces psaumes diffèrent quelque peu entre eux, ils diffèrent également avec le récit de l'Exode, en particulier concernant la peste et l'ordre dans lequel frappent les différents fléaux. On en déduit que c'est moins le nombre et l'ordre des plaies qui étaient importants pour le peuple hébreux que le fait que les plaies se soient abattues sur l'Égypte, ce qui fit l'effet d'une révélation pour les juifs.

Quand on lit l'Exode, on comprend que les Dix plaies jouent un rôle didactique pour le peuple juif : "Pharaon ne vous écoutera point. Je mettrai ma main sur l'Égypte, et je ferai sortir du pays d'Égypte mes armées, mon peuple, les enfants d'Israël, par de grands jugements. Les Égyptiens connaîtront que je suis l'Éternel, lorsque j'étendrai ma main sur l'Égypte, et que je ferai sortir du milieu d'eux les enfants d'Israël." (Exode 7:4-5).

Malgré la référence aux Égyptiens qui selon la tradition apprirent la leçon de la puissance divine (on verra que dans les siècles qui suivent ce ne fut pas le cas car Israël fut un temps vassal de l'Égypte), les spécialistes sont unanimes pour dire que les véritables destinataires des plaies n'étaient pas les Égyptiens. En effet, si l'éducation des Égyptiens était la cause des fléaux, la leçon était perdue d'avance puisqu'ils sont tous morts. En fait, les vrais bénéficiaires de la leçon divine étaient le peuple d'Israël comme le précise l'Exode : "Israël vit la main puissante que l'Éternel avait dirigée contre les Égyptiens. Et le peuple craignit l'Éternel, et il crut en l'Éternel et en Moïse, son serviteur" (Exode 14:31). Autrement dit, ce qui exacerba la foi des Israélites n'était pas leur délivrance du jouc de l'Égypte mais plutôt l'acte de puissance par lequel Yahvé frappa l'Égypte au moyen des Dix plaies.

On déduit de cet épisode que c'est à travers la mort et la renaissance que l'Éternel démontra qu'il était le Dieu Créateur : à travers les plaies d'Égypte se manifeste la Création, provoquant chez le peuple d'Israël un acte de foi en Yahvé. Le texte de la Torah décrit ensuite comment cette foi fut transmise et entretenue.

Des faits à l'interprétation traditionnelle juive

Il est important de noter que les références aux différentes plaies concernent des catastrophes naturelles sans rapport avec des phénomènes connus en terre d'Israël; c'est un indice fort que cette tradition plonge ses racines dans un système écologique étranger inconnu des Israélites vivant en terre de Canaan. En effet, ce qu'on appelerait aujourd'hui l'écosystème égyptien fournit la base narrative pour expliquer les fléaux en termes de phénomènes naturels et permet de lier certains évènements entre eux. On déduit de ces relations que ces passages de la Bible contiennent un noyau historique se référant à des traditions évoquant des grandes catastrophes survenues en Égypte à une époque indéterminée mais que l'on peut fixer en première approximation entre 2500-1100 avant notre ère. Nous verrons que plusieurs théories ont tenté de préciser à un siècle près l'époque à laquelle ces calamités ou certaines d'entre elles auraient frappé l'Égypte.

Moïse (Charlton Heston) et Pharaon (Yul Brynner) face au Nil transformé en sang dans le film "Les Dix Commandements" de Cecil B. DeMille (1956).

A ce sujet, peut-on confirmer qu'une série de catastrophes naturelles correspondant au récit biblique se seraient produites en Égypte sur une période relativement courte ? Si c'est le cas, les annales égyptiennes les auraient mentionnées et la religion égyptienne aurait dû les expliquer. A-t-on découvert ces éléments de preuves ? En résumé, nous avons des indices dans les textes hébraïques et égyptiens mais pas de preuves.

Dans l'Antiquité les catastrophes naturelles étaient interprétées comme une réponse divine, une forme de communication avec les fidèles (cf. Amos 4:6-12). On retrouvera cette interprétation plus tard chez les Israélites comme explication de la destruction du second Temple de Jérusalem. On y reviendra en temps utile. Dans l'Ancienne Égypte, un lien entre les calamités et les divinités égyptiennes étaient donc tout à fait concevable. Quelle que soit l'interprétation des Égyptiens, dans l'espit des Hébreux ces calamités étaient provoquées par l'Éternel en raison du refus de Pharaon de libérer les juifs à la demande de Moïse. Résultat, le Dieu des juifs jugea les dieux des Égyptiens et leurs représentants terrestres. On reviendra plus bas sur le panthéon égyptien.

Ensuite survint la phase interprétative des faits. Les Dix plaies d'Égypte furent théologisées par les juifs, c'est-à-dire que le haut-clergé leur donna une signification surnaturelle tout en sachant pertinemment bien qu'à l'origine il s'agissait de phénomènes que nous appelons aujourd'hui "naturels".

La tradition des malheurs associés aux plaies fut maintenue oralement par les Israélites jusqu'après l'établissement de la monarchie et fut ensuite retravaillée en terre d'Israël jusqu'à ce que le texte de la Bible hébraïque soit définitivement fixé. On y reviendra.

Puis, loin du contexte écologique de l'Égypte, certains phénomènes naturels propres au climat égyptien étant inconnus des rédacteurs juifs et donc totalement incompréhensibles voire fantastiques (comme ils le sont pour nous), les récits furent embellis avec beaucoup d'imagination pour le donner du sens.

Au fil des générations, les traducteurs israélites qui transmettaient la tradition ne connaissaient plus le milieu culturel égyptien dans lequel les désastres s'étaient déroulés. Par conséquent, ils les ont rendus significatifs en fonction de leur propre vision du monde à travers leurs traditions juives des fléaux, ce qui aboutit à l'émergence d'Israël comme une communauté reliée par l'Alliance et la Création du monde. Ce sont ces différents concepts que nous allons à présent décrire.

Plusieurs traditions dans la Torah

Dès le XIIe siècle, le rabbin Samuel ben Meir dit Rashbam qui vivait dans le nord de la France estimait que certaines plaies représentaient des avertissements à Pharaon alors que d'autres frappaient sans avertissement. En effet, si on divise les neuf premières plaies en 3 groupes, dans les 2 premières plaies de chaque groupe Pharaon est averti du malheur qui s'abattra sur son pays s'il ne libère pas les Hébreux.

De même Bahya ben Asher au XIIIe siècle et Don Isaac Abravanel au XVe siècle notèrent un modèle répétitif dans la description des plaies. Les trois premiers fléaux sont provoqués par Aaron, le frère de Moïse (Exode 7:19; 8:1 et 8:12). Dans le deuxième groupe de trois plaies, les deux premiers fléaux sont infligés par Dieu et le troisième par Moïse (Exode 8:20; 9:6 et 9:10). Enfin, dans le dernier groupe de trois plaies, les fléaux sont infligés par Dieu (Exode 9:22-23; 10:12-13 et 10:21).

On en déduit que le récit des Dix plaies fut méticuleusement construit par les rédacteurs. Cependant, pris dans leur ensemble, il existe des différences considérables entre les différents fléaux décrits dans la Torah, d'une part dans l'Exode et d'autre part dans le Lévitique et le Deutéronome. Selon le Lévitique, ceux qui ne respectent pas les commandements de l'Éternel souffriront de la terreur, de la consomption, de la fièvre, des mauvaises récoltes, de la défaite face aux ennemis, de la peur inutile; les bêtes sauvages mangeront leurs enfants et leurs bêtes; ils mourront par l'épée; ils auront tellement faim qu'ils mangeront la chair de leurs enfants et à la fin, ils seront exilés (Lévitique 26:14-26). De même dans la liste des malédictions mentionnées dans le Deutéronome, ils souffriront de confusion, de la consomption, d'inflammation, de folie, d'aveuglement, du chaos social, de la défaite militaire, etc. (Deutéronome 28:15-60).

Tout rabbin sait que les malédictions mentionnées dans le Lévitique et le Deutéronome font partie d'un ensemble de malédictions traditionnelles utilisées pendant la période biblique dans la zone géographique s'étendant d'Israël à l'ancienne Mésopotamie. Non seulement elles sont attestées dans la Torah mais également dans les livres des Prophètes. Comme l'a expliqué Moshe Weinfeld[1], elles sont également citées dans les sections de "malédiction" des anciens traités du Proche-Orient contemporains.

Ces malédictions reflètent des évènements qui pourraient ou qui se sont probablement produits dans cette zone géographique suite à des calamités naturelles qu'on retrouve dans le récit des Dix plaies d'Égypte. Ainsi, la pestilence est mentionnée à la fois dans l'Exode et dans les listes de malédictions du Lévitique 26:25 et du Deutéronome 28:21. Les furoncles sont mentionnés dans le Deutéronome 28:35 tandis qu'une plaie apportée par les sauterelles (criquets pèlerins) est mentionnée dans le Deutéronome 28:42. En revanche, dans les listes des malédictions décrites dans la Torah, les Hébreux en route vers le pays de Canaan sont menacés par des désastres auxquels ils pourraient s'attendre dans le pays vers lequel ils se dirigeaient, et non pas ceux de la terre d'Égypte qu'ils fuyaient.

Les fléaux infligés aux Égyptiens sont assez différents. Pour comprendre leur signification, nous devons explorer l'Égypte plutôt que de chercher l'explication au Proche-Orient.

Les fléaux en Égypte

Comme nous l'avons évoqué, plus d'un spécialiste ont tenté de relier les Dix plaies d'Égypte à des catastrophes naturelles[2]. La tâche la plus complexe consiste à identifier des phénomènes naturels survenus il y a 3000 ou 4000 ans compatibles avec la description des Dix plaies se manifestant dans cette région du monde caractérisée par un climat et un écosystème tropicaux, même si de nos jours cette région est devenue plus sèche.

Selon le bibliste Ziony Zevit, spécialiste en littérature biblique et langues sémitiques à l'Université Américaine du Judaïsme (AJU), les six premières plaies peuvent s'expliquer dans l'ordre séquentiel. Voici le scénario qu'il propose.

"La Septième plaie d'Égypte" (la grêle qui se transforma en feu) peinte par John Martin en 1823. Huile sur toile de 144.1x214 cm exposée au Musée des Beaux-Arts de Boston.

Des violentes pluies se sont abattues dans les montagnes d'Éthiopie. Le sang évoqué dans la 1ere plaie correspond à des sédiments d'argile rouge chariés par le Nil depuis les hauts-plateaux éthiopiens. La boue a ensuite asphixié les poissons dans la région où vivaient les Hébreux. Les poissons morts se sont accumulés dans les marais où vivaient les grenouilles. Au cours de leur décomposition, les poissons furent infectés par l'anthrax (maladie du charbon) qui contamina les grenouilles. Leur biotope étant pollué, les grenouilles ont quitté le Nil pour des zones plus fraîches et se réfugièrent dans les habitations. Mais les grenouilles étant aussi contaminées, elles sont mortes dans leurs nouveaux habitats (la 2e plaie). En conséquence, les poux ou les moustiques (la 3e plaie), les taons et les mouches (la 4e plaie) ont commencé à se multiplier, se nourrissant des cadavres d'animaux. Cela provoqua une épidémie de peste qui contamina rapidement toute la faune et la flore, y compris les bovins (la 5e plaie) qui se nourrissaient de l'herbe contaminée. Chez l'homme, le symptôme d'une contamination par l'anthrax sont des abcès (des plaies ou des piqûres enflammées) ou des ulcères (des plaies qui ne cicatrisent pas) qu'on peut associer aux furoncles (la 6e plaie), une infection bactérienne normalement bénigne due au staphylocoque doré.

En parallèle, une deuxième série de fléaux s'abattit sur l'Égypte suite à un changement des conditions atmosphériques et climatiques dont l'origine est inconnue (mais nous décrirons une explication possible page suivante). La tempête de grêle qui se transforma en feu (7e plaie) est sortie de nulle part. Les tempêtes de grêle se produisent rarement en Haute-Égypte mais bien qu'elles soient rares on peut en observer en Basse-Égypte à la fin du printemps et au début de l'automne. Quant à la question du feu, il faut y voir un embelissement ultérieur du texte. La grêle fut suivie par l'invasion des sauterelles (des criquets pèlerins, la 8e plaie) dont l'apparition est commune en Afrique du Nord. Enfin, les ténèbres (9e plaie) correspondraient à une tempête de poussière venant de Lybie comme l'a suggéré G.Hort dans son article "The Plagues of Egypt"[3].

Finalement, la mort du premier-né (10e plaie), bien qu'elle ne soit pas de la même ampleur que les autres fléaux, peut aussi s'expliquer naturellement. En effet, comme l'a expliqué Pierre Montet[4], nous possédons des preuves qu'à plusieurs reprises le taux de mortalité infantile fut élevé à l'époque de l'ancienne Égypte. Toutefois, cette explication est incomplète car selon le récit biblique, la peste frappa les premiers-nés de tout âge et pas uniquement les nouveau-nés. Il faut donc probablement considérer cette 10e plaie comme la conséquence des épidémies antérieures. Nous verrons page suivante qu'une nouvelle théorie va dans ce sens et explique aussi pourquoi seuls les aînés furent touchés.

Cette explication en termes écologiques ne prouve pas que le récit biblique est authentique mais plutôt qu'il pourrait reposer sur certains faits réels qui ne font pas appel à une intervention surnaturelle.

Ceci dit, cette théorie présente des faiblesses. La série de fléaux est interrompue après la 6e plaie; il n'y a pas de causalité entre les furoncles et la grêle. La chaîne de causalité est également interrompue après la 9e plaie (les ténèbres). De plus, il n'y a pas de lien réel entre les 7e (grêle), 8e (sauterelles) et 9e plaies (les ténèbres). Néanmoins, cette explication renforce l'idée que les six premières plaies peuvent trouver leurs racines dans l'écosystème égyptien. En revanche, la listes des malédictions décrites dans le Lévitique et le Deutéronome pourraient refléter des phénomènes réels qui se sont déroulés en terre d'Israël.

Selon Zevit, bien que les indices soient maigres, deux anciens textes égyptiens fournissent un indice supplémentaire. L'un concerne le premier fléau, le sang. Dans le papyrus d'Ipou-Our ("Les Admonitions d'IpuWer", cf. la version en anglais), daté au plus tard de 2050 avant notre ère, l'auteur décrit une période chaotique en Égypte : "En effet, la rivière est du sang, mais les hommes en boivent. Les hommes reculent devant les êtres humains et ont soif d'eau." (ch.II, cité dans James B. Pritchard[5]).

Le deuxième texte, connu sous le nom de "La prophétie de Neferrohu", date du début du Moyen Empire, vers 2040-1650 avant notre ère. Il concerne la 9e plaie, les ténèbres : "Le disque du Soleil est recouvert. Il ne brille pas [pour que] les gens puissent voir ... Personne ne sait quand tombe la mi-journée, car son ombre ne peut être distinguée."[6].

La théorie des attaques contre le panthéon égyptien

Les Dix plaies infligées à l'Égypte peuvent également être interprétées comme une série d'attaques contre le panthéon égyptien. Cette suggestion trouve un appui dans le livre des Nombres où on lit que les Égyptiens ont enterré ceux qui étaient morts suite à la dixième plaie : "Et les Égyptiens enterraient ceux que l'Éternel avait frappés parmi eux, tous les premiers-nés; l'Éternel exerçait aussi des jugements contre leurs dieux." (Nombres 33:4).

Gros-plan sur le buste d'Osiris représenté en souverain dans la tombe de Sennedjem (XIXe dynastie sous le règne de Séthi I et de Ramsès II), l'une des mieux conservées d'Égypte.

Selon cette interprétation, le sang (1ere plaie) était dirigé contre le dieu Khnoum, créateur de l'eau et de la vie et contrôlant la crue du Nil, ou contre Hapi, le dieu du Nil ou encore contre Osiris, dont le sang était le Nil. Les grenouilles (2e plaie) étaient dirigées contre Heket (Héqet), la déesse de l'accouchement qui anime les corps et insuffle la vie aux êtres créés par Khnoum, son époux. Son nom en hiéroglyphe comprend la représentation d'une grenouille. La mort du bétail (5e plaie) aurait été dirigée contre Hathor, la déesse céleste devenue la déesse de l'amour et de la beauté notamment, représentée sous la forme d'une vache; ou contre Apis, symbole de fertilité représenté par un taureau. La grêle (7e plaie) et les sauterelles (8e plaie) étaient dirigées contre Seth qui se manifeste par le vent et les orages et/ou contre Isis, déesse de la vie qui broie, fait tourner le lin et tisse le tissu, ou contre Min, qui était vénéré comme un dieu de la fertilité et de la végétation et comme un protecteur des récoltes. Min est un candidat tout indiqué pour ces 7e et 8e plaies car les commentaires dans l'Exode indiquent que la première plaie est venue alors que le lin et l'orge allaient être récoltés, mais avant que le blé et l'épeautre soient mûrs : "Le lin et l'orge avaient été frappés, parce que l'orge était en épis et que c'était la floraison du lin; le froment et l'épeautre n'avaient point été frappés, parce qu'ils sont tardifs". (Exode 9:31). Ce "retour" de Min était toujours célébré en Égypte au début des récoltes[7]. Ces fléaux ont dévasté les champs et forcément ils ont impacté la fête de Min. Les ténèbres (9e plaie) qui achèvent cette série d'interprétations, auraient été dirigés contre diverses divinités associées au Soleil, telles que Ra (Amon-Rê), Aten, Atum (Toum) et Horus. Finalement, la mort du premier-né (10e plaie) était dirigée contre Osiris, la divinité protectrice de Pharaon et le juge des morts.

Des données supplémentaires provenant de textes religieux égyptiens clarifient la 10e plaie. Le fameux "Hymne cannibale" est un texte funéraire gravé dans la pyramide d'Ounas à Saqqara datant de l'Ancien Empire vers 2300 avant notre ère. On peut y lire : "C'est le roi qui sera jugé avec Lui-dont-le-nom-est-caché ce jour-là de tuer le premier-né." Des variations de ce verset apparaissent dans quelques textes funéraires dont les "Textes du Sarcophage" (ou Textes du Cercueil, Coffin Text), des textes magiques dérivés des inscriptions des pyramides royales de l'Ancien Empire et écrits en hiéroglyphes cursifs sur les sarcophages de la noblesse du Moyen Empire, vers 2000 avant notre ère. On trouve par exemple le texte : "Je suis celui qui sera jugé avec Lui, dont le nom est caché cette nuit-là de la mort du premier-né"[8]. Bien que le premier-né mentionné dans le "Texte du Sarcophage" et probablement aussi dans "L'Hymne cannibale" sont les premiers-nés des dieux, ces textes indiquent qu'une ancienne tradition égyptienne rappelait le massacre de tout ou partie des premiers-nés des dieux lors d'une nuit particulière.

En supposant qu'une certaine forme de cette tradition égyptienne pré-israélite était connue des Hébreux d'Égypte, cela peut avoir motivé l'histoire finale de la 10e plaie. Cependant, dans la Bible celui qui révéla son nom caché à Moïse au Buisson Ardent (Exode 3) est l'Éternel dont le nom est caché dans le mythe égyptien, et lui seul tua les premiers-nés d'Égypte. Par conséquent, dans ce dernier fléau, il n'y avait donc pas de conflit entre le Dieu des juifs et une divinité égyptienne; dans cette ancienne prophétie égyptienne, le dieu triomphant d'Israël est considéré comme un destructeur anonyme.

Toutefois, cette théorie des Dix plaies plaidant pour une polémique religieuse contre les dieux égyptiens présente deux défauts. D'abord certaines plaies ne sont pas prises en considération. Ensuite, toutes les plaies ne sont pas facilement associables à des dieux ou à des textes égyptiens. En particulier, les candidats divins manquent pour les 3e, 4e et 6e plaies (les poux, les mouches et les furoncles). Même si en cherchant bien dans les sources égyptiennes du panthéon on peut identifier des candidats mineurs pour combler ces lacunes (certains les ont par exemple identifiés respectivement aux dieux Thot, Wadjet et Thot, Isis et Ptah), ce sont des indices indirects autour d'hypothèses non fondées.

Par conséquent, l'interprétation religieuse restera toujours difficile et source de polémiques. En effet, le matériel égyptien sur lequel repose cette interprétation provient de différentes époques et de différents endroits que les spécialistes ont relié de manière ad hoc. Les données existantes ne nous permettent pas d'affirmer que l'interprétation présentée ci-dessus est historiquement probable dans le delta occidental au XIVe-XIIe siècle avant notre ère, époque où les Hébreux étaient familiés de ces concepts. Néanmoins, malgré ces difficultés, le matériel égyptien décrivant les liens entre les divinités égyptiennes et les phénomènes naturels nous donne un aperçu de la façon dont les fléaux devaient être interprétés.

Décrivons à présent une autre théorie publiée récemment qui tente d'expliquer les Dix plaies d'Égypte à travers une seule catastrophe naturelle : l'éruption du volcan de Théra à l'époque minoenne. Nous verrons si elle est plausible et ce qu'il faut en conclure.

Deuxième partie

La théorie de l'éruption du Théra

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[1] Moshe Weinfeld, "Deuteronomy and the Deuteronomy School", 1972, Eisenbrauns, pp.116-146.

[3] G.Hort, "The Plagues of Egypt, in "Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft", 69, 1957, pp.85-103 et 70, 1958, pp.48-49.

[4] Pierre Montet, "L'Égypte et la Bible", Delachaux, 1959, pp.87-98.

[5] James B. Pritchard, "Ancient Near Eastern Texts Relating to the Old Testament", Princeton University Press, 1955, p441.

[6] James B. Pritchard, op.cit., p445.

[7] Jaroslav Cernyn, "Ancient Egyptian Religion", Hutchison’s University Library, 1952, pp.119-120; Andesite Press, 2017.

[8] Mordechai Gilulan, "The Smiting of the First-Born - An Egyptian Myth?", Tel Aviv journal, 4, 1977, p94.


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