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La science du chaos

Henri Poincaré au début du XXe siècle.

L'oeuvre de Poincaré (II)

Au XIXe cle Henri Poincaré, que l'on considère comme étant le père de la théorie du chaos, se demanda si la méthode utilisée par Laplace était correcte. Sur les bancs de l'université on apprend en mathématiques que par approximations successives on peut calculer les perturbations orbitales d'une planète. Mais en calculant ces séries, à partir d'un certain nombre de termes, Poincaré a démontré que les résultats divergent. Laplace avait étendu les inéquations de Newton mais n'avait conservé que les termes linéaires les plus importants, estimant que la négligence des petits termes n'apporteraient pas beaucoup plus de précision, mais le soulageraient de biens des calculs ! Il fallait donc savoir s'il était possible de retrouver les mêmes résultats en ajoutant plus de termes, comme ont essayé de le faire plusieurs astronomes au XIXe siècle.

Poincaré[7] répondra négativement à la question de LeVerrier. Il repensa les méthodes utilisées en mécanique céleste dans la suite des travaux de Jacobi et de Hamilton et démontra que l'équation dynamique d'un système à trois corps était insoluble. Il fallait travailler par approximations successives pour trouver une réponse. Mais celle-ci n'était jamais totalement déterminée, c'est-à-dire qu'il n'était jamais possible a priori d'obtenir une précision d'une valeur donnée car les séries de perturbations utilisées par les astronomes pour calculer le mouvement des planètes ne convergeaient pas dans l'intervalle considéré.

Poincaré montra également que si on s'attachait simplement au problème des 3 corps, par exemple aux mouvements du Soleil, de la Terre et de la Lune, les solutions étaient déjà extrêmement compliquées et ces mouvements ne n'étaient jamais réductibles aux solutions quasi périodiques et régulières qu'obtenaient les astronomes avec leurs développements en séries.

Poincaré démontra ainsi les limitations de cette approche par les séries de perturbations, et démontra qu'il existait d'autres solutions mais qui devaient être construites dans une dynamique beaucoup plus compliquée. Poincaré se rendit compte qu'il étudiait jusqu'à présent l'ensemble d'un phénomène, en tenant compte de son plus lointain passé.

Le problème des 3 corps

Simulation du problème des interactions d'un système à 3 corps représenté ici par deux soleils et une planète. A gauche, la trajectoire suivie par la planète (en rose) est très complexe et ne peut pas être décrite par une équation. En corollaire durant un temps infini la trajectoire suit une courbe infinie dans un volume fini, caractéristique d'un système chaotique. A droite, représentation de la sensibilité du système aux conditions initiales : partant au même instant et du même point du Soleil de droite, les deux planètes (rose et verte) semblent suivre la même trajectoire puis soudainement, au bout d'environ 7 secondes la planète rose diverge de la trajectoire suivie par la planète verte. Cette dépendance des conditions initiales s'appelle "l'effet papillon"; il est caractéristique des systèmes chaotiques. Cliquer sur les images pour lancer les animations respectives (GIF de 47 et 15 KB) Document David M.Harrison/U.Toronto.

En 1875, âgé de 21 ans, il entra à l'Ecole des mines pour devenir ingénieur et passa la plus grande partie de ses loisirs à essayer de trouver une autre méthode pour résoudre les équations différentielles. Trois années plus tard il proposa une thèse d'état à l'université de Paris. Il expliqua comment, à partir d'un phénomène continu, défini par des variables infiniment petites de position et de vitesse évoluant dans un intervalle de temps extrêmement petit, il pouvait étudier directement "l'équation différentielle" du phénomène. Pour ce faire écrit-il[8], "on cherche simplement à relier chaque instant à l'instant immédiatement antérieur; on admet que l'état actuel du monde ne dépend que du passé le plus proche, sans être directement influencé pour ainsi dire par le souvenir d'un passé lointain". Il suffisait ensuite d'intégrer tous ces segments infinitésimaux pour décrire l'évolution générale du phénomène dans un intervalle de temps donné. Mais devant la complexité des intégrales, les solutions étaient souvent approximatives car limitées aux équations les plus simples à résoudre. Poincaré se demanda s'il ne serait pas plus facile de vérifier l'évolution de l'un des paramètres d'une équation différentielle sur sa solution. Cela permettrait de découvrir si cette petite variation provoquait ou non des changements considérables sur l'évolution globale du système.

L'espace des phases

Poincaré développa son concept dans un espace multidimensionnel dénommé "l'espace des phases", un espace abstrait permettant d'interpréter géométriquement les mouvements des corps étudiés, de l'atome (en physique quantique) aux étoiles (en astrophysique). Nous devons cette formulation originale à William Hamilton. Cette représentation abstraite contient toutes les solutions des équations différentielles.

On retrouve ce concept dans des applications ludiques très simples comme les jeux simulant un vol dans l'espace ou les conduites de tir HUD des avions de chasse où le pilote est représenté par un point et son objectif par un autre point (fixe ou mobile selon le référentiel) qu'il doit atteindre en tenant compte en temps réel de la dynamique de tous les paramètres de vol (vitesse, altitude, force de gravité, dérive, etc).

Prenons par exemple le pendule. Son mouvement est entièrement déterminé par sa position et sa vitesse initiale. Une fois lancé, son mouvement est progressivement amorti suite aux frottements dans l'air. Dans l'espace des phases, dont les coordonnées sont les variables de position et de vitesse, son mouvement est représenté par une spirale qui s'enroule graduellement autour d'un point fixe central.

Le portrait du système

Les oscillations d'un pendule, ses trajectoires successives, peuvent être projetées dans un plan (θ, ω) particulier dans lequel on mesure la fréquence angulaire ω, la position angulaire θ et la phase Φ afin de dresser le portrait du système. ω, θ, Φ représentent les variables dynamiques liées au comportement chaotique tandis que les termes sinθ et cosΦ représentent la composante non linéaire. En fonction des valeurs attribuées aux paramètres d'amplitude, d'amortissement et à l'évolution de la phase au cours du temps on peut observer différents comportements allant de la stabilité (à gauche) au régime chaotique (à droite). Document Lab.for Neuroengineering.

Le génie de Poincaré, allié au concept abstrait d'espace des phases, est d'avoir compris que les équations différentielles d'Hamilton pouvaient être décrites de façon géométrique. Le pendule par exemple possède 3 coordonnées de position et 3 coordonnées de quantité de mouvement (impulsion), une pour chacune des 3 directions de l'espace.

Ainsi, quel que soit le système dynamique étudié, les équations d'Hamilton indiquent, pour chacune des coordonnées, le déplacement de chaque particule dans l'espace des phases. Au cours du temps, la flèche résultante de l'addition de tous ces déplacements instantanés donne le portrait, l'évolution du système global. Cette représentation géométrique donne un instantané de la dynamique de chaque point de l'équation. Il suffira de calculer les courbes tangentes à ces "courbes" pour résoudre l'équation du mouvement.

Ainsi défini, l'espace des phases devient un outil visuel d'analyse de la dynamique des systèmes complexes. Une courbe fermée et regulière représente un comportement stable, cyclique; une courbe déformée ou une succession de boucles signifient que les mouvements subissent une perturbation. Il devient ainsi beaucoup plus aisé d'évaluer la stabilité et la complexité d'un système dynamique.

La section de Poincaré

En 1890, âgé de 36 ans, Poincaré se fit fort de participer au concours de mathématique proposé quelques années plus tôt par Gösta Mittag-Leffler de l'Université de Stockholm pour célébrer le soixantième anniversaire d'Oscar II, le roi de Suède et de la Norvège. L'un des sujets proposé à la sagacité des participants concernait le problème de la stabilité du système solaire : était-il stable et dans ce cas toutes les planètes effectuaient sans relâche la même ronde autour du Soleil, où les perturbations orbitales séculaires rendaient le système solaire instable ? Problème lancé aux mathématiciens du monde entier, Poincaré releva le défi. Il publia un article[9] sur les solutions des équations différentielles de la mécanique céleste. Mais sachant combien la résolution des équations différentielles était ardues et imprécises il délaissa les nombres et les développements en séries pour s'intéresser uniquement à la visualisation des trajectoires, cherchant dans l'évolution de leur structure des indices de convergence ou de non-convergence du système.

Dans son travail de 270 pages, Poincaré démontra que quelle que soit la relation qui relie trois particules dans le temps et l'espace, il n'existait pas de solution à long terme car les solutions déduites des séries de perturbations divergeaient. A l'inverse, les solutions approximatives pouvaient être aussi précises que l'on voulait. Tout dépendait de la précision que l'on donnait à la mesure de l'une des variables des premiers termes de la série.

Section de Poincaré et Iles de résonances

A gauche, en coupant les trajectoires successives par un plan judicieusement placé, on obtient une "section de Poincaré" qui permet d'étudier la dynamique du système. A droite, l'ensemble des points d'impacts de toutes les trajectoires dans la "section de Poincaré" fait apparaître des zones singulières : des orbites régulières au centre de la section, des zones de résonance à l'extérieur et des zones chaotiques autour des îles (libration). La transition d'un mouvement des îles vers le centre est très sensible aux conditions initiales et très instable.

Mais Poincaré ne se contenta pas de ce résultat. Ne pouvant donc plus prévoir l'évolution d'une trajectoire sur une très longue durée, plutôt que d'étudier des trajectoires individuelles, Poincaré suggéra d'étudier des intersections de trajectoires multiples avec un plan fictif judicieusement placé; c'est la "section de Poincaré"[10]. Si toutes les trajectoires restent dans un tore, la trajectoire est régulière et prédictible. Si toute la section de Poincaré est percée de trajectoires, celle-ci sera chaotique et très instable dans le temps. Pratiquement, ces zones stables sont liées aux orbites bien réguliers et aux phénomènes de résonance.

L'espace des phases ainsi calculé peut être reporté en 2 dimensions, traçant la vitesse et l'orientation de la particule en fonction du temps. On peut alors se demander si ce système a un comportement périodique ? La trajectoire se refermera-t-elle sur elle-même, deviendra-t-elle irrégulière ou deviendra-t-elle un point fixe ? Mais pour déterminer cette trajectoire "optimale", une seule expérience n'est pas suffisante. Nous savons que tous les pilotes de courses procèdent à de nombreux essais pour trouver la "meilleure" trajectoire, et ne font pas comme Newton, calculant instantanément leur route avec une succession d'infimes droites. Mécaniquement parlant les sportifs comme tous les mobiles cherchent à optimiser le principe de "moindre action"; c'est l'intégrale d'action. Il s'agit de l'intégrale de la différence entre l'énergie cinétique et l'énergie potentielle - le lagrangien - intégrée sur le temps et le long de la trajectoire du mobile.

Le lagrangien : les attracteurs et les fractals

La conséquence de cette généralisation de la formulation de Lagrange est l'apparition dans l'espace des phases de trajectoires qui se referment en un "cycle limite" ou en un point fixe (cf. l'algorithme logistique). On dit que ce système possède un ou plusieurs "attracteurs", entouré d'un "bassin d'attraction" dans lequel converge l'intégrale du lagrangien (les trajectoires successives). On retrouve ce phénomène dans le mouvement du pendule. Alors qu'il peut osciller indéfiniment dans le vide, dans l'air suite aux frottements son balancement finit par s'arrêter au terme d'un mouvement progressivement amorti.

De telles entités reflètent les propriétés des systèmes dynamiques. Elles sont indépendantes du milieu de propagation et s'appliquent également aux équations de l'électromagnétisme (théorie ondulatoire). Leur dérivation à partir du principe de moindre action permet de les retrouver en physique quantique jusque dans les théories de symétries de jauge, confrontant à nouveau les concepts d'ondes et de particules à notre bon sens. Mais ces attracteurs ne peuvent expliquer tous les phénomènes. En premier et entre parenthèses, le fait que la vitesse de la lumière soit une quantité dérivée par rapport au temps. Or nous savons que "c" est une constante, ce qui signifie que les variables fondamentales telles que la durée ou la longueur sont intimement liées d'une manière ou d'une autre. C'est toute l'épistémologie de ce paradoxe que nous retrouvons en relativité.

A l'époque de Newton, une équation différentielle suffisait pour connaître la trajectoire d'un corps, le calcul infinitésimal calculant la succession des forces instantanées mais dans certaines circonstances les équations divergeaient et ne permettaient plus de déterminer l'évolution du système. Grâce aux études de Lagrange, nous disposons aujourd'hui d'un tout autre outil mathématique pour globaliser les équations du mouvement, ce sont les intégrales. La formulation "lagrangienne" stipule que si l'on connaît l'état d'un système à un moment donné, (ses degrés de liberté et sa vitesse) on pourra déterminer la trajectoire de cette particule au cours du temps. A gauche, un modèle de maillage emmêlé dont la topologie exacte ne peut-être calculée. A droite, une nouvelle méthode lagrangienne permet de préserver l'invariance physique des symétries. Document EMSL.

Cela dit, si on peut représenter un système chaotique dans un espace des phases à 2 dimensions, on découvre dans les systèmes dynamiques à 3 variables des attracteurs dits "étranges", occupant des espaces d'au moins 3 dimensions. Nous y reviendrons. Cette imprévisibilité se retrouve en physique quantique. Inversement, le chaos est-il présent dans les phénomènes déterministes ? Des expériences réalisées en 1970 par la mathématicien russe Yasha Sinaï de l'Institut Landau de Moscou et répétées depuis ont démontré qu'un système "ergodique"[12], c'est-à-dire un système non périodique, comme la totalité de l'espace des phases mais dont la période n'est pas infinie (système fini) se comportait de façon déterministe. En résumé, il appliqua les lois statistiques pour calculer l'angle d'impact d'une boule de billard sur les bandes d'un nombre considérable de tables identiques. En établissant la moyenne de ces expériences, il obtint une valeur identique à la moyenne faite en répétant un lancé un très grand nombre de fois. Ce résultat réconforta les mathématiciens qui retrouvaient le déterminisme dans certains phénomènes chaotiques.

Prochain chapitre

L'obliquité de l'orbite terrestre

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[7] H.Poincaré, "Les Méthodes nouvelles de la mécanique céleste" (1892-1899), tomes I-III, Blanchard, 1987.

[8] H.Poincaré, "Oeuvres", tome VII, Gauthier-Villars, 1951 - H.Poincaré, "Les méthodes nouvelles de la mécanique céleste", A.Blanchard, 1987.

[9] H.Poincaré, "Sur le problème des trois corps et les équations de la dynamique", Acta Mathematica, 1890.

[10] W.Schaffer et M.Kot, Journal of Theoretical Biology, 112, 1985, p403.

[11] S.A.Tabachnik et N.W.Evans, "Asteroids in the inner solar system", Monthly Notices of the Royal Astronomical Society, 319, 2000, p63-94.

[12] Un système est dit "ergodique" à une énergie donnée si l'état du système peut être décrit de manière statistique. L'ergodicité cesse lors d'une transition de phase - Y.Sinaï, Russian Mathematical Survey, 25, 1970, p137 - G.Toulouse, Helvetica Physica Acta, 57, 1984, p459; 59, 1986, p885 - O.Bohigas et al., Physical Review Letters, 52, 1984, p1 - J-P.Eckermann et D.Ruelle, Review of Modern Physics, 57, 1985, p617. J.Lebowitz/O.Penrose, "Modern Ergodic Theory", Physics Today, Feb 1973, p23-29 - V.Arnold/A.Avez, "Problèmes ergodiques de la mécanique classique", Gauthier-Villars, 1967.


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