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La philosophie des sciences

Document T.Lombry

Document T.Lombry.

Difficiles sont les belles choses (VI)

Méditations

L'œuvre de la philosophie est tellement vaste qu'il serait naïf de systématiser les idées des philosophes, d'édifier des théories ontologiques, idéalistes, positivistes ou existentialistes alors qu'elles seront probablement altérées par une nouvelle analyse qui déformera l'œuvre des premiers maîtres. Nous devons nous arrêter ici.

Nous avons vu combien la déduction et le langage sont sources de connaissances et d'interrogations mais en retravaillant l'œuvre des philosophes nous risquons de caricaturer leur pensée et de présenter un pâle reflet de leurs spéculations. A nous dès lors de penser cette nouvelle réalité sans être frustré par le caractère altérable de la connaissance et la fragilité de l'homme.

Depuis près de 2500 ans, la philosophie a tenté d'y voir clair dans la diversité des métaphysiques. Un certain nombre de philosophes tentèrent d'échapper aux contradictions "Etre-devenir", d'autres les intégrèrent dans des conceptions "dialectiques" mais qui furent de suite rejetées par les logiciens par manque de cohérence.

Par nature l'esprit humain est unité, intégration de la diversité. Notre esprit nous impose de rechercher les principes déterministes qui régissent les phénomènes. Nous pouvons raisonnablement penser que notre esprit reflète la nature. Rien n'empêche les partisans de Platon d'essayer de démontrer l'incomplétude des idées de Parménide (l'Etre) ou de rechercher les dissonances du discours scientifique pour mettre en évidence l'apparition d'un nouveau paradigme ou thémata.

La philosophie a de tout temps conseillé les scientifiques même s'ils ne l'ont jamais reconnu franchement jusqu'au colloque de Cordoue en 1979 où physiciens, neuropsychologues, psychanalystes et ecclésiastiques discutèrent de science et de spiritualité, forgeant le cadre interdisciplinaire d'une nouvelle interprétation du réel. La meilleure preuve est de considérer les implications philosophiques que certains physiciens et philosophes déduisent à partir des lois de la physique quantique. Tous les chercheurs y ont touché.

Document National Science Fundation.

Aujourd'hui la méthodologie est au centre des débats[23].  Mais cela se faisant, on s'éloigne du déterminisme pour se rapprocher d'un monde plus incertain que jamais. Où est donc cette "équation du monde" dont parle Laplace ? Sommes-nous à la veille d'un affrontement entre le spirituel et le rationnel ou a-t-on le sentiment de vivre à l'aube d'une nouvelle alliance, le new Age de la Science ?

Au cours de son histoire, la Science a appris bon gré mal gré que la réalité n'est qu'une allégorie que chacun doit traduire dans son langage et méditer selon ses idées métaphysiques. Si le débat scientifique se pose aujourd'hui en termes de réalité objective/subjective, processus déterminés/aléatoires, leurs implications conceptuelles ne tariront pas d'aussitôt ces éternelles querelles. Avant de se prononcer, les philosophes contemporains devront tenir compte des avancées scientifiques. Les notions de réalisme et d'idéalisme devront s'accorder avec la cohérence du discours scientifique et il est fort à parier comme le dit Bernard d'Espagnat, que ces "idées seront plus difficiles à faire avancer que les équations".

Aujourd'hui, la seule et unique source du savoir est bien entendu la Science. Ses lois ne font plus référence à Dieu. Mais l'homme, maître des lieux et soucieux de son avenir considère encore quelquefois qu'il est le collaborateur du Créateur. Mais tel un apprenti-sorcier, il ne maîtrise pas encore toutes ses expériences. Sa réalité se voit ainsi liée à l'action qu'il fait, l'homme répondant de ses actes devant tous. 

Toutefois les chemins qui mènent au Savoir sont parsemés d'embûches. Nous savons combien il est difficile de cerner la réalité dans laquelle pourtant nous sommes plongés. Comme un rêve, notre route est parsemée de zones d'ombres, la réalité se voile et se dissipe dans les replis de ses paradoxes; comme une forêt, d'inextricables branches du savoir dissipent notre raison, fragmentant notre besoin d'harmonie en autant de disciplines qu'il y a presque de sujets d'études. Si nous parvenons à nous débarrasser de ce réductionnisme conscient, un symbolisme plus adéquat transformera peut-être nos illusions en réalité.

Devant les problèmes liés à l'interprétation des phénomènes en physique quantique, et contraint de déduire des lois statistiques à partir d'énoncés purement mécanistes, atomistes, Heisenberg parvint à ériger l'édifice de l'indéterminisme. Mais en détruisant les lois strictes et immuables du déterminisme classique, nous avons aussi perdu l'intelligence des énoncés de base et singuliers. Espérons seulement que cette mésintelligence ne nous interdise pas de continuer à chercher ces lois causales

Un jour ou l'autre, il se peut que notre façon de voir le Monde change à nouveau. Si les faits de l'expérience ne peuvent être corroborés par aucune théorie, soit nous serons parvenu inconsciemment à la limite de notre savoir, soit la méthode scientifique et déductive sera supplantée par quelque chose de supérieur. Comme le disait Hegel, il y a une "vieille taupe" en nous, notre inconscient essayera quoi qu'il advienne de nous sauvegarder. Si les génies existent encore aujourd'hui on peut espérer que l'avenir sera intellectuellement gratifiant pour chacun d'entre nous.

Se peut-il qu'un jour nous ayons posé toutes les questions ? Aujourd'hui, contrairement à ce que pensait certains physiciens du XIXe siècle, personne n'y croit plus. Car il suffira que subsiste un seul doute, que l'on invente une nouvelle expérience ou qu'une mesure plus précise révèle les défauts des anciennes théories pour relancer toute la science.

L'incomplétude logique des systèmes formels avait déjà été mis en lumière par Galilée[24] qui écrivait : "Il n'y a effectivement rien dans la nature, pour petit qu'il soit, dont la connaissance complète serait possible uniquement grâce à l'aide de spéculations ingénieuses. Cette présomption si vaine qui prétend tout comprendre, ne peut découler de rien d'autre que du fait de n'avoir jamais rien compris…"

On ne pourra jamais découvrir la dernière théorie, la théorie vrai, car comme le disait Popper "on ne parviendra jamais à éliminer toutes les autres théories rivales qui demeurent en nombre infini".

Tout ce que le savant peut faire disait-il, c'est de rechercher une nouvelle théorie, la plus improbable de toutes et de la soumettre à des tests rigoureux. Cette théorie sera acceptée provisoirement "jusqu'à preuve du contraire", c'est-à-dire tant qu'elle supporte l'épreuve des tests les plus sévères que nous puissions imaginer. "Cette théorie sera la meilleure et la mieux éprouvée de celles que nous connaissons".

La lecture se termine ici. L'abondante moisson d'informations que la science met à notre disposition nous a permis de mieux décrire l'Univers, d'expliquer son origine et son évolution. Mais assis sur le bord du monde, je reste encore pensif. 

Les coquillages, par David Hagan.

Quand on comptabilise toutes les incertitudes, toutes les tolérances, tous les paramètres libres et les nombreux paradoxes que cachent nos lois, il est raisonnable de penser que les connaissances que nous avons acquises ne représentent qu'une infime partie et relativement imparfaite de la réalité, ainsi que le fit remarquer Sir Isaac Newton[26], le modeste professeur qui posa mille questions et en résolu presque autant : "Je ne sais ce que j'ai pu paraître aux yeux du monde, mais à mes yeux il me semble que je n'ai été qu'un enfant jouant sur le rivage, heureux de trouver de temps à autre, un galet plus lisse ou un coquillage plus beau que les autres, alors que le grand océan de la vérité s'étendait devant moi, encore inexploré".

Nous avons démontré que la science moderne applique tantôt des lois fondamentales tantôt des descriptions "phénoménologiques" où s'affrontent déterminisme et hasard. Les limites actuelles du modèle holistique ou réductionniste en biologie, des modèles dynamiques en physique et du modèle Standard en cosmologie sont considérés par tous les chercheurs comme des problèmes majeurs. Il s'avère que la nature est instable, le vide quantique capable de fluctuations d'énergie et l'irréversibilité thermodynamique généralisée. Les physiciens ont découvert que c'était l'action de la mesure qui mettait en évidence le point d'articulation de l'instant présent et du futur.

Ces difficultés conceptuelles expliquent peut-être pourquoi d'éminents chercheurs se rapprochent de la philosophie orientale. D'un autre côté, si la réalité s'explique à travers le formalisme des mathématiques, leur beauté mystérieuse n'est pas étrangère à ce rapprochement entre les deux philosophies. Les sages orientaux jugent cette fusion indispensable mais le scientifique occidental, enraciné dans son rationalisme refuse de faire ce pas; la méditation dit-il, n'est pas action. Pourtant il se trompe : si vous avez le sentiment que votre vie a un sens, vous vous considérez comme un individu et dès lors vous conférez un sens à vos actions. Votre énergie serait-elle symbolique ? Vous ne le pensez pas. Votre état de conscience est donc véritable, et comme le disait Sir Arthur Eddington[27] "Concluons de façon brutale : la substance dont est faite le monde est celle de l'esprit".

Nous pouvons voir le problème différemment. L'Univers clos d'Aristote est devenu impensable, il est statique, éternel et appartient à Dieu. Mais les sciences ont bouleversé ce concept. Aujourd'hui l'Univers est un objet d'expérience et des modèles cohérents nous permettent de reculer les limites du savoir. Aujourd'hui nous considérons que l'Univers s'étend peut-être à l'infini, pourtant cette idée est transcendante et nul ne peut l'appréhender. Elle rejoint l'idéologie orientale. Comme l'a dit Merleau-Ponty, "la véritable philosophie est de rapprendre à voir le monde", ce que les philosophies orientales confirment.

Aidé par les mathématiques, la physique peut rendre intelligible des phénomènes que la tradition jugeait chaotiques ou paradoxaux. Mais il n'y a pas de rupture entre la science de Platon et les théories contemporaines. Nos théories actuelles sont l'aboutissement du temps qui les vit éclore. L'œuvre des chercheurs est guidée par la tradition, le savoir qu'il ont accumulé par le passé, mais leurs théories doivent résolument regarder vers l'avenir.

La physique n'est plus statique comme à l'époque grecque, cherchant à "sauver les phénomènes" plutôt qu'à les décrire. Si le cercle a dominé jusqu'à Kepler, prenons garde à notre tour de considérer nos lois comme traduisant la réalité. Nous devons construire un monde ad hoc, et ne pas simplement ignorer l'Univers Kantien parce qu'il est singulier et infini. Le principe de raison suffisante invoqué par Leibniz qui fait du déterminisme un idéal, a été bousculé et est voué à l'abandon.

La physique des phénomènes réversibles doit réapprendre le langage de la nature, accepter ses apparences, ses illusions. Elle doit repenser l'Univers en termes dynamiques intrinsèques, fléchés par le temps, sans nécessairement de corrélations avec le passé.

La question philosophique que posa Leibniz[28] : "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?" est considérée comme étant La question philosophique par excellence. Leibniz y avait répondu en invoquant Dieu et la raison suffisante. Aujourd'hui cette question est toujours fondamentale mais son objet s'est déplacé vers la physique. De l'œuf ou de la poule, qui est le premier… ? Si le monde est ce qu'il est, de deux choses l'une : ou bien nous postulons un événement initial, irrationnel qui ne fera l'objet d'aucune discussion, ou bien nous essayons de prouver son origine singulière. La première solution est du ressort de la théologie et nous avons essayé d'y répondre en abordant le problème du principe anthropique et la relation difficile entre science et religion. 

Quant à la deuxième solution, physiquement parlant l'Univers semble lié à une condition initiale accessible à notre connaissance. La matière se serait constituée à partir des fluctuations d'un monde inerte parce que la flèche du temps était imprégnée en elle. Le monde étant irréversible, il y eut un passé, il y aura un futur. Il est changeant, en devenir perpétuel. Ci et là le temps d'une vie, des îlots déterministes se créent et disparaissent, le temps est localement absolu. Mais dans l'Univers thermodynamique le temps est affecté d'une direction précise. Nous appartenons à un monde où toute la matière est solidaire des processus physico-chimiques.

Je n'avancerai aucun pronostic sur l'avenir des sciences mais il est certain que notre rapport avec la nature se libère de la relation causale tant dogmatisée, pour se rattacher à un principe de complémentarité où biologistes, physiciens et chimistes doivent encore marquer leurs pas pour éviter de se perdre dans un monde d'illusions, mystique diront certains.

L'objet des sciences est de construire un monde compréhensible, d'expliquer le rapport que nous entretenons avec l'Univers. Depuis les travaux de von Neumann[29] dans les années 1950, les scientifiques ont essayé d'unir la technologie informatique, la biologie moléculaire et la neurophysiologie dans les neurosciences. Traduire le langage du cerveau en notation symbolique restera pour longtemps encore un défi, mais si nous parvenons un jour à développer une "informatique molle" à l'image du cerveau, nous serons en mesure de comprendre bien plus de choses, de déterminer nos atouts et nos faiblesses mais aussi les limites de notre connaissance.

Si nous nous sommes arrêtés ici pour discuter de la philosophie des sciences, c'était pour affirmer notre pouvoir déductif, notre œuvre créatrice, unifiant un instant nos regards vers un objet fascinant, un prodigieux puits de sciences, l'Univers. Il y a là matière à penser.

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[23] H.Atlan, E.Morin, I.Prigogine, I.Stengers, R.Thom et al., "La querelle du déterminisme", Gallimard, 1990.

[24] Galilée, Opere du Galileo Galilei, vol. VII, p127, trad. R.Fréneux, Le Seuil, 1992.

[26] Bibliothèque de l'université de Cambridge, Porthmouth papers, 3968, 41, f.85, traduit par l'auteur. Egalement repris dans F.Maunel, "A portrait of Isaac Newton", Belknap Press, 1968, p388.

[27] A.Eddington, "The Nature of the Physical World", McMillan, 1929, p341.

[28] Leibniz, "Principes de la nature et de la grâce". Heidegger a repris cette question dans "L'Etre et le Temps".

[29] J.von Neumann, "L'ordinateur et le cerveau", La découverte, 1992.


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