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La philosophie des sciences

Modèle et réalité : l'outil mathématique (I)

Qu'est-ce que la réalité, comment l'appréhender ? Depuis que l'homme s'interroge, il a cherché à décrire la réalité du Monde. A l'époque où la philosophie était encore poésie, sans objet d'étude, Parménide[1] disait : "Ce qui est, est identique à la pensée qui le saisit". Quelque peu idéaliste dans son appréciation de la réalité, Parménide oubliait un interdit : comment juger le fait de penser le non-être ou ce qui se modifie, le mouvement ? Ce philosophe présocratique croyait au Savoir des Sophistes[2] mais il ignorait encore les contradictions du discours. Zénon d'Elée y prêtera attention mais il n'apportera pas de solution. "To be or not to be", telle est la question.

Nous devrons attendre Socrate et ses successeurs, tantôt des philosophes de génie ou des techniciens du verbe pour réfléchir sur le sens de l'être, du non-être et du devenir. Socrate disait : "Une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue". A partir de cette idée et du fait que chaque civilisation se développe grâce aux mythes et aux doctrines, les philosophes ont élaboré leur idée de l'Univers. Nous avons vu dans le dossier consacré à la théorie du chaos comment Platon imaginait l'espace comme étant le résultat de la transformation du Khaos en un monde ordonné et harmonieux. Comme nous allons le découvrir, il reconnaissait l'existence de deux niveaux de réalité et de l'utilité des mathématiques.

Document Posul.

Dans l'allégorie de la caverne, Platon[3] imaginait "des hommes prisonniers d'une demeure souterraine ouverte à la lumière […] et observant le monde à travers les ombres projetées […] par la lumière d'un feu allumé sur une hauteur, loin derrière eux […]. Délivrant les hommes de leurs chaînes […] et forçant l'un d'entre eux à lever les yeux vers la lumière, […] l'éblouissement ne l'empêchera pas de distinguer ces objets dont tout à l'heure il ne voyait que les ombres".

Platon interroge Glaucon, son interlocuteur du moment : "Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ? - Beaucoup plus vraies, répond Glaucon". Après avoir discuté des anciennes illusions et des préjugés qu'il appelle "doxa" qu'il oppose à la raison et au sens de la réalité, le logos ou la connaissance intelligible, Platon conclut son allégorie : "Il en viendra à conclure au sujet du Soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne […] Maintenant reprit Platon, il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l'éclaire à la puissance du Soleil.[…]".

Mais Platon porte un attrait tout particulier à la métaphysique et finit par l'idée du Bien, considérant les ténèbres avec dédain : "Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l'idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne peut la percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses […], dans le monde intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence".

Document de JP Lapointe modifié par l'auteur.

Ainsi Platon[4] définit la réalité de ce qui se donne pour vrai. La réalité comprend deux domaines séparés : le monde des formes intelligibles pures, l'Idée des formes éternelles et immuables, saisissable par l'intellect, c'est-à-dire l'être; et le monde des choses sensibles, irraisonnées, en devenir, qui n'est réellement jamais.

La cosmologie de Platon laisse une place au principe de causalité, ce qui lui permet de construire un monde "rationnel", c'est-à-dire étymologiquement calculable en termes de rapport, de relation : "Tout ce qui devient, c'est par l'action de ce qui le cause que nécessairement il devient; car rien ne peut, séparé de ce qui le cause, assumer le devenir"[5]. Pour la première fois, la cause (aitia) est utilisée pour décrire un enchaînement d'événements. Platon ira encore plus loin en considérant que le démiurge est l'une des causes de l'origine du monde sensible, la "cause efficiente" d'Aristote.

Un peu plus tard Platon s'appuya sur une autre découverte faite à son époque pour retrouver la trace de l'intelligible dans le monde sensible. Nous savons que le son d'un instrument de musique à corde reste le même si on agrandit l'instrument en respectant les rapports mathématiques entre la longueur des cordes. Pour Platon, ces rapports représentaient la symétrie, le concept même du rapport mathématique, qu'il appelait analogia.

En d'autres termes, Platon considérait que le monde sensible pouvait s'exprimer en termes de symétrie, dont le rapport ne change pas, à l'aide des mathématiques. Incroyable mais vrai, il y a plus de 2300 ans, l'épistémologie de Platon permettait déjà de construire un monde structuré par les mathématiques ! Ce monde était constitué de sphères, de planètes et d'étoiles fixes façonnées par le démiurge à partir de quatre éléments : la terre, l'eau, l'air et le feu.

Comme le dira plus tard Werner Heisenberg[6] à propos du rapport entre la théorie moderne des particules élémentaires et celle de Platon exposée dans le Timée : "Le noyau le plus intime de toute matière, c'est pour nous, comme pour Platon, une "forme", et non pas n'importe quel "contenu" matériel". Mais Aristote n'acceptera jamais cette réduction ultime, car le monde sensible comporte également des individus, qui ne sont pas réductibles à des formes élémentaires puisqu'ils se caractérisent individuellement.

Finalement Platon[7] rejette l'idée même d'expérience, procédé pourtant décisif et fondamental pour "questionner" le démiurge : "Vouloir éprouver un phénomène au contrôle de l'expérience, ce serait méconnaître la différence entre les hommes et les dieux; car seul un dieu […] possède le savoir et le pouvoir nécessaires; tandis que parmi les hommes nul n'est capable […] ni ne le sera jamais à l'avenir". Il proposa toutefois une théorie sur la densité des corps, le son ou l'audition.

Jean Piaget

Citons enfin que pour les Pythagoriciens, également très attachés à la philosophie, l'univers pouvait s'exprimer au moyen d'unités mathématiques indivisibles et fixes que l'on combinait ensembles.

Mais est-il possible de réduire l'espace à un concept purement pratique, réaliste, ou de prendre position pour un univers idéaliste, de nature spirituelle ? La réponse est bien sûr non. Kant considéra l'espace et le temps comme des "formes a priori de notre sensibilité". Ils constituent le cadre de référence de nos expériences mais aussi le cadre antérieur à toutes nos expériences. Le psychologue et philosophe suisse Jean Piaget verra le concept d'espace comme "un instrument créé par l'esprit pour la rationalisation du réel", idée que partage de nombreux philosophes. Nous sommes loin des réflexions ontologiques de Parménide, du "Est ce qui est".

D'un point de vue plus pragmatique, peut-on considérer nos "expériences personnelles" comme le reflet du monde suivant une méthode impartiale ? De l'avis des scientifiques et des philosophes, le chercheur doit objectiver sa connaissance sur base d'événements reproductibles.

Ceci a conduit les philosophes grecs et les scientifiques modernes à réduire chaque branche du savoir en ses notions fondamentales, c'est le fameux réductionnisme.

Le concept de simplicité

Ernst Mach disait qu'il ne fallait pas rechercher d'explications causales mais bien "la description la plus simple" de la nature. Wittgenstein[8] considéra également que "la méthode inductive admet aussi la loi la plus simple qui puisse concorder avec l'expérience".

Mais que signifie l'attribut "simple" ? La théorie est-elle simple dans sa façon d'appréhender les problèmes, dans ses explications ou dans sa solution ? Faut-il y voir un critère d'esthétique ou méthodologie ?

La référence d'ordre esthétique signifie que la démonstration de la théorie requiert moins d'étapes, ou moins de connaissances pour la réaliser. Voilà une définition du mot "simple".

H.Weyl

On peut aussi considérer la formule "la plus simple" comme une loi, signe de la régularité d'un phénomène : une suite de segments de droites peuvent nous aider à définir une courbe complexe. Mais quel avantage a-t-on d'utiliser une fonction linéaire plutôt qu'une autre plus complexe ? Epistémologiquement parlant, cette question met en évidence le problème du concept de simplicité.

On peut trouver plusieurs avantages à choisir l'hypothèse la plus simple. Pour W.Kneale[9] l'hypothèse la plus simple est celle qui sera le plus rapidement éliminée si elle est fausse, idée très utile pour satisfaire notre critère de démarcation "à la Popper".

Pour H.Weyl[10] déjà connu pour sa critique des sciences et en particulier de la physique, "[une ligne droite à l'avantage sur une ligne courbe plus complexe] parce que l'on pourrait considérer comme un accident extrêmement improbable que toutes les observations correspondent à une courbe aussi simple". Il considère d'ailleurs que l'"on mesure la simplicité par la rareté de ses paramètres" ou sa haute probabilité.

Pour M.Schlick[11], une fonction du premier degré est plus simple qu'une fonction du second degré. Ainsi, plus une théorie est universelle et précise (rigoureuse) mieux nous pourrons définir son degré de falsifiabilité et la qualité de "plus simple".

Pour sa part, K.Popper assimile le concept de simplicité au degré de falsifiabilité d'une proposition : "les énoncés simples disent davantage parce que leur contenu empirique est plus grand et qu'il est facilement testable".

C'est la raison pour laquelle, dans le dossier consacré à la Relativité, nous avons expliqué les effets relativistes sur "fond euclidien", de façon extrinsèque, car il fallait simplifier les explications pour les rendre claires et assimilables.

De façon générale, la géométrie courbe Riemannienne est donc souvent écartée au profit de la géométrie plane Euclidienne. Il est plus facile pour un mathématicien de falsifier un énoncé dans un espace à courbure nulle que dans un espace courbe qui impose plus de mesures et admet une infinité de solutions. L'espace Euclidien est donc invariable pour plus de transformations qu'un espace courbe; sa dimension est moindre, il est plus simple.

Dans ces conditions il n'est pas étonnant que les chercheurs préfèrent des lois simples aux énoncés complexes. Le "rasoir d'Occam" ou le "principe d'économie" impose une réduction formelle des dimensions du système afin de falsifier plus facilement les énoncés.

Les équations de champs

Gmn = 8 p K T mn

Les équations d'Einstein concernant les champs s'écrivent en quelques symboles qui confirment que sa théorie s'avère finalement très simple malgré ses apparences. Le membre de gauche représente le tenseur d'énergie-impulsion, le membre de droite le champ gravitationnel (courbure de l'espace-temps).

On comprend ainsi mieux pourquoi les physiciens sont toujours émerveillés de comprendre la nature. Le physicien Richard Feynman[12] par exemple disait à propos de l'autonomie des lois objectives et de la relation qui existait entre les mathématiques et la réalité : "Qu'y a-t-il dans la nature qui explique qu'il soit possible de deviner, à partir d'un domaine, comment réagira le reste ? […] je crois que cela tient à la simplicité, et donc à la grande beauté de la nature".

Le physicien Banesh Hoffman qui travailla avec Einstein confirma cette impression quand il disait : "La structure de cette théorie est sobre, et elle est imprégnée d'une simplicité fondamentale et d'une beauté pas toujours visible à première vue". Et Einstein de conclure : "Le plus incompréhensible dans l'univers, c'est que nous le comprenons".

Prochain chapitre

L'invention mathématique

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[1] Parménide, "Le Poème" (sa seule oeuvre), PUF-SUP.

[2] Les Sophistes s'opposent aux Réalistes, les premiers sont des Nominalistes pour lesquels l'homme est la seule réalité, tandis que les seconds considèrent que l'Humanité est l'Etre véritable, les sujets ne comptant pas. Dans notre langage moderne, les Réalistes diraient que les universaux sont représentés par l'Etat, le Savoir, la Science, etc, là où les Nominalistes ne voient que des individus, des noms que l'on classe. Les deux courants de pensée ont été forts critiqués car ils permettent des abus dans les deux sens. Consulter également l'article Difficiles sont les belles choses.

[3] Platon, "République, Livre VII", trad. R.Baccou, Garnier, 1958, p247-251. Lire aussi Yvon Lafrance, "la théorie platonicienne de la doxa", Les Belles Lettres, 2014.

[4] Platon, "Timée", 27-28a.

[5] Platon, "Timée", 28.

[6] W.Heisenberg, "Im Umkreis der Kunst. Eine Festschrift für Emil Preetorius", Stuttgart, 1955, p140.

[7] Platon, "Timée", 68d-e.

[8] L.Wittgenstein, "Tractatus logico-philosophicus", Proposition 6.363.

[9] W.Kneale, "Probability and Induction", 1949, p229.

[10] H.Weyl, "Philosophy of mathematics and Natural science", Princeton University Press, 1949, p156.

[11] M.Schlick, Naturwissenschaften, 19, 1931, p148.

[12] R.Feynman, "La nature de la physique", Le Seuil-Science, 1980, p207.


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