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La philosophie des sciences

L'invention mathématique (II)

Arrivé à ce point de nos réflexions, on peut se demander ce qu'est l'invention pour un mathématicien ? Qu'est ce qu'inventer ? Ainsi que le disait en deux mots le philosophe Armand Cuvillier, "toute invention est découverte, et toute découverte est invention". De l'avis général, il existe deux types de connaissances :

- la discursive

- l'intuitive.

La première se rattache au raisonnement, à l'analyse et à la synthèse. Elle procède par démarches successives ainsi que nous l'avons expliqué à propos de la naissance d'une théorie. La seconde est une connaissance immédiate, mais elle peut occasionnellement faire appel à des données sensibles et comporter une bonne part d'interprétation, et donc de pensée discursive.

Mais qu'est-ce que cette notion d'immédiat ? Psychologiquement parlant, l'instant peut être le produit d'une élaboration, c'est "le moi qui dure" de Bergson. Cette construction n'est donc pas empreinte de simplicité. L'immédiat peut aussi être donné, c'est-à-dire opposé à ce qui est élaboré ou construit. C'est cette intuition intellectuelle qui prend la forme d'invention.

A consulter : CMathématique

L'intuition, ce processus caché d'anticipation est souvent en mesure de nous conduire à la solution, sans même que nous ayons à y réfléchir car il agit à l'insu de la conscience. C'est un pressentiment confus de connaissance claire.

Cette faculté d'anticiper est très féconde car il s'agit d'un mécanisme qui ne cherche pas, comme chacun le fait à l'état conscient, une solution parmi une multitude de choix possibles ; il ne traite pas l'ensemble des combinaisons qui demeurent en nombre infini. Au contraire, l'intuition construit des combinaisons mathématiques utiles et délaisse celles qui sont inutiles.

Henri Poincaré

Ainsi que le disait Henri Poincaré[13], "Les faits mathématiques dignes d'être étudiés, ce sont ceux qui, par analogie avec d'autres faits, sont susceptibles de nous conduire à la connaissance d'une loi mathématique de la même façon que les faits expérimentaux nous conduisent à la connaissance d'une loi physique. Ce sont ceux qui nous révèlent des parentés insoupçonnées entre d'autres faits, connus depuis longtemps, mais qu'on croyait à tord étrangers les uns aux autres.

Parmi les combinaisons que l'on choisira, les plus fécondes seront souvent celles qui sont formées d'éléments empruntés à des domaines très éloignés; et je ne veux pas dire qu'il suffise pour inventer de rapprocher des objets aussi disparates que possible; la plupart des combinaisons qu'on formerait ainsi seraient entièrement stériles; mais quelques-unes d'entre elles, bien rares, sont les plus fécondes de toutes".

En fait il semble que l'invention se fonde sur des combinaisons d'entités mathématiques, négatives ou positives, qui sont inhibées au profit d'autres choix plus utiles, peut-être liés à des systèmes régulateurs ou des démarches automatiques. Poincaré poursuit : "Dans le champ de la conscience n'apparaîtront jamais que les combinaisons réellement utiles, et quelques-unes qu'il rejettera, mais qui participent un peu des caractères des combinaisons utiles. Tout se passe comme si l'inventeur était un examinateur du deuxième degré qui n'aurait plus à interroger que les candidats déclarés admissibles après une première épreuve".

Mais le processus d'invention n'est pas isolé du monde et du reste du corps. Ce mécanisme doit obéir à l'expression des émotions, aux souvenirs du passé, aux alertes automatiques déclenchées par les marqueurs automatiques (qui se déclenchent par apprentissage) et probablement à d'autres stimuli et mécanismes plus discrets. L'ensemble nous aide à saisir les rapports entre les choses, nous permettant d'élaborer des solutions pour l'avenir. C'est seulement alors que nous délibérons consciemment notre décision.

La coupure de von Neumann

A priori le monde est constitué d'attributs complexes et est très éloigné de l'unité d'une théorie universelle; la différence de complexité semble irréductible. Pourtant, l'un comme l'autre obéissent à des règles d'inférences. Quelques part des principes peuvent émerger, des mesures peuvent être effectuées. Mais la coupure sujet/objet "de von Neuman" reste floue car il s'agit d'une division fixée arbitrairement.

La coupure de von Neumann. Où s'arrête le sujet et où commence l'objet ?

Pour certains physiciens, tel feu David Bohm[14] l'Univers est un continuum où les perceptions de l'observateur ne sont qu'apparentes. Dans son esprit, l'Univers est intimement mêlé à nos sens, rendant extrêmement difficile sa modélisation, sa définition géométrique. La meilleure preuve serait la difficulté que nous avons à déterminer la nature de la lumière ou la nature profonde des lois qui gouvernent la physique quantique.

Pour Friedmann ou Einstein à l'inverse, l'Univers est un objet d'étude, un espace-temps que l'on peut transformer, un concept dont il est possible de définir les limites et donc l'évolution. William Jeans était si fasciné par cette idée qu'il s'exclama un jour : "Le grand architecte semble être mathématicien", ce qu'Einstein n'aurait certainement pas renié.

Les informations fournies par nos sensations que nous traduisons en langage symbolique permettent ainsi de travailler sur des "modèles" de la réalité. Notre perception du monde sensible est transformée au travers des mesures. C'est par exemple le cas en cosmologie avec les modèles d'Univers ou le modèle Standard du Big Bang, en physique avec le modèle Standard des particules élémentaires, en astrophysique avec les modèles d'évolutions planétaires ou de sismologie solaire ou encore en géophysique avec les modèles de référence du champ magnétique.

On en vient alors tout naturellement à juger le concept scientifique : la mesure ne serait-elle pas synonyme de perception ? Peut-on différencier le sujet du phénomène ? Et revient la question inévitable, la méthode scientifique est-elle réellement objective ?

Si on considère la possibilité de nommer les objets, de les mesurer, le monde présente alors un certain ordre que Platon avait déjà mis en avant dans Timée et la République, la séparation du monde sensible des objets. Si le scientifique est à même de "réduire le monde" à des situations physiques particulières, des événements quantifiables, sa description peut-être formulée à l'aide de symboles, le langage binaire (vrai ou faux, 0 ou 1) ou les mathématiques. Dans un premier temps, l'esprit scientifique consolide son approche à travers un système de théorèmes (axiomes démontrés), en privilégiant ce qui est mesurable, l'espace, le temps, mais aussi le nom mesurable, les valeurs.

Née de l'observation du monde sensible, pour Platon les mathématiques existent indépendamment de toute chose (philosophie rationaliste) mais il ne renie pas l'expérimentation. Plus nuancé, Aristote[15] considère qu'"il est impossible d'acquérir par les sensations une connaissance scientifique". Mais il refuse malgré tout de considérer les idées comme séparées du monde sensible (conceptualisme).

A l'opposé, Newton a toujours dit qu'il ne faisait pas d'hypothèses : "hypotheses non fingo". Les notions de force, d'inertie, de durée ou d'espace sont issues de l'expérience immédiate. Mais il n'a jamais réalisé qu'un nombre limité d'expériences alors que les lois générales qu'il déduisit avaient une portée infinie. Il n'est donc pas étonnant que dans l'introduction de ses Principia il sous-entende qu'il s'agit d'une construction de l'esprit, triomphe de la raison sur le mysticisme.

Henri Poincaré appuya ce principe. En mathématiques, il est impossible de séparer la raison de l'expérience : "s'il n'y avait pas de corps solides dans la nature disait-il, il n'y aurait pas de Géométrie". Les mathématiques apportent un plus original à l'expérience sensible en s'élevant dans l'abstraction. Ainsi les fractions, les nombres négatifs, les nombres imaginaires sont des notions très paradoxales.

Les mathématiques ont pour principe d'ajouter la preuve des démarches scientifiques, démontrant les propositions, quitte à user de postulats. Ceci permet de proposer des hypothèses qui se déduiront de façon logique sans référence à la réalité sensible ou à l'interprétation. Ce caractère abstrait de la logique d'Aristote conduira à la scolastique[16] du Moyen-Age et au Cercle de Vienne. Einstein lui-même témoigne du rapport qui existe entre l'expérience et la théorie : "Newton écrit-il, croyait que les concepts fondamentaux et les lois de son système pouvaient être dérivés de l'expérience. [Mais] toute tentative pour réduire logiquement les concepts et postulats fondamentaux à partir d'expériences élémentaires est vouée à l'échec. […] La base axiomatique de la physique théorique […] doit être librement inventée"[17].

Synthèse de surfaces 3D. La modélisation mathématique permet de représenter des surfaces complexes. Les applications industrielles des recherches théoriques en modélisation géométrique permettent de représenter et d'optimiser des surfaces dans les industries aéronautiques et automobiles par exemple. Document CNRS.

Si la subjectivité et les mathématiques  sont indispensables aux yeux d'Einstein, cette définition du concept n'accepte alors que le vrai et le faux. Le résultat est abstrait et nous savons qu'il fait appel à des principes indémontrables. S'il est acquis pour bon nombre de scientifiques que cette axiomatique est exempte d'ambiguïté, au point de rendre les livres de vulgarisation "symbolistes" plutôt que "signifiants", il faut rappeler que nos théorèmes offrent certaines limites. Les théories, souvent constituées de symboles mathématiques exercent une fonction symbolique par rapport au réel. Elles donnent aux chercheurs une représentation du réel, mais sans pour autant pouvoir s'identifier à lui. C'est la raison pour laquelle fleurissent des théories mystiques ou si peu rationnelles que les partisans de l'orthodoxie refusent de siéger à la même table que leurs collègues "psy". Nous en reparlerons à propos de la relation entre Science et religion.

Si la question du réel peut se poser dans un cadre multidisciplinaire, rapprochant les concepts rationnels, philosophiques, religieux et psi, la science moderne, fondamentalement mathématique à tendance à oublier son principal échec. En s'opposant aux principes philosophiques de Whitehead ou Russell, Kurt Gödel[18] a prouvé qu'il était impossible de démontrer la cohérence des axiomes, de prouver la non-contradiction des théorèmes. Cette véritable révolution intellectuelle mérite quelques développements.

Prochain chapitre

Le paradoxe du menteur

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[13] H.Poincaré, "Science et Méthode", Flammarion, 1908, p49-50.

[14] D.Bohm, "La plénitude de l'Univers", Le Rocher, 1987.

[15] Aristote, "Organon" (texts écrits par ses successeurs).

[16] La scolastique désignait les professeurs nommés à l'Ecole du palais des rois et invités par Charlemagne à enseigner dans les universités.

[17] A.Einstein, "Ideas and opinions", Souvenir Press, 1973.

[18] La démonstration de K.Gödel paru en 1931 dans "Monatshefte für Mathematik und Physik".


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