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La philosophie des sciences

La naissance d'une théorie (I)

Comment surgit une idée ? Comment s’élabore-t-elle ? A-t-elle une structure logique ?

D’un point de vue philosophique, le raisonnement est un enchaînement de propositions cohérentes. Il conduit à construire notre pensée en lui attribuant des valeurs, qui peuvent tantôt être analysées du point de vue des résultats que l’on poursuit, tantôt du point de vue du sujet qui a pensé ces propositions.

En sciences, et nous le démontrerons tous les jours dans les laboratoires de recherches, c’est la déduction logique, en rejetant les syllogismes, la déduction mathématique (constructive) et le raisonnement basé sur l’expérience (l’induction) qui confirment l’intégrité intellectuelle de son auteur.

Le concept

Ainsi se développe l’idée de concept; cette construction d’idées élaborées par approximations, que l’on approche de manière induite pour définir ce qui deviendra une loi, un principe. Il se définit souvent par analogie. Galilée lui-même reprit certainement les concepts de ses aïeux et ne découvrit pas tout ce qu’il mentionna. L’union de plusieurs concepts, de plusieurs lois, donnent une théorie qui systématisera ces concepts. Pour Armand Cuvillier ils deviennent "les armatures générales de notre représentation de l’univers". De cette manière, "le concept écrit H.Delacroix, est toujours ouvert : il « attend » de nouvelles déterminations de sens".

Gaston Bachelard, William James et Henri Bergson. Doc CNM.

Malgré l’aspect construit des concepts et leur caractère défini, le jugement qui arrêta leurs propositions n’a pas convaincu G.Bachelard, H.Bergson ou J.Wahl. A leurs yeux le concept est une chose abstraite, "l’ombre de la réalité" dont il n’est qu’un extrait bien appauvri. Henry Bergson ou William James considère le concept comme une généralisation nécessairement déformée d’une définition spéciale. Bergson reconnaît toutefois que "le concept peut servir à une étude analytique et scientifique des objets dans ses relations avec les autres". Son appréciation se situe principalement au niveau métaphysique. Auguste Comte[1] s’opposera à cette idée empiriste en rappelant que "Sans l’abstraction nous ne pourrions jamais instituer les lois générales qui seules nous permettent des prévisions capables de guider notre intervention".

Einstein[2] sera plus précis dans sa réponse : "Ce qui caractérise disait-il, la différence entre associer librement ou rêver et penser, c’est le rôle plus ou moins grand que joue le concept. Il n’y a pas de nécessité en soi à ce qu’un concept soit relié à un signe verbal perceptible et reproductible ; mais il le faut pour que la pensée devienne communicable".

Einstein en 1936 à l'université de Princeton.

Mais s’interroge Einstein[3], de quel droit peut-on manier des idées si problématiques sans faire la moindre tentative pour prouver quoi que ce soit ? "Penser conclut-il, ce n’est rien d’autre que jouer librement de cette manière avec les concepts. Tous les concepts, même ceux qui sont les plus proches de notre expérience, reposent, du point de vue logique, sur des choix libres".

Einstein[4] expliqua sa façon de penser à son ami Michel Besso : "Seule la spéculation débridée lui écrit-il, peut nous faire progresser". Cela les expériences, aussi incompréhensibles ou aussi nombreuses qu’elles soient ne peuvent nous l’apporter. Mais il souligne toutefois qu’ "une théorie, pour inspirer confiance, doit être construite sur des faits susceptibles d’être généralisés". Et il prend l’exemple des principes de la thermodynamique, qui reposent sur l’impossibilité du mouvement perpétuel ; la mécanique (classique), qui est fondée sur une loi de l’inertie prouvée empiriquement et la relativité restreinte, qui est fondée sur la constante de la vitesse de la lumière. Il conclut[5] : "Jamais on a trouvé une théorie utile et féconde par voie uniquement spéculative".

Depuis le XIe siècle il semble évident que les énoncés scientifiques doivent être soumis à l'épreuve de l'expérience. Mais voilà bien un cliché qui mérite d'être développé.

Si on prend le soin d'étudier l'évolution des sciences, tant l'histoire de la chimie, de la mécanique, de l'astronomie ou de la biologie, il s'en dégage une même méthodologie : on teste des hypothèses mais rarement des théories. Par définition celles-ci sont admises a priori comme étant exactes, en tous cas "normales" et peu de chercheurs mettent en causes de brillantes théories dont les savants se sont ingéniés des années durant à vérifier la validité. Ce point de vue peut radicalement changer dès lors que de nombreuses expériences mettent la théorie en échec. Le concept traditionnel, conjoncturel subit à son tour un test. Et lorsque celui-ci confirme le sentiment des chercheurs, on peut réellement dire que la théorie est mise en difficulté. Nous sommes sur le point d'assister à une "révolution scientifique" selon l'expression consacrée de l'historien des sciences Thomas Kuhn. Nous assistons au renversement d'une théorie par une autre. Mais cela ne se fait pas spontanément.

Induction et déduction

Lucien Lévy-Bruhl.

La connaissance ordinaire obéit à ce que Lévy-Bruhl[6] appelle des principes prélogiques. La question essentielle est de savoir quelle est l'idéologie de la science, a-t-elle le droit de déterminer si une théorie est réellement vraie ou fausse ?

A l'époque d'Aristote la mythologie fut remplacée par le "logos", le discours sur la réalité (la connaissance), dont la vérité pouvait être démontrée par la méthode déductive. Aristote inventa la logique. Mais il déduisit ses théories à partir d'observations générales, de prémisses[7]. Cette soi-disant vérité est fausse car elle cache en réalité des axiomes a priori vrais. L'exemple d'Aristote souvent repris comme référence est éloquent :

Tous les hommes sont mortels

[Or] Socrate est un homme

[Donc] Socrate est mortel

Il s'agit d'une induction conditionnelle car cette prémisse est exacte à condition que tous les hommes soient mortels et que Socrate soit un homme, deux propositions qui doivent être démontrées. Ce type de discours est abusivement employé pour construire des syllogismes. Cette manière d'envisager la connaissance en partant du général pour aboutir au particulier n'a rien en commun avec le discours scientifique. C'est la raison pour laquelle la plupart des prémisses prêtent à sourire, car nous avons démontré leur fausseté.

Cette logique illustre l'une des caractéristiques de la mythologie, où l'histoire que l'on raconte n'est pas mise en doute, quels que soient les faits évoqués. Les prémisses interviennent en fait chaque fois que l'homme est confronté aux énigmes de la nature. Le mythe lui fournit une explication cohérente en termes de causes et d'effets, les forces surnaturelles manipulant les acteurs et les objets. Il est très dangereux de raisonner de cette façon car l'idéologie que soutien son auteur n'a rien de fondé scientifiquement parlant.

D'une autre manière, les lois inventées par Platon et Aristote n'avaient pas à l'époque la signification que nous leur attribuons aujourd'hui. Selon la "physique" d'Aristote, le vide était contre nature par exemple. Il assimilait sa physique à un principe holistique.

Pour nos scientifiques modernes, le fait de corriger les énoncés d'Aristote ne change pas seulement une loi mais aussi sa qualité, ses aspects globaux et toute l'étendue des phénomènes. Documents HUD et Time.

Pour nos scientifiques modernes, le fait de corriger les énoncés d'Aristote ne change pas seulement une loi mais aussi sa qualité, ses aspects globaux et toute l'étendue des phénomènes. Comme l'a évoqué Kuhn[8] lors d'une conférence sur les sciences donnée en 1968, "dans la physique Aristotélicienne, les énoncés ne fonctionnent pas tout à fait comme des lois. Un énoncé ne peut pas être éliminé et remplacé par une formulation améliorée, tout en laissant intact le reste de la structure". Si un physicien contemporain avait pu connaître Aristote et serait parvenu à le convaincre de l'ineptie de certaines de ces conceptions, Aristote aurait inventé un concept d'Univers entièrement différent.

R.Shweder en 1908. Document Samsonite.

L'expérience quotidienne des sociologues et des psychiatres met en évidence une logique d'inférence naturelle mais qui, souvent, obéit à des règles fausses. Ainsi le psychologue R.Shweder[9] prend l'exemple d'un enfant qui, convaincu que les araignées entendent par leurs pattes, coupe les pattes de l'une d'entre elles et lui ordonne de sauter. Comme elle ne saute pas, il conclut triomphalement que l'araignée entend bien avec ses pattes ! Son raisonnement paraît cohérent pourtant il cache une absurdité qui nous faire sourire.

Dans ce cas-ci le raisonnement est fondé sur des a priori implicites, l'enfant adhérant plus ou moins consciemment à un principe d'induction qui pourrait tout aussi bien être d'inspiration mystique. L'interprétation prélogique est en fait guidée par une série de méthodes d'inférences plutôt que par des règles cognitives universelles qui auraient pu mettre en évidence la fragilité du concept.

Les scientifiques ne peuvent accepter cette "loi du bon sens" qui ne contient aucune justification rationnelle[10].

Comme R.Bacon nous aimerions croire en l'existence de répétitions, d'invariants, de "lois certaines et universelles". Mais aux yeux des physiciens actuels, aucune loi n'est universelle, elles appartiennent toutes au domaine du probable. Cette assertion ci n'est jamais fausse contrairement à l'idée de Bacon.

Mais direz-vous, si probabilité il y a, n'est ce pas considérer les théories comme des lois générales ? N'est-ce pas retomber dans le problème de l'induction voire de l'abstraction pure… ? Un énoncé qui est formulé sous la forme d'un déterminisme statistique reflète une idée réaliste du monde dont la réalité est indépendante du sujet qui la perçoit. C'est également l'opinion du sens commun : la réalité indépendante c'est l'ensemble des phénomènes. Les philosophes sont donc prudents lorsqu'ils formulent de telles hypothèses puisque aucun être humain n'est capable d'énoncer les conditions qui règnent au-delà des limites (voir la théorie inflationnaire de l'univers par exemple ou celle des trous noirs).

Deuxième partie

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[1] A.Comte, “Cours de philosophie positive”, 1830-1842.

[2] Oeuvres choisies d’A.Einstein, F.Balibar, Le Seuil, 1989-1992, V, p21.

[3] Oeuvres choisies d’A.Einstein, op.cit., V, p23.

[4] A.Einstein, “Correspondance avec Michel Besso”, Hermann, 1979, p285.

[5] A.Einstein, “Correspondance avec Michel Besso”, op.cit, p81.

[6] Lévy-Bruhl, "La Mentalité primitive", PUF, 1960.

[7] Aristote, "Premiers Analytiques I", 1, 24b 18 - Aristote, "Topiques", I, 12.

[8] T.Kuhn, "The Relation between the History and the Philosophy of Science", conference donnée à l'université d'Etat du Michigan, le 1 mars 1968.

[9] R.Shweder, "Current Anthropology", 18, n°4, December 1977, p637.

[10] De l'avis général (Hume, Kant, Carnap,…) le problème de l'induction a toujours soulevé des critiques et il semble vain de vouloir justifier ses fondements. Selon Popper l'induction doit être évitée, nous devons réfuter les théories et non viser la certitude.


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