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La philosophie des sciences

La naissance d'une théorie (II)

Si nous nous accordons une certaine marge "d'erreurs", un degré d'incertitudes ou de confiance, les remarques précitées garderont leur pertinence.

Si nous voulons être tout à fait précis et sans verser dans la métaphysique, nous pouvons dire que toute induction est un postulat arbitraire. Mais cette inférence logique vaut beaucoup mieux qu'une généralisation des observations. Toutefois il faut bien avouer que jamais personne n'a pu résoudre le problème de l'induction.

Aussi, loin d'être un fait empirique, l'induction trouve ainsi une justification à travers le réalisme et chacun de nous lui accorde son crédit. Il ne vous viendrait jamais à l'idée de supposer que le Soleil ne se lèvera pas demain parce que quelque part les mouvements célestes sont chaotiques. La méthodologie du scientifique "positiviste", pour lequel les lois s'appliquent à tous les phénomènes, à l'homme comme à l'Univers, résiste donc bien aux critiques.

Confronté aux idées du Cercle de Vienne et aux nouvelles théories physiques, Popper proposa une nouvelle définition de la science. Tout en préservant l'objectivité scientifique et le but de la science, il insista sur sa méthode. Puisque le chercheur n'est pas séparé du monde sensible, il interagit avec la nature en utilisant les théories comme des instruments d'induction pour provoquer la nature : "la nature dit Popper, ne donne de réponse que si on l'en presse"[11].

Emmanuel Kant.

Mais revenons à notre énoncé : "Si le Soleil s'est levé ce matin, il se lèvera demain". Pour chacun d'entre nous cet énoncé semble "aller de soi" parce qu'il appartient à notre expérience sensible. En réalité il reste un énoncé singulier qui n'a pas de valeur universelle contrairement à ce que l'on pourrait croire sans trop y réfléchir.

Si vous êtes prêt à penser le contraire, votre méthode d'analyse manque de rigueur; vous devez être plus critique que le sens commun. Allez par exemple passer quelque temps au nord du cercle arctique pendant les six mois que dure l'hiver polaire… Ceci pose le problème de l'induction.

Selon Kant cet énoncé est valide a priori. Faux disons-nous aujourd'hui, il s'agit en réalité d'un énoncé qui se prononce sur une probabilité (certaine), car "il peut atteindre un certain degré de véridicité"[12].

Pour émettre de nouvelles idées, espérer découvrir quelque chose, nous devons donc suivre une démarche, poser des hypothèses non justifiées mais universelles, à partir desquelles on pourra déduire ou inférer des conclusions. C'est la déduction.

Si ces conclusions sont déductibles, ou compatibles ou équivalentes à d'autres relations logiques, on progresse et on peut mettre la théorie à l'épreuve du monde sensible (prédictions singulières) et en tirer des conclusions qui seront incorporées dans la théorie, et ainsi de suite. Si les prédictions échouent face à l'expérience il faudra modifier l'hypothèse et rechercher un énoncé plus cohérent et rigoureux. Si la théorie est paradoxale, elle révèle une incohérence dans les énoncés et l'incomplétude de la théorie.

Et si on introduisait des hypothèses ad hoc pour "sauver les phénomènes" ? Cette "ceinture de protection" comme l'appelle le philosophe hongrois Imré Lakatos n'est pas valable pour la méthode empirique (le Soleil se lèvera demain)… En résumé la méthode déductive permet donc d'inférer des "vérités universelles" sur base d'énoncés singuliers soumis à des tests intersubjectifs

Mais comment différencier la science de la métaphysique, un système mathématique logique d'un système empirique, la déduction de l'induction ? Le chercheur qui bâtit une théorie en posant des hypothèses doit les soumettre au verdict de l'expérience s'il souhaite fonder des énoncés rigoureux, capables de soutenir l'épreuve de l'observation. C'est la méthode utilisée par la science dite empirique, fondée sur l'expérience. Mais que recouvre ces méthodes, quelles valeurs ont-elles ?

Ludwig Wittgenstein.Doc CNM

Plusieurs problèmes apparaissent d'emblée à travers ces questions : le problème de l'induction et des incohérences logiques ainsi que le problème de la démarcation, ce que Kant appela "les limites de la connaissance scientifique".

Pour le logicien et philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein, le problème de la démarcation est un problème de sens. Cette délimitation doit être réalisée à l'aide de propositions pourvues de signification, réduites de manière logique à des énoncés d'observation singuliers. Ainsi, incapable d'être réductible, la métaphysique est un non-sens.

Mais puisque les lois naturelles ne sont pas non plus déductibles d'observations - c'est le problème de l'induction - elles sont également dépourvues de signification. Wittgenstein se fourvoie ainsi en voulant tracer sa ligne de démarcation.

La courte vie des théories alternatives

Un chercheur en quête de reconnaissance (en gérénal) court toujours le risque de vouloir "sauver sa théorie à tout prix" car il sait qu'au-delà de la reconnaissance de ses travaux, elle représente aussi son gagne-pain pour dire les choses clairement et de bons "papiers" sont synonymes de crédits de recherches et de support de la part de la communauté scientifique, aussi petite soit-elle. Heureusement, nous verrons qu'il existe des garde-fous et des systèmes de contrôles par les pairs qui préviennent ces dérives.

Malgré l'application des codes d'éthiques, de la méthode scientifique et des contrôles, peut-on encore trouver de nos jours des théories qui seraient ainsi protégées contre vents et marées par leur inventeur ? Malheureusement oui, mais la plupart ne survivent que quelques décennies car elles s'éteignent avec la mort de leur auteur, ce qui révèle bien leur côté pseudoscientifique malgré toute la "science" qu'ils mettent pour défendre leurs idées.

On peut au moins citer deux théories toujours défendues par leur inventeur mais dont le grand public n'a probablement jamais entendu parlé, et pour cause. Ces sujets sortant du cadre de cet article, ils ont été brièvement discutés séparément.

Ces deux théories sont tout d'abord la "Théorie Laplacienne Moderne" d'Andrew Prentice de l'Université Monash d'Australie proposée en 1978 pour décrire l'évolution du système solaire que d'aucuns jugent "peu orthodoxe" et qui en dit long sur sa méthodologie. Plus récemment, il y eut la "théorie du sphénoïde" dans le domaine de la paléontologie et de l'évolution de l'homme soutenue depuis plusieurs décennies par Anne Dambricourt du CNRS dont la magazine La Recherche s'est fait l'écho en 1997.

Dans les deux cas, la plupart des scientifiques des disciplines concernées se sont désolidarisés de ces chercheurs, parfois publiquement par le biais de documentaires TV ou dans la presse scientifique, mais tous deux ont conservé leur poste et poursuivent leurs recherches.

Par le passé, il y avait également la théorie d'Alton Arp (†2013) à propos de l'interaction de galaxies avec des quasars qui remettait en question des fondamentaux cosmologiques comme l'origine du décalage Doppler et la cosmogonie META de Tom Van Flandern (†2009) de l'institut Meta Research qui proposait tout simplement une nouvelle physique. Antérieurement, il y eut la théorie de l'"Ordre implicite" de David Bohm (†1992) inventée dans les années 1970, la théorie de l'univers quasi-stationnaire (HBN) de Fred Hoyle (†2001) et ses collègues (dont Arp) présentée en 1990, l'Univers FST de H.Fliche et consorts proposée en 1982, l'univers plasma d'Hannes Alfvén dans les années 1970, sans parler des innombrables théories pseudoscientifiques et farfelues touchant l'astrologie (par ex. Suzel Fuseau-Braesch), l'ufologie (par ex. george Adamski,  Jacques Vallée), l'ésotérisme (par ex. Losbang Rampa) et autres pataphysiques. On reviendra sur ces théories lorsque nous aborderons l'attitude de la communauté scientifique face aux dérives et aux pseudosciences et aux cosmogonies alternatives.

Dans un cadre plus large, on peut également citer des "courants de pensées" comme les "climatosceptiques" qui prétendant que le réchauffement du climat n'est pas lié aux activités humaines, les adeptes du Créationnisme qui pensent que l'homme est né de la main de Dieu comme le prétend la Bible ou le Coran et qui s'opposent à la théorie de l'évolution ainsi que d'autres doctrines qui rassemblent des foules.

Enfin, sur les plans politiques et économiques puisque finalement une bonne partie des sciences visent la recherche appliquée, il a l'impact pervers des lobbies, ces groupes de pression qui essaient d'attirer ou de détourner l'attention des autorités et du public avec des arguments et des théories peu objectives voire falacieuses pour défendre leurs intérêts purement financiers (le pouvoir des banquiers, le nucléaire, le gaz de schiste, la chimie, les OGM, la grande distribution, etc. A Bruxelles comme à Stasbourg on compte plus de 30000 lobbies !).

Science objective et connaissance

Au XVIIIe siècle Kant avait déjà remarqué que l'objectivité d'un énoncé scientifique résidait dans le fait qu'il devait être soumis à des tests intersubjectifs, de façon à lui trouver une justification universelle : si l'énoncé est considéré comme vrai aux yeux d'un observateur, il l'est aussi pour n'importe lequel d'entre eux.

Mais le fait d'utiliser un protocole comme les mathématiques permet-il réellement de garantir l'objectivité de ce savoir ? On est tenté de le croire quand on voit l'importance des mathématiques à l'université. L'épistémologie est capable de définir les opérations qui manifestent un caractère normatif et peut nous aider à identifier les critères de scientificité. Le plus souvent le scientifique préfère émettre lui-même ce jugement de valeur. Il pose des critères de plausibilité et de scientificité pour authentifier les phénomènes, en effaçant le sentiment d'arbitraire qu'il cache. Le scientifique emporte dans son for intérieur un sentiment de puissance normative, d'objectivité et d'intuition créatrice qui voilent la véritable nature de la réalité[13].

Adapté de Wiley Miller.

Tous les philosophes des sciences n'acceptent pas ces idées. Nous avons vu avec l'exemple de la théorie planétaire MLT de Prentice que parfois le chercheur n'est pas totalement objectif et d'autant plus s'il construit sa théorie par le seul raisonnement, sans données empiriques. De plus, tous les chercheurs d'une discipline ne travaillent pas toujours en accord les uns avec les autres. Chacun doit énoncer ses propres critères de décision pour permettre à sa théorie d'évoluer, mettant en exergue ses anomalies et ses paradoxes. Chacun est partie prenante des questions qu'il discute et aucun ne peut reconnaître La vérité, si toutefois elle existe. Quelquefois des croyances religieuses ou personnelles comme dans le cas des manipulations génétiques peuvent entraver le développement des sciences ou des croyances idéologiques et scientifiques se chevauchent comme dans le cas de l'astrologie et un jugement vide de sens peut naître sous le couvert d'une autorité scientifique.[14].

De cette manière on peut dire qu'il n'existe pas de méthode objective, de standard cognitif permettant de trouver La théorie exacte. D'ailleurs ce concept est une utopie. S'il n'y avait pas de désaccords entre les chercheurs, toutes les théories seraient équivalentes, rationnelles et stériles. La science n'aurait pas de raison d'être. Malgré tout on peut considérer le jugement des chercheurs comme objectif. Sans être paradoxaux, les chercheurs sont préoccupés de donner un avis scientifique sur leurs hypothèses selon les critères submentionnés, sans tenir compte de considérations subjectives, de leurs goûts personnels. Seule l'adéquation d'une définition avec la Nature confirme le consensus autour de leur théorie. Si ce n'était pas le cas, les critères qui définissent une bonne théorie n'auraient aucun sens objectif et cloisonneraient le chercheur dans la pseudoscience ou le mythe.

Mais que penser des expériences qui sont concluantes pendant des années et finissent un jour par donner des résultats négatifs ? Les chercheurs considéreront qu'ils ont échoué, leurrés par des coïncidences, une répétition d'événements fortuits et abandonneront leur théorie, même si elle ne peut être tranchée par la science. Le verdict sera un non-lieu et comme le dit Popper, "peu importe, puisqu'il s'agit à présent d'une controverse métaphysique !", voulant dire par là que certains n'hésiteront pas à expliquer ces coïncidences par des effets occultes qui ne sont pas du ressort de la science.

Un trou noir (près du ballon à damier) dans la physique de Newton et selon celle d'Einstein. Cliquer sur les images pour les agrandir. Documents Werner Benger/Université de Chicago.

On entend souvent dire que "la connaissance repose sur l'expérience". Cette phrase a-t-elle un sens ? Il est impossible de justifier un énoncé sans en déduire les conséquences qui sont elles-mêmes soumises à des tests d'objectivité. Ceci est à la fois vrai pour les énoncés logiques et les énoncés fondés sur l'expérience (science empirique). Tout le monde s'accorde pour considérer que les inférences logiques, les déductions, n'ont rien de convaincant en soi. De même, les énoncés empiriques sont souvent liés à des convictions voire des croyances intimes, comme le fait de dire "penser de telle manière offre toutes les garanties de validité". Prouvez-le !, serions-nous tenté de dire.

Si l'on dit à quelqu'un "Je vous assure que cette page est blanche", nous avons là un énoncé qui doit être soumis à des tests, d'autant plus s'il est subjectif. Si on peut mettre cet énoncé en doute et y trouver une erreur, l'énoncé sera rejeté, même si nous avons la conviction du contraire. Si l'énoncé ne peut être soumis à des tests intersubjectifs, cela signifie qu'il met le doigt sur un conflit au sein même de la théorie, une coïncidence par exemple ou un accident et la science isolera ces observations mais elle ne pourra pas non plus juger l'énoncé.

Cela permet de dire que la connaissance consiste en un système de contraintes qui lie tantôt la pensée tantôt la perception à des sentiments psychologiques qui, pour être crédibles, doivent être mis sous une forme adaptée à subir des tests.

Prochain chapitre

Le critère de falsification

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[11] K.Popper, La logique de la découverte scientifique", Payot, 1973/2007, p286.

[12] K.Popper, "La logique de la découverte scientifique", op.cit., 1, p25.

[13] N.Hetherington, "Science and Objectivity: Episodes in the History of Astronomy", Iowa State University Press, 1988.

[14] C'est le cas notamment de l'astrologue Suzel Fuseau-Braesch qui prétend sous le couvert de ses qualités de directeur de recherches au CNRS, faire de l'astrologie une science !


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