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Les étonnantes facultés du tardigrade

Un tardigrade d'Antarctique (Acutuncus antarcticus), souche SB-3. Son estomac contient des chlorelles (une espèce d'algue). Megumu Tsujimoto et al. (2016).

Des facultés extraordinaires (II)

Longévité

Le zoologiste italien Tina Franceschi prétendit en 1948 qu'il avait trouvé des tardigrades dans des mousses desséchées dans les collections d'un musée datant de plus de 120 ans et auraient été ranimés. Bien qu'à l'époque ses propos furent mis en doute, aujourd'hui on estime qu'il avait observé l'une des facultés extraordinaires du tardigrade (cf. BBC).

Depuis cette observation, plusieurs expériences ont montré que le tardigrade peut survivre pendant plus de 30 ans sans nourriture ni eau. Mais dans ces conditions tout de même stressantes au sens scientifique, il modifie son métabolisme et passe en état de stase en attendant des jours meilleurs.

Selon une étude publiée dans la revue "Cryobology" en 2016 par l'équipe de Megumu Tsujimoto précité, deux tardigrades de l'espèce Acutuncus antarcticus ainsi qu'un oeuf en développement (souche SB-3 présentée à droite) furent retrouvés en 1983 dans des mousses en Antarctique. Leur corps partiellement contracté indiquait qu'ils n'étaient pas morts (dans ce cas leur corps est détendu). Ils avaient survécu par -20°C pendant 30.5 ans en état de cryptobiose, inertes et pratiquement déshydratés. Mais on savait d'expérience que le fait de les humecter leur rendrait probablement toute leur vigueur. On reviendra en détails sur cette faculté.

Les tardigrades furent donc mis en culture ainsi que l'oeuf dans un milieu contenant 1.5% de gel d'agar, de l'eau Volvic et des chlorelles en suspension (des algues) en guise de nourriture. La culture fut maintenue dans l'obscurité à 15°C et renouvellée toutes les semaines pendant un mois au cours duquel les chercheurs ont effectué diverses observations.

Un jour après avoir été réhydraté, la souche SB-1 commença à bouger sa 4e paire de pattes. Le 2e jour, elle bouga ses 3e et 4e paires de pattes. Au bout du 6e jour, le tardigrade se tenait sur ses pattes et commença à bouger. Au 9e jour, il se déplaça sur la surface d'agar et le 13e jour il commença à se nourrir de chorelles. L'oeuf finit par éclore au bout de 10 jours et donna naissance à un joli tardigrade présenté à gauche. Observé par transparence, au 21e jour le tardigrade SB-1 présentait trois oeufs en développement dans son ovaire. Il pondit au total 19 oeufs au bout du 45e jour dont 14 ont éclos. La taille de SB-1 est passée de 231.7 microns le 1er jour à environ 330 microns au bout de 23 jours.

Respiration aérobie

Comme la majorité des organismes, le tardigrade doit respirer de l'oxygène pour survivre et contrôler sa quantité d'eau interne (osmorégulation). S'il est privé d'oxygène, il va s'asphyxier (anoxie ou hypoxie) et perdra le contrôle de son osmorégulation. Un peu comme le fait le poisson-coffre ou le poisson globe (Diodon) qui se gonfle (il se remplit d'eau) pour se défendre et donc pour survivre, le tardigrade va passer en état d'anoxybiose : il va gonfler comme un bonhomme Michelin et commencer à flotter comme un tonnelet dans son environnement aqueux. On ignore par quel mécanisme il survit. On sait seulement que cela ne peut durer que quelques jours, au terme desquels il a besoin de retrouver un taux d'oxygène normal pour reprendre son activité. Dans le cas contraire, il sera contraint de passer en cryptobiose.

Un tardigrade photographié respectivement au microscope électronique à balayage (gauche, de Eye of Science) et au microscope optique en fluorescence (droite). Lorsque Tagide deCarvalho de l'UMBC vit ce spécimen coloré, elle savait déjà qu'il ferait une photo extraordinaire. Elle fut récompensée par l'Olympus Image of the Year Award en 2019.

Cryptobiose (stase)

La cryptobiose est un état réversible au cours duquel l'activité métabolique est pratiquement interrompue, à l'état de stase qu'on appelle aussi dormance. Comme on le voit ci-dessous, le corps du tardigrade se ratatine et prend l'aspect d'un bouclier ou d'un tonnelet (tun en anglais). Ce mécanisme permet au tardigrade de survivre à un stress extrême (manque d'oxygène, d'eau, froid, chaleur, pression, etc) face auquel il ne pourrait pas s'adapter autrement. C'est donc une solution extrême pour répondre à des agressions environnementales extrêmes. Comme les adultes, dans des conditions de stress les œufs des tardigrades peuvent également se déshydrater et retrouver leur vitalité lorsque les conditions sont propices.

Dans une étude publiée en 1950 dans les "Comptes Rendus de l'Académie des Sciences" en France (vol.231, pp.261–263), Paul Becquerel montra que placé dans le vide le plus poussé à -273.1°C (0.05 K) pendant 20 heures, le tardigrade se met en cryptobiose et suspend littéralement ses fonctions vitales pour "survivre" à ces conditions extrêmes ! Pourtant à de telles températures, son organisme est plus dur que l'acier et a priori tout son métabolisme devrait être figé. Mais le fait que le tardigrade soit capable d'attendre des jours meilleurs pour sortir de son état de cryptobiose prouve qu'il reste en interaction et échange de l'énergie avec son milieu, même si actuellement ce phénomène reste en grande partie une énigme pour les scientifiques.

A voir : Anhydrobiosis in Tardigrades (Ramazzottius varieornatus), D.D. Horikawa

Anhydrobiosis in Tardigrades (Milnesium tardigradum), D.D. Horikawa

Des tardigrades en état de cryptobiose photographiés au microscope électronique à balayage. Dans cet état de stase, l'animal est pratiquement immortel. Cette forme est appelée "tonnelet" en français et "tun" en anglais. Documents Eye of Science/Science Source Image.

Températures extrêmes

Le zoologiste Steffen Hengherr de l'Université de Stuttgart et son équipe ont montré en 2009 que plus de 90% d'une population de tardigrades Milnesium tardigradum survécut à une température de 100°C pendant 1 heure mais qu'un grand nombre meurt à plus haute température. Le record de survie est un ébouillantement de plusieurs minutes à 150°C !

En 2008, le zoologiste Daiki Horikawa de l'INSERM et son équipe ont également montré que le tardigrade conservait toutes ses facultés y compris reproductrices entre +90°C et -196°C. Il peut être placé à -200°C pendant 20 mois et ensuite être ranimé.

D'autres tardigrades en état de cryptobiose ont été récupérés sur un morceau de mousse stocké à -20°C depuis 1983. Un jour après la réhydratation, l'un des tardigrades s'étira et au bout de 22 jours, les chercheurs aperçurent des oeufs à l'intérieur de son corps. Il a finalement pondu 19 oeufs, produisant 14 nouveau-nés vivants.

D'autres études ont montré que le tardigrade (les espèces Echiniscus jenningsi, Macrobiotus furciger et Diphascon chilenense) peut sans problème survivre en Antarctique pendant plus de 8 ans par -22°C et déshydraté. Il peut également survivre en Antarctique pendant 25.5 ans par -20°C dans des mousses et jusqu'à 6 ans par -80°C.

Enfin, deux tardigrades de l'espèce Acutuncus antarcticus qui étaient restés plus de 30 ans dans le congélateur d'un chercheur ont été réanimés avec succès. L'un d'entre eux a presque immédiatement commencé à s'activer. Mais cette tolérance à la température a des limites.

Deux spécimens de tardigrades Macrobiotus tonolli sur un lit de mousses. L'image de gauche est grossie 400x. Documents Eye of Science/Phanie et Stock Adobe/Rukanoga.

Dans le cadre d'une expérience sur l'intrication quantique (mais qui n'a pas été concluante selon les critiques), Kaisheng Lee de l'Université technologique de Nanyang à Singapour et ses collègues ont collecté dans une gouttière au Danemark trois tardigrades Ramazzottius varieornatus, une espèce qu'on trouve fréquemment dans des espaces temporaires d'eau douce. Ils les ont refroidis jusqu'à 10 mK soit -273.14°C sous une pression de 6x10-6 mbar. Après l'expérience qui dura 17 jours, les spécimens furent réchauffés et réhydratés mais un seul survécu. Cela prouve malgré tout que ces animaux peuvent endurer des conditions encore plus extrêmes qu'on le pensait (cf. K.Lee et al., 2021).

Les limites de la thermotolérance

Dans une étude publiée dans la revue "Nature" en 2020, Ricardo Neves et ses collègues du Département de biologie de l'Université de Copenhague ont présenté les résultats sur la tolérance aux températures élevées de l'espèce Ramazzottius varieornatus. Les spécimens utilisés dans cette étude furent récoltés dans la gouttière d'une maison située à Nivå, au Danemark.

Les chercheurs ont évalué l'effet des expositions à des températures élevées de tardigrades actifs (c'est-à-dire entourés d'un film d'eau afin qu'ils soient capables de se nourrir et de se reproduire) et desséchés ainsi que l'effet d'une brève période d'acclimatation sur des spécimens actifs. De manière assez surprenante, les chercheurs ont constaté que pour les tardigrades actifs non acclimatés, la température létale médiane était de 37.1°C, bien qu'une courte période d'acclimatation porte la température létale médiane à 37.6°C. Fait intéressant, cette température n'est pas loin de la température maximale mesurée au Danemark qui était de 36.4°C. Quant aux spécimens desséchés, les auteurs ont observé une mortalité de 50% à une température de 82.7°C après 1 heure d'exposition malgré une baisse de la température à 63.1°C durant 24 heures.

Précisons que si certaines espèces de tardigrades auraient toléré des températures pouvant atteindre 151°C, le temps d'exposition n'était que de 30 minutes. D'autres études sur la thermotolérance des tardigrades desséchés (anhydrobiose) ont révélé que des expositions supérieures à 80°C pendant 1 heure entraînaient une mortalité élevée, presque tous les spécimens mourant à des températures supérieures à 103°C. Ceci dit, on ignore toujours comment les tardigrades hydrobiotiques gèrent les expositions à des températures élevées pendant de longues périodes, c'est-à-dire dépassant 1 heure.

Schéma des méthodes utilisées par les chercheurs pour évaluer l'effet des expositions aux hautes températures de tardigrades actifs et desséchés. Les échantillons actifs ont été regroupés au hasard en groupes (5x ~20) à température ambiante (RT), puis : (i) exposés à des températures élevées (30, 35, 37 et 40°C) pendant 24 heures ou, (ii) brièvement acclimatés (2 heures à 30°C suivis de 2 heures à 35°C) et exposés à 37 et 40°C pendant 24 heures Pour évaluer la thermotolérance des spécimens en stase (anhydrobiose), les tardigrades ont également été regroupés au hasard en groupes (5x ~20), puis desséchés et exposés à des températures élevées pendant 24 heures (40, 50, 60, 65 et 70°C ) ou 1 heure (70, 80, 82, 85 et 90°C). Document R.Neves et al. (2020) adapté par l'auteur.

Selon Neves : "À partir de cette étude, nous pouvons conclure que les tardigrades actifs sont vulnérables aux températures élevées, bien qu'il semble que ces créatures seraient capables de s'acclimater à l'augmentation des températures dans leur habitat naturel. Les tardigrades desséchés sont beaucoup plus résistants et peuvent supporter des températures beaucoup plus élevées que celles endurées par les tardigrades actifs. Cependant, le temps d'exposition est clairement un facteur contraignant qui limite leur tolérance aux températures élevées."

Solvant

Même plongé dans une solution à 99.8% d'acétonotrile (C2H3N), un solvant qui dissout pratiquement toutes les substances utilisées en chimie, le tardigrade survit. On ignore encore quelles molécules interviennent dans cette protection et par quel mécanisme mais leurs découvertes pourraient déboucher sur des applications extrêmement utiles.

Salinité

Le tardigrade supporte beaucoup de contraintes y compris des salinités très élevées. Comme dans le cas de sa réaction à l'anoxie, lorsque le taux de sel est extrême, il passe en état d'osmobiose afin de restaurer sa pression osmotique (la force qui assure un juste équilibre entre la pression interne et celle excercée par le liquide extérieur à la membrane) : il se gonfle et devient imperméable à la diffusion interne des sels dont il pompe l'excès d'ions vers l'extérieur.

Si sa réaction métabolique est efficace, l'osmobiose qui fonctionne comme une pompe chimique exige une énorme dépense d'énergie pour une prise de risque maximale car dans les milieux très salins, un gonflement excessif peut lui être fatal.

Si les conditions s'agravent et que l'osmobiose montre ses limites, le tardigrade n'aura pas d'autre alternative que de répondre à ce stress salin de manière passive en passant en cryptobiose. Dans les cas intermédiaires, il est possible qu'il réagisse en suractivant certains gènes de son ADN mais le mécanisme reste inconnu.

Pression

Ainsi que l'ont montré en 2016 le physicien Ono Fumihisa de l'Université des Sciences d'Okayama et son équipe, le tardigrade Milnesium tardigradum supporte une pression de 7.5 GPa soit plus de 69000 atmosphères, l'équivalent de 69 km d'eau ! Les chercheurs ont même réalisé un test à 20 GPa durant 30 minutes en utilisant une presse à enclume. Immergé ensuite dans de l'eau pure et observé au microscope, le tardigrade a retrouvé son métabolisme et ne présentait aucune blessure sérieuse.

A gauche, microphotographie d'un tardigrade Hypsibius dujardini. Elle compte parmi les espèces de tardigrades les moins tolérantes au manque d'humidité et à la déshydratation. Elle détient le record de gènes étrangers qui représentent environ 17% de son génome. Document Sinclair Stammers. A droite, microphotographie de l'eutardigrade Isohypsibius coulsoni vu de dos découvert au Svalbard en 2007 par Steve Coulson dont voici une description.

Le vide spatial

Bien entendu, les tardigrades n'ont jamais fait l'expérience du vide spatial. Mais en septembre 2007, au cours de la mission spatiale Foton-M3 de l'ESA, les astronautes ont tenté une expérience appellée LIFE-TARSE en exposant quelque 3000 tardigrades au vide de l'espace et aux UV solaires pendant 12 jours. Quatre expériences furent conduites avec l'espèce d'eutardigrade Macrobiotus richtersi : conditions normales de microgravité avec nourriture, sans nourriture, dessiccation (déssèchement) sur litière de feuille et sur une feuille de papier. Les tradigrades furent sousmis aux conditions d'impesanteur à une altitude comprise entre 258 et 281 km. Ils furent également exposé au vide spatial (10-6 Pa). En complément, une population affamée mais active ayant séjourné dans l'espace fut observée et comparée à une population-témoin restée au sol. Chaque population fut placée dans un container spécifique.

Durant l'expérience, les tardigrades-témoins restés au sol se sont nourris et les femelles ont pondu des oeufs avec une moyenne de 97.3 oeufs par container. Certains oeufs ont même éclos et les nouveaux-nés ont présenté une morphologie et un comportement normaux. En revanche, les spécimens embarqués dans l'espace étaient stressés. Mais les femelles qui furent simplement affamées ont continué à pondre des oeufs avec une moyenne de 64.9 oeufs par container. Une moyenne de 12.4 bébés tardigrades par container sont nés durant l'expérience. Leur morphologie et leur comportement étaient normaux. Les spécimens dessiqués sont passés en état de cryptobiose et leur métabolisme s'est pratiquement arrêté le temps que les conditions redeviennent plus propices.

Après leur retour sur Terre, 12% des tardigrades furent réhydratés avec succès simplement en posant une goutte d'eau sur leur corps. Certains spécimens se sont réveillés en moins de 5 minutes.

En résumé, la population de tardigrades a survécu. Mais ceux qui sont restés actifs et donc hydratés et se sont nourris comme si de rien n'était ont présenté un taux de survie de seulement 6.8%. En revanche, 94.4% des spécimens ayant subi une dessiccation sont passés à l'état de cryptobiose sur une litière de feuille et survécurent contre 78.9% des spécimens posés sur un papier. Enfin, on n'observa aucune différence entre les spécimens témoins restés au sol et ceux ayant séjourné dans l'espace qui furent privés de nourriture; dans les deux populations, on observa un taux de survie de 58.9%.

Les résultats de cette expérience furent publiés par Lorena Rebecchi et son équipe dans le journal "Astrobiology" (cf. aussi ce PDF) en septembre 2007.

Notons que la sonde lunaire israélienne Beresheet qui se crasha sur la Lune le 11 avril 2019 avait notamment emporté des milliers de tardigrades. Vu les conditions extrêmes régnant sur la Lune, il est probable que ceux ayant survécu au crash ne sont pas restés actifs ou à l'état de veille mais sont passés en état de cryptobiose jusqu'à ce que les conditions s'améliorent. Quant au risque de contamination, vu leur état il n'y a aucun risque que les tardigrades colonisent la Lune ou que leur présence crée des effets indésirables.

Il est prévu lors d'une future mission lunaire habitée les tardigrades rescapés soient récupérés et remis dans un milieu de culture afin de vérifier s'ils ont résisté à ce séjour prolongé sur la Lune. Rendez-vous dans quelques années.

Grâce à ces expériences, les chercheurs espèrent trouver des solutions qui aideront les astronautes à mieux s'adapter aux conditions de l'espace, en particulier pour résoudre le problème de la décalcification osseuse.

Dessiccation et déshydratation

Le tardigrade supporte un déssèchement rapide, une dessiccation ou déshydratation extrême, ce qu'on appelle l'anhydrobiose, avec seulement 1% d'eau dans son organisme et des températures proches de -200°C. Dans ces conditions, alors que l'animal est devenu aussi dur que de la roche, son activité vitale s'abaisse jusqu'à 0.01% de son niveau normal. Ce phénomène extraordinaire a conduit plusieurs chercheurs à explorer cette faculté en détails.

Lors des sécheresses par exemple (sous des climats chauds ou froids extrêmes), le tardigrade peut perdre jusqu'à 97% de son eau. Si la déperdition est trop rapide, il mourra mais si le changement s'effectue lentement, le tardigrade réagira en se mettant en état d'anhydrobiose jusqu'à ce que le taux d'humidité revienne à la normale et qu'il soit suffisamment réhydraté.

A gauche, six tardigrades en cryptobiose photographiés au microscope électronique à balayage. A droite, gros-plan sur un tardigrade déshydraté. Documents Thomas C.Boothby/UNC et D.R.

Pendant l'anhydrobiose il présente le même aspect que pendant la cryptobiose, c'est-à-dire qu'il est ratatiné sous la forme d'un bouclier et devient aussi dur que de la pierre mais son métabolisme fonctionne encore mais au ralenti. Il suffira ensuite qu'il soit humecté d'un peu d'eau (rosée, pluie, neige fondante) pour qu'il retrouve son état normal en quelques minutes ou quelques heures selon l'intensité du stress.

Pour comprendre ce qui se passe au niveau cellulaire pendant l'anhydrobiose, Myriam Michaud et ses collèges du CNRS ont examiné des "tuns" de tardigrades au microscope électronique à 44000X (soit 22 fois supérieur au grossissement maximum d'un microscope optique). Les résultats de leurs travaux furent publiés dans la revue "Nature" en 2020.

Tout commence par une déshydratation de l'animal qui va aboutir à une perte de la quasi-totalité de son eau. Dans le même temps, l'intérieur du tardigrade s'organise et toutes les structures qui composent une cellule de tardigrade restent inchangées, par exemple le noyau des cellules qui contient les chromosomes ou encore les mitochondries qui fabriquent l'énergie de la cellule. L'ensemble des cellules apparaît en fait comme une version miniaturisée de près de 40% par rapport à l'original.

Ensuite, comme le montrent les images ci-dessous, on observe un phénomène inattendu. Une paroi moléculaire se construit progressivement autour de toutes les cellules du tardigrade pour atteindre par endroits 100 nanomètres d'épaisseur. C'est 5 fois plus épais que l'épaisseur normale de la membrane cellulaire.

Cette paroi intercellulaire, inconnue jusqu'alors, est peut-être le secret de la résistance du tardigrade lui permettant de ne pas être écrasé par les hautes pressions et résister là où toutes les autres créatures succombent. L'étude de cette paroi pourrait peut-être permettre de découvrir de nouveaux matériaux protecteurs, ultrarésistants et isolants pour les industries du futur.

A lire : Projet GigaTARDI (PDF), U.Montpellier

Microphotographies électroniques agrandies 44000X de cellules d'un tardigrade hydraté et actif (c et e) et déshydraté sous forme d'un tonnelet (d et f). Images c et d: la membrane cellulaire présente une épaisseur normale d'environ 20 nm. Images d et f : l'épaisseur atteint ~100 nm. Légende. cm: membrane cellulaire, ses: structure extracellulaire spécifique, SC: cellule sécrétoire, er: réticulum endoplasmique. Documents M.Richaud et al. (2020).

Quelle est la nature de cette paroi épaisse ? Selon une étude publiée par l'équipe de Takekazu Kunieda de l'Université de Tokyo dans la revue "PLoS One" en 2015, il existe chez de nombreux organismes anhydrobiotiques des protéines à embryogenèse tardive abondantes (LEA) qui sont des protéines hydrosolubles impliquées dans la tolérance à la dessiccation.

Cependant, les tardigrades Ramazzottius varieornatus expriment principalement des protéines solubles à la chaleur : les protéines CAHS (Cytoplasmic Abundant Heat Soluble) et SAHS (Secretory Abundant Heat Soluble), qui sont sécrétées ou localisées dans la plupart des compartiments intracellulaires, à l'exception des mitochondries qui secrètent les protéines protectrices RvLEAM (Late-Ambryogenesis Abundant Mitochondrial) et MAHS (Mitochondrial Abundant Heat Soluble). Chez l'être humain, les protéines RvLEAM et MAHS améliorent la tolérance hyperosmotique des cellules. Chez les tardigrades, ces deux types de protéines solubles à la chaleur pourraient avoir un rôle protecteur dans les environnements pauvres en eau. 

Cette observation fut confirmée par l'étude de trois autres espèces de tardigrades, Hypsibius dujardini, Paramacrobiotus richtersi et Milnesium tardigradum par le biologiste Thomas C. Boothby et ses collègues du Boothby Lab de l'Université de Caroline du Nord aux États-Unis. Dans un article publié dans la revue "Cell" en 2017, les chercheurs ont montré qu'il existe chez ces tardigrades une classe particulière de protéines qui est capable de vitrifier le tardigrade déshydraté. Selon Boothby et ses collègues, le tardigrade survit à la déshydratation (dessication) grâce à un ensemble unique et spécifique de protéines qu'ils ont appelées TDP (Tardigrade-specific intrinsically Disordered Proteins ou protéines intrinsèquement désordonnées) parmi lesquelles on retrouve CAHS, SAHS et MAHS. Selon Boothby, ces protéines pourraient être utilisées pour protéger d'autres matériaux biologiques comme les bactéries, les levures et certains enzymes de la dessiccation.

Graphiques montrant la survie de trois espèces de tardigrades en fonction du taux d'humidité (gauche) et expression des gènes (les protéines CAHS, SAHS et MAHS) en fonction de l'humidité chez H.dujardini. Documents T.C. Boothby et al. (2020).

On a longtemps cru que le tréhalose (C12H22O11), un sucre très stable contenant deux molécules de glucose, permettait aux tardigrades de tolérer la dessiccation car on trouve également ce sucre dans d'autres organismes capables de survivre à la sécheresse comme les levures, les crevettes de saumures et certains nématodes. Mais les études biochimiques des tardigrades ont montré que le tréhalose n'était présent qu'en très faible quantité voire était absent, et que le tardigrade ne possédait pas le gène permettant à l'enzyme de fabriquer ce sucre. En revanche, les recherches ont montré que les protéines TDP sont une classe des protéines appelées IDP (Intrinsically Disordered Proteins). A l'inverse de la plupart des protéines, les IDP n'ont pas de structure tridimensionnelle fixe.

Les observations montrent que les tardigrades dont la protéine TDP est active en permanence réagissent beaucoup plus rapidement et survivent mieux à la dessiccation que les autres espèces. On en déduit que ces tardigrades survivent du fait que ces protéines sont déjà autour d'eux et n'ont pas besoin de les fabriquer. Pour démontrer cette hypothèse, les chercheurs ont placé les gènes encodant les TDP dans le génome de levures et de bactéries et ont confirmé que les TDP protégeaient effectivement ces organismes en les enveloppant dans une sorte de gel qui se transforme en vernis à mesure que l'organisme perd son eau. Cette substance permet de préserver l'intégrité cellulaire du tardigrade et donc de préserver sa vie dans des conditions de stress, y compris à l'état de cryptobiose.

Les chercheurs ont également découvert que lorsque les organismes se déssèchent, le tréhalose qui est une substance cristalline forme une structure solide ressemblant plus à du verre qu'à du cristal. Et justement, les TDP forment également des solides similaires au verre. Lorsque cette structure vernie est perturbée, les organismes perdent leur moyen de protection.

Mais que devient ce rempart intercellulaire lorsqu'on dépose une goutte d'eau sur le dos du tardigrade anhydrobiotique ? Les images obtenues au microscopie électronique montrent que le rempart disparaît progressivement à mesure que le tardigrade sort de son état de stase pour disparaître totalement au bout de seulement 24 heures.

Les chercheurs ne savent pas encore si ce rempart de protection est fabriqué par cette seule espèce de tardigrade Hypsibius exemplaris élevée dans en laboratoire ou également par d'autres espèces de tardigrades. Les données récentes de séquençage des premiers génomes de tardigrades ont livré aux chercheurs quelques surprises comme la présence d'un ensemble de gènes inconnus chez les autres espèces vivantes et dont les fonctions commencent à peine à être étudiées par les biologistes.

Cette découverte pourrait déboucher sur des applications en agriculture et en médecine (protection du maïs de la sécheresse ou le stockage des médicaments qui normalement doivent être maintenus au froid), et notamment dans les pays chauds où le manque de moyen de réfrigération ou d'électricité pose d'énormes problèmes. Certains envisagent même de maintenir des malades incurables dans ce type de gel vitrifié à base de TDP jusqu'à ce que la médecine soit capable de les guérir (mais cette immortalité potentielle est loin d'être maîtrisée et reste utopique). On pourrait aussi utiliser les TDP pour améliorer les performances d'accessoires comme les fibres optiques, les LED et les panneaux solaires. Merci les tardigrades !

Dessiccation et production d'antioxydant

Les espèces chimiques oxygénées ou espèces réactives de l'oxygène (ROS ou Reactive Oxygen Species) telles que les radicaux libres (des molécules présentant un électron célibataire en périphérie), les ions oxygénés (O2-) et les peroxydes (H2O2) parmi d'autres molécules deviennent chimiquement très réactifs en présence d'électrons de valence non appariés. Nous connaissons tous les effets de l'eau oxygée qui est un agent de blanchiment et un dessicant (desséchant) qu'il vaut mieux ne pas appliquer sur des tissus organiques vivants. Ces ROS se forment dans tous les organismes aérobies, entraînant potentiellement une oxydation dommageable de toutes les molécules biologiques. Les organismes ont développé un certain nombre de mécanismes de défense pour se protéger des attaques des ROS.

Comme chez d'autres organismes, chez le tardigrade, la tolérance à la dessiccation est corrélée à une augmentation du potentiel antioxydant, mais la régulation du système de défense antioxydant est complexe et son rôle chez les organismes tolérants à la dessiccation n'est pas encore fermement établi (cf. A.M. Rizzo et al., 2020).

Pour mieux comprendre ce phénomène, dans une étude publiée dans la revue "Scientific reports" en 2022, Boothby et ses collègues ont étudié le stress oxydatif d'eutardigrades Paramacrobiotus spatialis embarqués à bord de la station ISS dans le cadre de l'expérience Cell Science-04 de la NASA qui vise à trouver des contre-mesures aux conditions stressantes des vols habités.

A gauche, vue générale des containers ou casiers de bioculture installés dans le rack ExPRESS de la station ISS. Le système est un incubateur de cultures biologiques (cultures tissulaires, cellulaires et microbiologiques). A droite, un tardigrade du genre Milnesium grossi 40X avant un vol spatial. Son étude permet aux chercheurs d'étuder les contre-mesures biologiques au stress pendant les périodes multigénérationnelles dans l'environnement spatial en identifiant les gènes nécessaires à l'adaptation et à la survie en conditions de stress environnemental. Documents NASA/Dominic Hart et Boothby Lab.

Les chercheurs ont observé que la production de ROS augmente significativement en fonction du temps passé en anhydrobiose, confirmant l'étude de l'équipe de Rizzo précitée conduite sur le tardigrade Paramacrobiotus richtersi.

Selon les chercheurs, "Le ciblage du gène de la glutathion peroxydase a compromis la survie pendant le séchage et la réhydratation, ce qui prouve le rôle du gène dans la tolérance à la dessiccation." Ils ont également découvert l'implication des aquaporines 3 et 10 lors de la réhydratation. Les aquaporines sont des structrues transmembranaires présentes dans de nombreux épithéliums d'animaux, y compris humains, qui contribuent essentiellement aux mécanismes d’absorption/excrétion de l'eau et participent à son homéostasie (cf. G.Bellemère et al., 2005). On en déduit que la tolérance à la dessiccation du tardigrade dépend de l'action synergique de nombreuses molécules différentes travaillant ensemble.

 Ces découvertes éclairent encore un peu plus sur les capacités des tardigrades à se prémunir contre les agressions de toutes sortes et à atteindre ces hauts degrés de résistances qui font leur renommée.

Rayonnements ionisants

Concernant les rayonnements ionisants, c'est-à-dire arrachant des électrons aux atomes et dont les effets sont souvent nocifs pour les êtres vivants, le tardigrade est un véritable bouclier antiradiation. Comme le confirme une étude de Daiki Horikawa et son équipe publiée en 2006 et celle de Takekazu Kunieda de l'Université de Kyoto et son équipe publiée en 2017, l'une des espèces les plus radiotolérantes de tardigrades est Ramazzottius varieornatus. A l'état normal et hydratée, elle résiste pendant 48 heures à des doses absorbées de rayonnements ionisants entre 5000 gray (gamma) et 6200 gray (ions lourds) et entre 4400 gray (gamma) et 5200 gray (ions lourds) en état anhydrobiotique (stase). L'animal irradié pond encore des oeufs sous 2000 grays mais ils n'arrivent pas à éclosion alors que les oeufs non irradiés éclosent normalement (on considère que le tardigrade devient stérile sous des doses supérieures à 1000 gray). Par comparaison, un homme trépasse entre 5 et 10 gray. Le tardigrade est vraiment l'un des animaux les plus extraordinaires.

A voir : First Animal to Survive in Space, Mike Shaw

Tardigrade Facts, IMA

A gauche, un tardigrade Macrobiotus tonolli sur un lit de mousses. Au centre, un autre Macrobiotus tonolli. A droite, un tardigrade posé sur le dos. Documents Eye of Science/Phanie, Kim Taylor/NPL et Science Picture Co./Corbis.

Comment le tardigrade peut-il survivre à des rayonnements ionisants ? A l'image des créatures résistant au gel, Kunieda et Horikawa ont constaté que le tardigrade produit des protéines protectrices. Il modifierait également les propriétés de son ADN mais sans faire appel à un mécanisme de transcription afin de résister aux conditions extrêmes de son environnement et en particulier aux radiations létales. Pendant ces périodes où l'animal est fortement stressé, Horikawa et son équipe ont noté que le tardigrade exprime de nombreux gènes uniques à son espèce dont on ne trouve pas les protéines voire avec très peu de similarités dans les autres phyla, ce que confirma également les travaux de Boothby et son équipe.

Selon l'étude précitée de Kunieda à laquelle participa Horikawa, parmi ces protéines propres aux tardigrades, il y a CAHS et SAHS qui préservent la solubilité même après exposition à la chaleur et qui protégeraient les biomolécules durant la dessiccation. Ainsi alors que les espèces d'autres phyla contiennent au maximum 3 gènes SAHS, le tardigrade possède 13 gènes SAHS et 16 gènes CAHS, un véritable arsenal antistress ! Sur l'ensemble de son génome, 8023 gènes soit 41.1% de son patrimoine sont uniques au tardigrade. Il comprend également 1.2% de gènes étrangers (contre ~17% pour l'espèce étudiée par Boothby et al.) ayant un rôle protecteur et réparateur dans les cas de stress et en particulier en cas de risque d'ionisation où elles se transforment en véritable bouclier pour protéger l'ADN. Une expérience faite sur des cellules humaines mises en culture a montré que la protéine Dsup (Damage Suppressor) produite par l'ADN de tardigrade permet de réduire de 40% les dommages occasionnés par des rayons X induits et d'améliorer leur radiotolérance. Autrement dit, la protéine Dsup agit comme un bouclier protecteur.

Selon Kunieda, à l'avenir cette découverte pourrait avoir des retombées en médecine. En effet, demain on fera peut-être de ces protéines uniques un "bouclier physique capable de protéger l'ADN humain contre les attaques" et de renforcer nos mécanismes de défense dans des conditions de stress. Il rejoint ainsi les commentaires de Boothby.

Avis aux amateurs et aux spécialistes

Pour le naturaliste amateur, précisons que le tardigrade vit partout, de préférence dans les endroits frais ou froids, même en ville, caché dans les mousses se développant aux interstices des pierres ou dans les gouttières. Ce sont les quelques 600 espèces terrestres qui sont évidemment les plus faciles à trouver. D'ailleurs en 2018, comme le relate l'équipe de Kazuharu Arakawa de l'Université de Keio dans la revue "PLoS One", le principal auteur de l'article qui est bioinformaticien découvrit une dizaine de tardigrades dans de la mousse poussant sur le sol en béton du parking qu'il louait en dessous de son appartement à Tsuruoka au nord du Japon.

A voir : How to find water bears

A lire : Tardigrade USA - How to Find Tardigrades

How to Find and Care for a Pet Tardigrade (Water Bear), WikiHow

Morphologie générale d'un tardigrade de l'espèce Macrobiotus shonaicu découverte en 2018 dans des mousses dans un parking souterrain au Japon. Ce spécimen mesure environ 480 microns ou 0.48 mm de longueur et 0.1 mm de largeur. Sur la photo ci-dessous, à gauche on aperçoit son appareil buccopharyngé.

Ci-dessous à gauche, gros-plan sur sa bouche dans laquelle on aperçoit le tube buccal d'environ 6 microns ou 0.006 mm de diamètre. A droite, les oeufs solides munis de filaments. Documents Daniel Stec et al.

Pour identifier cette espèce, les chercheurs se sont focalisés sur ses oeufs dont ont voit une photo ci-dessus à droite. Ces oeufs présentent une surface dure comme ceux du sous-groupe Macrobiotus persimilis appartenant au vaste groupe M.hufelandi décrit en 1834 par Schultze. Les oeufs présentent également des filaments souples qui ressemblent à ceux des autres espèces récemment décrites, M. paulinae vivant en Afrique et M. polyformis d'Amérique du Sud. De toute évidence, celle-ci est une espèce hybride.

Les études microscopiques (photonique à contraste de phase ou PCM et électronique à balayage ou SEM) et génomique ont permis d'identifier quatre marqueurs caractérisant ce tardigrade qui appartient à une nouvelle espèce, la 168e espèce du Japon que l'équipe nomma Macrobiotus shonaicu. L'équipe d'Arakawa a donc subdivisé le groupe M.hufelandi en deux clades reconnaissables à la morphologie spécifique de leurs oeufs.

Découverte d'un tardigrade fluorescent

Une nouvelle espèce de tardigrade fut découverte en 2020 par le plus grand des hasards. Des chercheurs de l'Indian Institute of Science ont fouillé leur campus à la recherche de tardigrades. Ils ont découvert plusieurs spécimens qu'ils ont exposés aux conditions extrêmes d'une lampe UV germicide pour étudier leur comportement en état de stress.

La dose de 1 kJ/m2 qui tue les bactéries et les nématodes (vers ronds) en 5 minutes est normalement létale en 15 minutes pour les tardigrades Hypsibius exemplaris; les chercheurs ont constaté que la plupart des spécimens sont décédés après 24 heures. Mais quand ils ont irradié d'étranges spécimens bruns rougeâtres avec la même dose, tous ont survécu. De plus, lorsque les chercheurs ont multiplié par quatre la dose d'UV, environ 60% des tardigrades bruns rougeâtres ont encore survécu plus de 30 jours.

Les chercheurs ont réalisé qu'ils avaient découvert une nouvelle espèce de tardigrade appartenant au genre Paramacrobiotus (cf. S.M. Eswarappa et al. (2020).

A gauche, un tardigrade du genre Paramacrobiotus. A droite, une souche hypopigmentée (Paramacrobiotus BLR) irradiée sous une dose mortelle d'UV se protège sous un "bouclier" fluorescent et devient bleue. Il lui faut moins d'une semaine pour s'adapter et survivre à ces conditions létales. Documents S.M. Eswarappa et al. (2020).

Pour comprendre comment survécut la nouvelle espèce qui fut découverte évoluant dans de la mousse sur un mur de béton à Bengaluru, en Inde, les chercheurs l'ont examinée avec un microscope optique inversé à fluorescence. À leur grande surprise, sous la lumière UV les tardigrades bruns rougeâtres sont devenus bleus comme le montre la photo ci-dessus. Les pigments fluorescents, probablement situés sous la peau des tardigrades, ont transformé la lumière UV en lumière bleue inoffensive. En revanche, le spécimen de Paramacrobiotus ayant moins de pigments est mort environ 20 jours après l'exposition.

Révision des espèces

La plupart des espèces de tardigrades n'ont fait l'objet que d'une étude sommaire et souvent très ancienne avec des moyens limités. La découverte de Macrobiotus shonaicu ci-dessus nous démontre que les anciennes classifications sont très fragiles car souvent fragmentaires.

Depuis les années 2000, des chercheurs ont donc entrepris de revoir ces descriptifs. Ainsi l'espèce Pilatobius recamieri commune de l'Arctique (Svalbard-Norvège) découverte par F.Richters en 1911 fut redécrite totalement par l'équipe de Piotr Gasiorek dans la revue "Polar Biology" en 2017.

De même, une espèce proche de Pseudechiniscus raneyi vivant aux États-Unis (Californie, Orégon, Montana) décrite en 1960 fut classée dans la famille des Pseudechiniscae sur base d'une description établie en 1911 par Gustav Thulin. Puis en 1987, Reinhardt Kristensen de l'Université de Copenhague réorganisa certaines classes et la réassigna à la famille des Echiniscidae. Finalement, en 2011 de nouvelles analyses réalisées par William R. Schulte et ses collègues publiées dans les "Proceedings of the Biological Society of Washington" ont montré qu'il s'agissait d'une nouvelle espèce, Multipseudechiniscus raneyi.

Production de protéines CAHS

Les médicaments à base de protéines biologiques (non synthétiques) ou biomédicaments font partie des traitements thérapeutiques les plus efficaces. Ces biomédicaments comprennent des hormones, des cytokines, des anticorps, des vaccins, etc. Cependant, ces biomédicaments sont instables et nécessitent un stockage réfrigéré (au frigo entre 2 et 8°C), ce qui les rend coûteux. Les fabricants augmentent leur durée de conservation en ajoutant des excipients (des molécules qui protègent les ingrédients actifs), mais la plupart nécessitent toujours de les maintenir au frigo. Or dans les pays en développement, à part en ville et dans les hôpitaux, à la campagne les frigos sont rares. La découverte de meilleurs excipients rendrait ces produits plus abordables et accessibles, en particulier pour les populations pauvres et éloignées sans accès à la réfrigération.

De plus, certains biomédicaments potentiels peuvent ne jamais arriver sur le marché en raison de leur instabilité. De meilleures méthodes de protection et de stabilisation de ces produits biologiques pourraient offrir de nouvelles options de traitement pour de nombreuses maladies.

Un tardigrade photographié au microscope optique par Frank Fox.

Comme expliqué plus haut, en 2017 Boothby et ses collègues ont découvert que les tardigrades utilisent des protéines dites "intrinsèquement désordonnées" ou TDP pour survivre à la dessication. Ce mécanisme de protection fait appel à diverses protéines dont CAHS connue justement pour augmenter la stabilité de conservation de deux enzymes.

Dans un article publié dans la revue "Protein Science" en 2019, Gary J. Pielak de l'Université de Caroline du Nord à Chapel Hill et ses collègues dont Boothby précité ont approfondi leur étude de la protéine CAHS.

La plupart des organismes extrêmophiles produisent un sucre spécial appelé tréhalose qui les protège du dessèchement. Curieusement, la plupart des espèces de tardigrades ne produisent pas ce sucre. En revanche, elles possèdent des protéines CAHS qui différencient les tardigrades des autres extrêmophiles.

Les chercheurs ont découvert que lorsque les tardigrades sont privés d'eau, ils déclenchent la production de protéines CAHS. Dans des conditions de stress, ces protéines créent un réseau semblable à un gel qui évite aux autres protéines du tardigrade de se déplier et de se combiner entre elles, un processus qui peut conduire à la mort cellulaire.

Les chercheurs se sont demandés si les protéines CAHS pourraient être recrutées pour protéger les protéines vulnérables dont dépendent les humains, comme les vaccins et le plasma dans les banques de sang, qui sont tous deux à base de protéines pour lesquels il faut préserver la "chaîne du froid" tout au long de la chaîne d'approvisionnement pour rester viables.

De nouvelles méthodes permettant une conservation sûre et stable des cellules et des bioréactifs (substances biologiques comme les enzymes) sont nécessaires, en particulier lors de la livraison de médicaments  dans des zones inaccessibles ou dans des zones dépourvues d'infrastructure pour maintenir la chaîne du froid. Selon Jenny Tenlen, biologiste à l'Université du Pacifique de Seattle qui étudie le développement tardigrade, "En raison de l'extrême tolérance au stress des tardigrades, ils ont le potentiel d'apporter des solutions biologiques à ce problème." De plus, environ 90% du coût des programmes de vaccination dans les pays en développement provient de la nécessité de conserver les vaccins au froid.

Si les protéines de tardigrades pouvaient protéger les biomédicaments à base de protéines, nous n'aurions pas à compter sur la chaîne du froid pour maintenir la stabilité des vaccins. Cependant, si cela semble important dans les pays développés, dans d'autres parties du monde, garder les médicaments au froid peut être un fardeau logistique et économique.

Concrètement, pour collecter de grandes quantités de protéines CAHS, les chercheurs ont inséré des copies des gènes de tardigrades responsables de la fabrication des protéines CAHS dans des bactéries, qui sont notoirement prolifiques (on peut cultiver des milliards ou des billions de bactéries par jour).

Transformer des bactéries en usines de protéines humaines n'est pas nouveau. L'industrie pharmaceutique les utilise pour fabriquer quantité de produits, de l'insuline à l'interféron anticancéreux. Reste à extraire en toute sécurité cette protéine CAHS fabriquée par des bactéries modifiées car elles peuvent produire des endotoxines, une substance toxique. Il faut donc les tester sur des souris par exemple pour vérifier leur réponse immunitaire.

Les chercheurs se sont associés à la société Cellphire de biotechnologie spécialisée dans la technologie de stabilisation cellulaire pour appliquer des protéines de tardigrades aux biomédicaments. En cas de succès, cette découverte pourrait faciliter le maintien des approvisionnements en vaccins dans les pays en développement et les zones militaires qui ne disposent pas toujours d'un accès fiable à la réfrigération. Si les chercheurs réussissent à stabiliser les vaccins et les cellules humaines, l'impact sociétal pourrait être conséquent.

Et les découvertes se succèdent.

A consulter : World Tardigrada Database

Tardigrada Net - Tardigrades (Martin Mach)

Des tardigrades dont un Macrobiotus tonolli à gauche. Documents Eye of Science/Science Source et Steve Gschmeissner/SPL.

Les derniers êtres vivants

Alors que même les bactéries succombent dans des conditions extrêmes, on peut supposer que les tardigrades survivront à l'humanité et même à la mort du Soleil. Ce n'est bien sûr qu'une hypothèse extrapolée de leurs extraordinaires facultés.

On dit souvent en plaisantant que les insectes ou les cafards survivront à l'humanité et seront les derniers êtres vivant sur Terre. En fait ce sera plutôt les microbes ou des champignons primitifs. Mais ce n'est peut-être pas exact. En effet, lorsque le Soleil disparaîtra et que le rideau tombera sur le système solaire, il se pourrait que les tardigrades aient le dernier mot.

Une équipe de scientifiques a examiné une série de scénarii catastrophiques qui pourraient être fatals pour l'humanité, notamment l'explosion d'une supernova à proximité, la transformation du Soleil en géante rouge et la collision d'un énorme astéroïde avec la Terre. Dans tous ces scénarii, les tardigrades survivent, confirmant qu'ils sont pratiquement indestructibles. Conclusion, si un "exterminateur" réduit à néant la plupart des espèces vivant sur la Terre, tout indique que seuls les tardigrades assureront la perpétuation de la vie dans sa forme matérielle la plus extrême, tout à l'honneur de sa faculté d'adaptation, une autre forme d'intelligence.

Pour plus d'informations

Les tardigrades, survivants de l'extrême, Pour la Science, 2012

Les tardigrades (PDF), Bourgogne Nature, 2008

Tardigrades, American Scientist, 2014

Tardigrades, Google scholar.

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