L'évolution des systèmes vivants
L'origine
des espèces (II)
Le
27 décembre 1831, un brick de la marine royale britannique quitte
Davenport sous le commandement du capitaine FritzRoy. A son bord se trouvent
73 hommes d’équipage et passagers, dont trois indigènes de la Terre de
feu et un jeune homme âgé de 22 ans diplômé de Cambridge. Naturaliste
de formation il se nomme Charles Darwin. Il a pour seule activité de
tenir compagnie au capitaine et d’apprécier la douceur de vivre. Darwin
pense encore devenir curé de campagne et se passionne pour la chasse.
La
mission du H.M.S. Beagle consiste à relever la topographie de la Patagonie,
du Chili, du Pérou et de quelques îles du Pacifique dont les célèbres
Galápagos. Ce voyage durera cinq ans, dont deux années passées en
Patagonie et Terre de Feu. Le Beagle explorera également Tahiti,
la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’île Maurice, le Cap et le Brésil
avant de revenir en Angleterre.
C’est au cours de ce voyage d’exploration exceptionnel que Darwin se
laissa entièrement prendre par sa nouvelle passion : le plaisir d’observer.
C’est à cette occasion qu’il découvrit plusieurs faits troublants :
-
Il existe des espèces parentes, animales et végétales dans des régions
isolées des continents;
-
Il y a des ressemblances entre les espèces isolées et celles vivants sur
les continents les plus proches;
-
Les animaux vivants sur les îles Galápagos et ceux vivants sur
les îles proches n’ont pas le même mode de vie et se nourrissent
différemment;
-
Il existe des ressemblances entre les fossiles et certaines espèces
vivants actuellement.
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Ci-dessus
à gauche, portrait de Darwin peint par George Richmond en 1840. A droite, le
H.M.S.Beagle dans le détroit de Magellan avec le Mt
Sarmiento à l'arrière-plan dessiné en 1832. Document
extrait de son livre "le Voyage du Beagle" publié
en 1839. Ci-dessous, les tracés des voyages de Darwin en Terre
de feu entre décembre 1832 et janvier 1833 (gauche) et dans
l'Archipel des Galapagos entre le 3 et le 18 octobre 1835 (droite).
Documents RIT/RHRSBI,
Darwin
online et Galapagos.
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Darwin se
demanda quelle théorie pouvait expliquer la faculté d’adaptation des
espèces. Ses observations lui avaient apporté les preuves que les espèces
n’avaient pas été créées en même temps mais descendaient d’un ancêtre commun. La
diversité qu’il rencontrait “pouvait évidemment s’expliquer par l’hypothèse
d’une modification progressive des espèces [...]. Mais il se demanda “comment
la sélection pouvait-elle s’appliquer à des organismes vivant dans un
pur état de nature ? Cela resta longtemps pour moi un mystère”[7]
C’est
alors que l’idée germa : “En octobre 1838 [...j’ai lu] pour me distraire
l’ouvrage de Malthus
sur la population; comme j’étais bien placé pour apprécier la lutte
omniprésente pour l’existence, du fait de mes nombreuses observations
sur les habitudes des animaux et des plantes, l’idée me vint
tout-à-coup que dans ces circonstances, les variations favorables
auraient tendances à être préservées, et les défavorables à être
détruites. Il en résulterait la formation de nouvelles espèces. J’avais
enfin trouvé une théorie sur laquelle travailler.
Son
travail consista à remplacer les "types" de l'espèce par une
"population" d'êtres vivants. Ce changement de concept lui
permettra d'expliquer la diversité des individus dans les populations.
En
résumé, la théorie de la sélection naturelle de Darwin repose sur 3 principes
remarquablement simples :
-
la variation des individus : au sein d'une espèce tous les individus sont
différents.
-
l'hérédité génétique : certaines variations sont transmises aux enfants par
les gènes de leurs parents
-
la reproduction différentielle : le nombre de descendant direct
diffère d'un individu à l'autre, ce qui a des conséquences sur la
survie des lignées.
Par
conséquent, si ces phénomènes combinés sont vérifiés, alors la
sélection naturelle existe. Elle se manifeste de la manière la
plus évidente lorsqu'un individu hérite de caractères rares voire
défavorables qui diminuent (handicappent) son évolution au
point de l'éliminer de la population. En effet, quand ce genre de
sélection naturelle négative se produit, la nature qui cherche
toujours à optimiser ses mécanismes de sélection va choisir
d'arrêter tout changement au sein de la population, maintenant une
stagnation ou statu quo, jusqu'à ce qu'un nouveau changement
survienne dans la population. Inversement, lorsque la sélection
naturelle est positive, l'organisme hérite d'une nouvelle
adaptation qui va l'aider à se développer et à mieux lutter
vis-à-vis de ses concurrents.
Arrêtons-nous quelques instants sur ces concepts car il existe à ce propos deux points de
vue différents.
Les ponctuationnistes
considèrent que tous les individus sont des espèces qui ont leur
propre histoire, apparaissant puis disparaissant, alors que les gradualistes considèrent les espèces avec beaucoup moins
d'intérêt, presque par commodité. Comme Malthus et Darwin, il faut voir
les populations comme un ensemble d'individus évoluant dans l'espace et
dans le temps. On parlera de survie de l'espèce lorsqu'on envisagera la
survie globale de tous les individus d'une population. A la limite, s’il
y a surpopulation il y a danger pour la survie de l’espèce. Quant à
savoir si l'évolution se fait au niveau de l'espèce, la réponse est
non. Il semble que la sélection se fasse au niveau individuel.
Aujourd’hui,
grâce aux progrès de la génétique, nous savons que l'hérédité n'est
pas modifiée par l'usage mais par l'évolution des variétés (les unes
sont supplantées par d'autres). Mais comme Lamarck, Darwin considérait
que les espèces changeaient graduellement, subissant des mutations et des
modifications au fil du temps mais qu'il n'existait pas de mutations
brutales. Ces modifications conféraient tant aux individus qu’à l’espèce
un avantage sur le plan de la survie et de la reproduction.
Reste
qu'il fallait tout de même expliquer ce qui créait les petites
variations que l'on observait au sein des mêmes espèces, comme les
célèbres pinsons des Galápagos que Darwin observa longuement. Ce
polymorphisme était de même nature que la variation entre les espèces.
Enfin se demanda Darwin, comment expliquer dans une espèce la
réapparition au bout d’un certain nombre de générations, de
caractères que possédaient leur ancêtre ? Dans L’Origine
des espèces Darwin[9]
suggéra deux hypothèses prémonitoires qui préfigureront les lois de l’hérédité
de Mendel : “les changements dans les conditions agissent de deux manières :
directement sur tout ou partie de l’organisme, ou indirectement par
l’intermédiaire du système reproducteur”. Il conclut un peu plus
loin : “L’hypothèse la plus
probable de la réapparition après un grand nombre de générations,
d’un caractère perdu dans la race, est... que dans chaque génération
successive, le caractère en question se trouvait à un état latent, pour
se développer finalement sous l’influence de conditions favorables
inconnues”. Ce dont Darwin ignorait c'était l'importance des
mutations génétiques.
A consulter:
The
origin of Species
- About Darwin
H.M.S
Beagle Diary in Galapagos
Darwin
croyait aux lois de Mendel mais plus encore à l'adaptation à
l'environnement. "C'est la sélection
intentionnelle et occasionnelle dit-il, qui est le principal agent dans la
création des espèces domestiques". Plus généralement,
c'est la sélection naturelle qui explique le polymorphisme au sein et
entre les espèces. Cette faculté naturelle a permis d'éliminer
certaines lignées et en renforça d'autres. Cette sélection est la
conséquence d'une lutte pour l'existence, ce que Darwin appela "la
persistance du plus apte" en 1859. Il ne se trompait pas.
Mais
qu'en est-il de l'évolution, comment apparaissent et disparaissent les
espèces ? Darwin considère que pour survivre chaque espèce doit lutter
pour son existence. Le monde vivant est à l’image de coins enfoncés
dans le sol; si tous les espaces sont occupés mais que vous désirez
malgré tout en insérer un de plus, vous devez en déloger un autre. Pour
Darwin les espèces se multiplient ainsi et le cas échéant elles
créent de nouvelles variétés ou de véritables espèces. Chaque
variété et chaque nouvelle espèce occupe une niche écologique
spécifique qu'elle essayera de consolider. Et une nouvelle lutte pour
l'existence apparaît dans laquelle les plus aptes survivent. C'est la
sélection naturelle qui trie et féconde l'oeuvre de la nature.

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Caricature de Darwin
après la publication de "L'origine des espèces". Doc Wellcome Library. |
Il
faut insister sur cette théorie car le point de vue de Darwin fut
considéré à l'époque comme réellement révolutionnaire, jetant le
gant au visage des philosophes les plus chrétiens. En insistant sur la
filiation naturelle de l'homme, aux yeux de la curie Darwin commettait
l'impair : comment l'homme pouvait-il descendre du singe ? A ce sujet, on
raconte qu’il y eu un débat public entre le naturaliste anglais Thomas
Huxley, défenseur de Darwin et l’évêque d’Oxford. Ce dernier lui
demanda : “Est-ce par votre grand-père ou votre grand-mère que
vous descendez du singe ?“ Et Huxley de répondre : “Si
j’avais à choisir un ancêtre entre le singe et un universitaire
s’opposant à des thèses, non par des arguments mais par la dérision,
alors sans aucun doute je choisirais le singe”. La réaction de l’épouse
de l’évêque de Manchester est toute aussi stupéfiante mais elle
indique bien quel était l’état d’esprit à cette époque : “Descendre
du singe ! Espérons que ce n’est pas vrai. Mais si ça l’est, prions
pour la chose ne s’ébruite pas”[10].
Malgré
ces réticences, le courant de pensée évolutionniste se répandit à
travers toute l’Europe et atteignit même les Etats-Unis. Plus tard
Mendel suggéra que le hasard était une conséquence des combinaisons
héréditaires. Wallace ira plus loin, mais il ne comprit pas pourquoi les
espèces évoluaient au fil du temps.
Darwin fut le premier biologiste à
comprendre que la variabilité était en fait indépendante de la
sélection naturelle. Sa plus belle preuve était que jamais aucun
éleveur n'avait pu diriger la sélection naturelle. Les résultats de
leurs expériences étaient toujours fortuits. S'ils étaient mécontents
du résultat ils devaient choisir de nouveaux critères de sélection.
Personne n'avait d'emprise sur le hasard. Pour Darwin, le hasard est le
maître d'oeuvre, c'est lui qui dirige les mécanismes de l'évolution,
également appelé la sélection naturelle. En l'espace de quelques mois
le darwinisme changea le dogmatisme chrétien et avec lui toute la
philosophie du monde.
Aujourd’hui
encore, dans des clubs fermés des hauts-lieux d’érudition, cette
conception est tabou. Chez les Créationnistes par exemple, seuls les
orateurs discourant sur la singularité de notre espèce, sa préséance
sur toute autre forme de vie, sa prédestination ont voix de citer. Leurs
ouvrages couvrent nos bibliothèques de propos subjectifs, prétentieux et
anthropocentriques préservant leur intime conviction d’être une
espèce exceptionnelle, élue de Dieu.
Malheureusement pour ces gens
sectaires et obscurantistes, l’homme n’est pas l’espèce dominante de la Terre,
peut-être même pas l’espèce la plus évoluée sur le plan global de
son adaptation, et malgré le bras protecteur de son Dieu, il peut encore
être rayé du monde sans que cela n’émeuve les autres formes de vie...
Elles ont vécu sans lui et vivront encore bien après lui.
Prochain
chapitre
Les
notions de hasard et de mutation
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C.Darwin, Autobiographie (1876), Ed.Belin, 1985.
T.Malthus, “Essai sur le principe de population”, 1798.
M.Blanc, “Les héritiers de Darwin”, Le Seuil, 1990, p7.
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