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La philosophie des sciences Science et religion (III) La cause première (suite) Si nous pouvons exprimer des assertions libres de toute relation subjective, en filigrane transparaît une question : des croyances polythéistes des Anciens au Dieu Créateur judéo-chrétien, reste-t-il une place pour une conception athéiste ? Selon Pascal, il convient d'expliquer les lois de la nature "tout d'abord par le force d'esprit sans recourir à une intervention divine"[19]… sauf en cas d'absolue nécessité. Plusieurs philosophes partagent ce point de vue en prenant l'argument scientifique comme principe opposé à l'irrationalisme divin. Mais en posant que notre idéal est une création humaine (existentialisme athée), ils renoncent aussi à justifier totalement "la force d'esprit" de Pascal. Si l'athée renonce à l'idée d'Absolu, tout redevient matériel, où il n'existe qu'un seul ordre de réalités : la matière. Par définition cette conception n'est pas réaliste car elle ne garantit pas l'objectivité. Elle est de plus fragmentée car ce matérialisme ne permet plus de relier l'esprit et la matière.
Le cogito cartésien de Descartes propose une notion plus complète de cette idée mais elle reste anthropocentrique, spiritualiste. Il déclare que "Dieu est une partie immanente de l'homme", réflexion qui fut déduite des propos même du Christ qui disait par la bouche de Daniel[20] : "Je suis le fils de l'homme", c'est-à-dire l'homme des origines. Cette expression sous-entend également que "l'existence est l'essence de l'Etre parfait." Pascal s'opposera au Dieu intellectuel de Descartes car il lui reproche de chercher le chemin qui monte vers Dieu alors que c'est Dieu qui trouve le chemin qui conduit à l'homme. Pascal se détache de l'intellection de Descartes dont il fait une profession de foi. Il finira par le considérer comme "inutile et incertain", faisant fi de la raison qui ne peut convaincre les sens. Nous avons vu plus tôt qu'une supposition, un concept n'est pas le réel mais une abstraction (bien que la pensée soit en interaction avec le réel lorsque nous prenons une décision verbale ou motrice). En approfondissant l'idée émise par Descartes, dans l'absolu le monde pourrait ne pas exister. N'ayant pas de raison d'être, donc étant imparfait, il convient de rechercher ailleurs le sujet ayant cette raison d'être en lui-même, ce qui implique que l'Etre absolu devient nécessaire. Si l'essence dont parle Descartes fait donc partie de l'être, la pensée participe donc à reconnaître l'être. Autrement dit, nous avons une réalité spirituelle (cogito). Descartes[21] soutient que "l'homme ne doit pas avoir la prétention du pénétrer les desseins de Dieu", confirmant l'opinion de Platon ou d'Aristote. Mais Kant, chef de file des rationalistes garde une place de choix pour l'expérience; dans ce cas la "cause première" aristotélicienne n'est pas accessible car contradictoire de facto et seule reste sa finalité. Nous avons remarqué plus haut que celle-ci n'a pas de sens scientifiquement parlant. En résumé, si la nature traduit l'harmonie de l'ordre, elle est forcément suspendue à une cause intelligente. Mais la science nous démontre l'inexactitude de ce principe. "En fait, écrit le philosophe cartésien Malebranche[22], ni du point de vue scientifique ni du point de vue théologique il n'apparaît que le monde soit fait pour l'homme. De toute façon, il paraît impossible de soutenir que la finalité de l'univers, si elle existe, soit parfaite." Mais si on tient compte du désordre ou de l'imperfection de l'univers, cette contradiction permet-elle de conclure en l'existence d'une cause, d'une organisation universelle, tel le démiurge de Platon qui serait non pas le créateur mais l'architecte de cet ensemble ? Nous savons que cette preuve ontologique demande une preuve scientifique au travers de la cosmologie et de la physique des hautes énergies. Se pose alors une contradiction, spirituellement parlant : si l'homme aspire à la perfection, comment peut-on expliquer l'imperfection de l'Univers et les situations "absurdes" de nos bas-monde ou la vie pervertie des hommes ? Cette question paradoxale présente dans l'esprit humain
depuis le Livre de Job et dans les doctrines étrangères telle
celle de Zarathoustra met le doigt sur la personnification du mal. "Le
Royaume de Dieu souffre violence disait le Christ, et ce sont les violents
qui s'en emparent."
Mais si nous pouvons aujourd'hui affirmer que
là où il n'y a pas de conscience, il n'y a ni mal ni péché, on peut
considérer cette question à la lumière des forces du Chaos dont parle
l'Ancien testament, autrement dit en langage moderne, d'un point de vue
thermodynamique. A
travers la science, si nous pouvons hisser l'esprit humain jusqu'au savoir
absolu, celui dit en substance que rien ne se crée : "Au fur et à
mesure que croît l'entropie écrit Wiener[23],
l'Univers et tous les systèmes clos qu'il contient ont tendance à s'user
et à perdre leur détermination, et tendent à passer de l'état de moins
probable au plus probable, de l'état d'organisation et de différenciation,
où existent des différences et des formes, à un état de chaos et
d'uniformité." Paradoxalement,
la nature est dénaturée, en ce sens que son unique réalité se justifie
sans référence à Dieu, comme le produit d'une simple transformation d'énergie.
L'homme peut ainsi justifier rationnellement la nature de Dieu, puisque
tout en résulte. Cette conception est toutefois trop cloisonnée car elle
rejette l'irrationnel et se base sur des préjugés qui ne justifient pas
l'évolution de la pensée. Il peut arriver qu'un phénomène dépasse la
raison sans pour autant être irrationnel ou contredire une théorie. La découverte
des nombres irrationnels n'a pas pour autant limité notre savoir. L'apprentissage
de la liberté et des incertitudes qui l'accompagne. Si
l'on se fie à l'intuition de Descartes, l'ordre des valeurs est
conditionné par l'existence de l'esprit, mais pas un esprit orgueilleux
et revendicateur qui décide de la souffrance et de la mort de n'importe
quel être vivant. Dans l'absolu, il affirme la réalité de Dieu : Dieu
est esprit, c'est-à-dire ordre du cogito et valeur morale ou esthétique
fondamentale, deux valeurs que l'on retrouve dans le Bien et la Proportion
chez Platon. Ce raisonnement poussé jusqu'au bout rend l'univers
intelligible, à l'instar des mathématiques qui ont le
"pouvoir" de pénétrer l'ordre de la Nature. Si Dieu est
"cause première", donc Créateur, Descartes conclut "Je
suis, donc Dieu est." Pour
sa part, Bergson voyait dans notre libre arbitre et le désordre qui
quelquefois peut en résulter une preuve de l'existence de Dieu qui,
disait-il, a fait preuve de son infinie bonté en nous permettant de
disposer de notre destin. Mais le criticisme de Kant lui aurait répondu
que Dieu nous avait laissé croire que nous n'obéissions qu'à nous même…
Et comme le disait le poète A.Tolstoï : "Dans le combat de la
mort et de la naissance, la divinité a posé le fondement de la pérennité
de la création, de la poursuite du cours de l'univers, du triomphe de la
vie éternelle." Arguments
et contre-arguments des protagonistes finissent par conclure que la foi
religieuse peut emboîter le pas de la science. Mais
cela a-t-il un sens de dire que le monde existe s'il n'y a personne pour
s'en rendre compte ? Autrement dit, existe-t-il réellement une doctrine
dans laquelle Dieu est différencié du monde sensible ? Un conflit a de
tout temps opposé matérialisme et religion sur les questions de savoir
comment émergea l'Univers et quel est le destin de l'homme. Né
au XIIIe siècle, saint Thomas d'Aquin[24],
dominicain qualifié de rationaliste fait une distinction entre Dieu et le
monde de l'homme. Mais il a l'humilité et la prudence de parler de via,
viae plus que de preuves. Il distingue la "cause première",
le fait que Dieu déploya le cours des événements selon des règles
causales et les "causes secondaires" face auxquelles l'homme a
la responsabilité de ses actes. Pour les théologiens de cette époque,
l'univers pouvait ne pas avoir eu de "début" puisque, par
nature, le Créateur était "hors du temps". La
cosmologie moderne soutient l'hypothèse que l'Univers est né
il y a environ 13.8 milliards d'années lors du Big Bang et qu'il pourrait éventuellement,
sous certaines conditions, connaître des cycles périodiques de
contractions et d'expansions. Ces
cosmogonies ne sont pas en contradiction avec le point de vue religieux,
car scientifiques et ecclésiastiques reconnaissent que la création reste
un mystère Absolu, tous deux reconnaissant que le monde fut créé. Comme
le disait l'astronome Harlow Shapley[25]
: "En réponse à la question : pourquoi l'univers existe-t-il ?,
nous ne pouvons que nous écrier : Dieu seul le sait !."
A.Tolstoï avait également bien analysé la situation qu'il jugea
avec beaucoup d'esprit : "Le moyen qu'utilisa le Créateur et
qu'il jugea le plus approprié, est inaccessible au savoir du président
du comité de censure." Plus
tôt, dans la mystique juive, la Kabbale stipule que si Dieu est omniprésent,
il ne peut y avoir de monde. Dieu s'est donc "rétracté en lui-même
pour permettre la création du monde ex nihilo. Dans ce
"jardin de paradis", "Adam Kadmon", le Vieil Adam
symbole de l'humanité est seul responsable de ses actes devant Dieu. Tant
la Bible que d'autres textes théologiques nous parlent de ces deux
principes : l'un est appelé le retrait éthique (l'homme est responsable
de ses actes), le second le retrait légal (Dieu n'intervient pas sauf
exception). Ce
concept matérialiste a été repris par de nombreux philosophes qui
distinguent le Dieu esprit, du sujet de Wittgenstein retiré du monde.
Cette exigence reflète le rapport et le paradoxe qui existent entre les
différents états de conscience. Il existe un sujet "je"
conscient de son état (dans "je pense" par exemple) différent
du "je" objet d'étude (dans "je marche" par exemple). Cette
distinction que l'on retrouve chez Schopenhauer[26], Schrödinger[27] ou Sartre[28]
pose les bases d'une doctrine de l'identité qui, grâce à la métaphysique,
dévoile bien des illusions. En systématisant la mystique, en objectivant
la pensée dans un cadre logique, la science peut enfin légiférer sur le
monde sensible. La pensée scientifique révèle alors une métaphore
antique : "Connais-toi toi-même" où le point de vue de
l'objectivité se reflète dans l'homme, le situant au bord d'un monde
extraordinaire tout à la fois indicible et compréhensible. Cette
clarification faite, la science n'a pas pour autant répondu à notre émouvante
introspection. Dans un passage de Don Quichotte, on surprend le Chevalier
et Sancho Pança à citer le livre dans lequel ils évoluent et son
auteur. Cette théologie de l'écrivain projette les termes d'une double
illusion, à l'instar du célèbre tableau "Le mariage d'Arnolfini"
de Van Eyck dans lequel le sujet du tableau se reflète
dans un miroir. On arrive ainsi à retrouver la trace du retrait du créateur
et de son sujet. Cette unité retrouvée ne répond toutefois pas à l'énigme
de notre particularité, celle-là même que le philosophe Ernst Mach[29]
visait à expliciter. Le poète allemand Hölderlin, mystique romantique,
parlait d'un Dieu à marée basse. Qu'en pense le laïque européen ? A
consulter : Le site officiel du
Dalai-Lama Une
autre manière de voir le monde et la société Le
mariage de Giovanni Arnolfini et Giovanna Cenami. Tableau de
Jan Van Eyck peint en 1434. En médaillon le reflet dans le
miroir du couple, de Van Eyck et d'un quatrième personnage,
le témoin. Document Euroweb. A
l'opposé de la foi catholique, le laïque juge que la foi ne peut aller
dans une seule direction, sous l'hégémonie d'une autorité ecclésiastique
où chaque élu siège ad vitam aeternam. Si on accepte ce
pluralisme des croyances, la foi devient réellement une institution démocratique.
Mais dans l'esprit du pape Jean-Paul II, la foi catholique a été bâtie
sur une seule pierre. Et de rappeler qu'"un monde sans Dieu se
tournera tôt ou tard vers une morale qui luttera contre l'humain."
Tous les cardinaux catholiques ne partagent pas cet extrémisme. Car il
faut bien reconnaître que le monde est une communauté de nations et
d'Eglises; cette réflexion va à l'encontre de la foi, elle n'est pas œcuménique.
En ce sens la philosophie orientale, tibétaine, hindoue ou bouddhique
sera de cette plénitude. On
peut aussi se réfugier dans l'analyse de Sigmund Freud qui lors de ses
"Nouvelles conférences sur la psychanalyse" présentées en
1915-1917 disait à propos du rôle de la religion : "Pour bien
se représenter le rôle immense de la religion, il faut envisager tout ce
qu'elle entreprend de donner aux hommes ; elle les éclaire sur l'origine
et la formation de l'univers, leur assure, au milieu des vicissitudes de
l'existence, la protection divine et la béatitude finale, enfin elle règle
leurs opinions et leurs actes en appuyant ses prescriptions de son autorité.
Ainsi remplit-elle une triple fonction. En premier lieu tout comme la science
mais par d'autres procédés, elle satisfait la curiosité humaine et c'est
d'ailleurs par là qu'elle entre en conflit avec la science. C'est sans doute
à sa seconde mission que la religion doit la plus grande partie de son influence.
La science en effet ne peut rivaliser avec elle, quand il s'agit d'apaiser la
crainte de l'homme devant les dangers et les hasards de la vie ou de lui apporter
quelque consolation dans les épreuves. La science enseigne, il est vrai, à éviter
certains périls, à lutter victorieusement contre certains maux : impossible de nier
l'aide qu'elle apporte aux humains, mais dans bien des cas elle ne peut supprimer
la souffrance, et doit se contenter de leur conseiller la résignation."
Notons que les éditions Gallimard ont compilé plusieurs oeuvres de Freud
consacré à la religion sous le titre "Religion"
(2012).
Discuter
de nos sensations, porter un regard critique sur la gnose, traiter à la
fois de psychologie, de philosophie et de science physique impose de
rencontrer l'ensemble des faits épistémologiques historiques, les
controverses doctrinales et les certitudes scientifiques. En Occident, ce
pluralisme des consciences ne peut se dévoiler rationnellement sans concéder
une certaine rigueur dans sa représentation. Dans ces conditions, on peut
atteindre l'autonomie nécessaire à l'objectivité de l'être, distinct
de son créateur. Mais il est inévitable que chacun(e) ait un point de
vue particulier de sa création et de son évolution. Notre rapport avec
le monde extérieur n'a donc pas de solution simple et nous devons trouver
un consensus parmi ces divers opinions. Si le scientifique a besoin de
cette clarification, la raison nous pousse à nous identifier au monde,
dans lequel nous sommes une partie indivise, à l'instar du portrait de
Van Eyck : nous sommes le tableau du monde. Une
recherche capitale prend forme depuis le milieu des années 1980 sur les
sujets du Mal, de l'homme, de Dieu et de la conscience. Mais aujourd'hui
il est prématuré d'expliquer tous les phénomènes et concepts. Dieu
serait-il Etre parfait, une divinité humanisée ou faut-il le considérer
comme une pure abstraction ? Les preuves de l'existence d'un Créateur
feront, il ne faut pas le nier, l'objet de longues méditations. Finalement, la meilleure et la plus belle réponse
serait encore celle-ci, que l'on doit à un personnage resté anonyme : l'essentiel
c'est Dieu, qu'il existe ou qu'il n'existe pas. Discuter
de grands principes et de religion dans un cadre scientifique, nous
conduit naturellement à aborder la question de l'authenticité des
récits bibliques et de la nature de Jésus que nous tenterons d'éclaircir
dans le dossier consacré aux religions. Prochain chapitre [19]
B.Pascal, "Les Pensées" (compilation de divers texts,
vers 1670), Le Seuil-L'Intégrale. [20]
Extrait de Daniel, 7:13, écrit vers 165 av.JC. Le "fils de
l'homme" se dit en hébreux "Ben a adam", l'article
défini retirant tout ambiguïté à cette phrase. [21]
R.Descartes, "Discours sur la méthode", 1637. [22]
N.Malebranche, "La Recherche de la vérité", 1675. [23]
N.Wiener, "Cybernétique et société". [24]
T.d'Aquin, "La Somme théologique". [25]
H.Shapley, "Des étoiles et des hommes", p15. [26][26]
A. Schopenhauer, "Le Monde comme volonté et comme représentation",
PUF, 1989. [27]
Le célèbre physicien fut adepte de la doctrine moniste, motive
dans ses réflexions par les contradictions entre les théories
physico-chimiques et l'existence éthique de la conscience. Il fut
l'auteur de nombreux ouvrages philosophiques dont "Qu'est-ce
que la vie", "L'Esprit et la Matière" et "Ma
conception du Monde". [28]
J.-P. Sartre, "La Transcendance de l'ego", Vrin, 1978. [29]
E.Mach, "Analysis of Sensations", 1886 (réédité chez
Dover, 1959). |