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Le rire est le propre de l'homme

Empreinte d'une main dans la grotte de Chauvet.

Le langage (III)

La plupart des animaux vivant en communauté, comment communiquent-ils entre eux et avec l'homme ? L'abeille danse une figure en huit pour communiquer avec ses congénères et se fie aux odeurs chimiques des phéromones, la fouine attrape votre doigt dans sa gueule pour vous conduire auprès de sa progéniture, le chien s'agite et aboie pour que vous le suiviez, le dauphin se contorsionne autour de vous, fait des bulles, siffle et se laisse caresser et le chat comme le kangourou savent très bien se faire comprendre à travers le langage des yeux. Enfin l'homme a très tôt exprimé sa pensée, d'abord par des gestes puis verbalement et finalement en les illustrant sur ses peintures rupestres avant de les écrire.

Toutes ces attitudes sont forts différentes, propre à chaque espèce mais de manière générale, chacune se fait très bien comprendre de ses congénères comme de ses ennemis. Aussi, plutôt que d'être une barrière inter ou extraspécifique, le langage est devenu un moyen de communication universel.

Quelle sorte d'intelligence est nécessaire au développement de cette faculté ? Il s'agit bien d'une intelligence car l'animal capable de s'exprimer à travers un langage, gestuel, parlé ou illustré, doit être doté de raison afin d'exprimer sa pensée et anticiper ce qu'il attend des autres.

Mais qu'est-ce que le langage ? Une quantité de sons formant des mots : "Il y a langage" disait Vercors[13], "dès que des sons articulés désignent des objets ou des faits, des sensations ou des sentiments qui varient avec la place et le choix des sons". Le langage est soi-disant une caractéristique de l'homme. Vercors de poursuivre : "les modulations du chant d'un rossignol sont trop pauvres en modulations distinctes pour qu'on les puisse vraiment qualifier de langage. [...] S'il faut pour mériter ce nom une grammaire et une syntaxe, bien des tribus primitives ne savent pas parler [...].

Mais le chimpanzé se fait comprendre et dispose de quelques 60 vocalisations; le tam-tam peut véhiculer des messages. Ces vocalisations et ces sonorités (vocalises)  sont-elles des langages ? Vercors[14] souligne l'arbitraire de cette question : "Les Grecs disait-il, ont longtemps disputé de la grave question de savoir à partir de quel nombre exact de cailloux on pouvait parler d'un tas : était-ce deux, trois, quatre, cinq ou davantage. [Cette] question n'a plus de sens. Toute classification est arbitraire. Aussi, savoir combien faut-il de mots ou de sons distincts pour mériter le nom de langage est une question qui n'a pas de réponse simple.

Que le passage de l'animal à l'homme soit continu ou discontinu, nombreux sont les moyens de communication. En ce sens, la découverte du langage ne constitue pas une révolution mais plus simplement un grand pas en avant qui marqua les esprits. Chez les Australopithèques par exemple dont l'appareil vocal supérieur n'était pas encore adapté au langage, l'information se transmettait par cris et par gestes. Il y a langage, même s'il est rudimentaire car ces bruits et attitudes utilisés de manières spécifiques permettent aux membres de la tribu de communiquer et de survivre.

Plus tard, lorsque la base du crâne prit la flexure que nous savons, le larynx est descendu, le haut du palais s'est élevé, la langue et la bouche adoptèrent un meilleur profil et notre boîte crânienne devint une caisse de résonance, ce qui permit à nos ancêtres d'articuler et d'avoir un langage plus élaboré. Voilà les premiers onomatopées chers aux bruiteurs !

Des vocalisations au langage symbolique des animaux

Nous devons distinguer tout système de communication du langage articulé. Ainsi que nous l'avons évoqué, les chimpanzés ont conservé une gestuelle sophistiquée. La célèbre Washoe et d'autres chimpanzés qui vivaient avec elle étaient capables d'initier une discussion.

Il existe des enregistrements vidéos à l'Université de Washington qui apportent la preuve que Washoe faisait de petits bruits pour attirer l'attention de son moniteur, et ce n'est qu'une fois que celui-ci se retournait qu'elle commençait à signer dans le langage gestuel américain ASL. On peut donc en conclure que ces chimpanzés avaient conscience de communiquer.

Des dauphins. Document T.Lombry.

De la même manière on a démontré que les vocalisations du chimpanzé ne sont pas de simples cris et des gémissements sans signification, que du contraire. Leurs vocalisations varient en fonction du contexte ou des aliments qu'on lui présente. Ainsi les petits cris qu'il émet en voyant du raisin par exemple sont différents de ceux qu'il émet en présence d'une banane ou d'une mangue. Quand on lui fait écouter les enregistrements de ces sons, le chimpanzé les associe au fruit correspondant sans jamais se tromper. Chacune des vocalisations dispose donc d'une sémantique particulière, il y a donc langage.

Plus près de nous, nous avons également vu à propos de la paléontologie que nos ancêtres de Néandertal savaient également parler, même si la forme de leur larynx et l'attache de la langue plus haute que chez nous lui donnaient sans doute un son plus grave et nasal.

Le même phénomène se produit chez les mammifères marins qui ont développé des chants très mélodieux. Mais ce mode de communication n'utilise pas de sons articulés. Actuellement, on ne peut pas affirmer qu'il s'agit d'un langage.

Le célèbre Keiko, une orque qui fut capturée au large de l'Islande en 1979, utilisait 18 sons différents et même enfermé un temps dans un aquarium en Oregon, Keiko prenait plaisir à jouer avec ses instructeurs et ses jouets. Mais à part en utilisant des gestes, des images ou des ultra-sons il était difficile de communiquer avec ce mammifère.

Quand nous comparons les sons émis par l'homme et ceux de l'orque ou du dauphin, le biologiste doit bien avouer que ces êtres ne pourrons sans doute jamais dialoguer, au grand dam des scénaristes d'Hollywood !

Peut-on en conclure qu'il y a conscience quand il y a un langage articulé ? Non, ici non plus, le langage articulé n'est pas un critère suffisant pour parler de conscience. Les neuropsychiatres et les chirurgiens ont démontré que des personnes handicapées de la parole suite à différentes lésions cérébrales pouvaient très bien continuer à écrire. Certains chercheurs, très précis quand ils doivent manipuler des formules ou des graphiques deviennent incapables de s'exprimer clairement en public. Ils doivent faire des efforts particuliers pour maîtriser ce type d'exercice qui pourtant fait partie de leur bagage génétique. De l'avis de ces chercheurs, l'attention que demande la création d'une formule est toute différente de celle requise pour un discours. De toute évidence, il semble que les régions du cerveau traitant le langage logique ou les aptitudes artistiques ne soient pas identiques à celles qui traitent le langage articulé.

Nous nous différençons des animaux parce que notre langage est articulé mais de plus il se réfère à un contexte, une culture et des émotions. Si nous voulons être rigoureux même le plus petit onomatopée ou une simple interjection contient des concepts très élaborés : Oh ? Aah ! Mmm ! Pour confirmer cet argument vous me direz que nous pouvons exprimer des caractères abstraits. Mais occasionnellement le chimpanzé peut en faire autant. L'abstraction est seulement une des caractéristiques d'un comportement intelligent. Il suffit d'étudier les expériences cognitives de sémiotiques réalisées avec des animaux (singe bonobo, gorille, dauphin) pour s'en convaincre[15].

Les chimpanzés ou les gorilles sont capables de retenir environ 60 symboles différents et de construire des phrases - sans trop tenir compte de la syntaxe - pour communiquer avec l'homme. Le singe bonobo Kanzi utilisait régulièrement 250 symboles extraits d'un lexigramme qui en comportait 500.

Willy, alias Keiko

Capturé en 1979 et séparé de sa famille un ou deux ans seulement après sa naissance au large de l'Islande, Keiko fut durant des années la principale attraction de l'Aquarium de Mexico. Après la sortie du film "Free Willy" dont il fut la vedette, le public jugea ses conditions de vie inacceptable, sachant d'autant plus que les orques subissent une forte mortalité en captivité. Sous la pression du public et après une longue réadapation dans l'aquarium marin d'Oregon puis en bassin semi-ouvert, Keiko fut remis en liberté dans sa mer natale en 2001.

Son avenir était alors incertain mais Keiko reprit une vie naturelle et semblait apprécier sa nouvelle condition. Des indices comme son bon caractère, sa prise de poids, sa bonne condition physique, ses promenades jusqu'aux îles Faroé et en Norvège, laissaient à penser qu'il s'était réhabitué à l'océan. Malheureusement Keiko succomba à une pneumonie le 12 décembre 2003 à l'âge de 26 ans. A l'état sauvage on estime que Keiko aurait pu vivre 50 à 60 ans (et non pas 35 ans comme le prétend SeaWorld pour défendre son business).

Les dauphins peuvent également échanger des concepts entre eux. Ils sont en mesure d'expliquer une expérience à un nouveau congénère que l'on a isolé dans un bassin séparé, de faire la différence entre la réalité et sa représentation, au point de lire un écran de télévision ou de prendre conscience de leur corps et de la présence d'un point rouge peint sur leur museau. Mais il est également vrai qu'un dauphin captif est plus intelligent qu'un dauphin sauvage et il prendra plus rapidement conscience de son état de captivité. A l'inverse, enfermé dans un grand filet ouvert du côté de la surface de la mer, le dauphin ne parvient pas à concevoir qu'il peut s'échapper du piège d'un seul coup de sa nageoire caudale. Est-ce une faiblesse de son intelligence, de la fatalité ou un calcul des risques encourus ? Nul ne le sait, mais l'explication la plus simple nous incline à choisir la première hypothèse.

Même les pieuvres jugées primitives par nature révèlent une intelligence certaine. Non seulement se sont des prédatrices très rapides et très puissantes pour toute la classe des crustacés, des spécialistes des manoeuvres d'esquive mais en plus, comme les dauphins, elles peuvent apprendre par mimétisme. Ainsi deux poulpes ont été placés dans deux aquariums côte-à-côte et s'observaient l'un l'autre. On présenta à la première pieuvre une bouteille contenant un aliment mais qui était fermée avec un gros bouchon de liège. Après quelques minutes de tâtonnement, la pieuvre déboucha la bouteille en entourant le bouchon avec l'une de ses tentacules et faufila une autre tentacule dans la bouteille pour attraper l'aliment. Le même test a été présenté à la seconde pieuvre. Il ne lui fallut que quelques secondes pour enlever le bouchon et attraper l'aliment. Elle avait vu et mémorisé la suite d'action à réaliser.

A propos de Kanzi : Can Chips Talk ?

La plupart des espèces ont des comportements intelligents et cela ne se limite pas au règne animal. Elles obéissent en fait aux mêmes contraintes physiques et sociales que nous, bien qu'à des degrés qui leurs soient propres. A l'inverse des autres créatures, les mammifères supérieurs ont dû développer un langage relativement sophistiqué pour survivre, langage qu'ils ont inséré dans un système de communication.

Mais dans ce cas qu'est-ce qui nous différencie des animaux si ni les émotions, ni la conscience, ni la culture ni le langage ne sont des critères suffisants ? En fait, ainsi que nous le développerons dans le dossier consacré la philosophie des sciences[16], ce qui nous différencie des animaux c'est notre vision du monde. Les retombées de la science, le progrès nous permet de nous épanouir.

Le chant des baleines à bosse

Les chants, les grognements et les gémissements mystérieux des baleines à bosse (Megaptera novaeangliae) nous fascinent depuis longtemps, à tel point que nous avons placé des enregistrements à bord des sondes spatiales Voyager à l'intention d'éventuelles créatures extraterrestres ou plus modestement en hommage à la vie et pour souligner l'intérêt de pouvoir communiquer avec autrui.

Dans un article publié dans la revue "Science" en 2025, l'équipe d'Ellen C. Garland, spécialiste de la biologie des baleines à l'Université St Andrews, en Angleterre, a découvert une similitude inattendue entre les vocalisations humaines et celles des baleines à bosse : les chants ont une structure statistique similaire à celle du langage humain.

Certains animaux, comme les chiens, émettent leurs vocalisations de manière instinctive : ils n'ont pas besoin d'apprendre à aboyer. Mais comme le langage humain, le chant des baleines à bosse est transmis culturellement. Les baleines à bosse mâles apprennent ces chants, censés servir à attirer des partenaires, auprès d'autres mâles. Tout comme le langage, les chants des baleines à bosse ont des motifs et une structure : des unités ou éléments individuels, comme un seul grognement, se combinent pour former des phrases, enchaînées en "thèmes" qui composent un chant, qui peut durer 30 minutes.

Des mégaptères ou baleines à bosse. Documents T.Lombry.

Seuls les mâles des baleines à bosse chantent, et ce comportement est considéré comme important pour attirer des partenaires. Les chants évoluent constamment, de nouveaux éléments apparaissant et se propageant dans la population jusqu'à ce que l'ancien chant soit complètement remplacé par un nouveau.

Selon Jenny Allen de l'Université Griffith de Gold Coast, en Australie, et coautrice de cet article, " Nous pensons que c'est un peu comme un test standardisé, où tout le monde doit faire la même tâche, mais vous pouvez apporter des modifications et des embellissements pour montrer que vous êtes meilleur que tout le monde dans cette tâche."

Les sons qui composent les chants des baleines à bosse suivent certaines des règles statistiques qu'on observe dans les langues humaines, ce qui est peut être dû à la façon dont elles sont apprises. Bien qu'on ne puisse pas affirmer que les chants des baleines transmettent des significations complexes comme le font nos phrases, Garland et ses collègues ont émis l'hypothèse que les baleines peuvent apprendre leurs chants d'une manière similaire à la façon dont les bébés humains apprennent le langage.

Le chant des baleines possède-t-il certaines des caractéristiques qui facilitent l'apprentissage du langage par les bébés humains ? Pour le savoir, l'équipe de Garland poursuivit son étude en s'inspirant de l'apprentissage des langues par les bébés.

Le chant des baleines

Vocalisations des baleines à bosse (humpbacks) enregistrées au Queensland, en Australie par DKD. C'est l'espèce de baleine qui produit les sons les plus mélodieux; elles gémissent, grognent, soufflent et émettent des cris perçants dans une gamme de fréquences comprises entre 30 Hz et 8 kHz rendant leurs "chants" très complexes, alors que la plupart des autres espèces (baleine bleue, finback, etc) émettent principalement des infrasons. D'autres enregistrements sont présentés sur cette page. Fichiers WAV de 1.8 MB et AU de 1.3 MB.

Au lieu d'essayer de trouver un sens aux chants, les experts en linguistique ont commencé par créer des codes alphanumériques pour représenter chaque chant de chaque enregistrement, comprenant au total environ 150 sons uniques. Selon Allen, "En gros, il s'agit d'un groupement différent de sons. Donc une année, ils peuvent faire grognements sur grognements et nous aurons donc AAB, puis une autre année, ils pourront faire des gémissements et des grognements et nous aurons donc CBA."

Une fois tous les chants codés, les linguistes ont utilisé une technique d'analyse qui s'applique à la façon dont les nourrissons découvrent les mots, appelée la probabilité transitionnelle.

Confrontés à un flux ininterrompu de paroles, les nourrissons doivent déterminer où se trouvent les limites des mots. Ils apprennent à discerner les mots individuels en détectant des modèles statistiques. Les sons d'un mot donné se répètent souvent, ce qui rend cette chaîne de sons prévisible, mais il est moins prévisible de deviner quel mot viendra ensuite, de sorte que ces "creux" de probabilité suggèrent une limite de mot.

Lorsque l'équipe de Garland appliqua cette méthode à huit années de chants d'une population de baleines à bosse de Nouvelle-Calédonie, elle fut surprise de constater que des coupures divisent le chant des baleines en sous-séquences segmentées. Les chercheurs ont ensuite examiné leur distribution et découvrirent qu'elle suit la même distribution que celle que l'on retrouve dans toutes les langues humaines (en fait avec les 51 langues avec lesquelles elles furent comparées).

Document T.Lombry.

Dans ces 51 langues, les chercheurs ont découvert une relation prévisible dans la fréquence d'apparition des mots courants et rares dans cette langue : par exemple, le mot le plus courant en anglais "the" apparaît deux fois plus souvent que le deuxième mot le plus courant "of". Ce modèle statistique, appelé loi de Zipf ou la distribution Zipfienne est censée faciliter l'apprentissage du langage. Le chant des baleines à bosse a montré un modèle similaire. Cela suggère que la loi de Zipf pourrait émerger dans tout système de communication complexe et transmis culturellement.

L'autre découverte frappante est que les sons les plus courants des baleines ont tendance à être courts, tout comme les mots humains les plus courants – une règle connue sous le nom de loi d'abréviation de Zipf. Notons qu'on retrouve également cette loi de communication chez le chimpanzé.

Simon Kirby, de l'Université d'Édimbourg et coauteur de cet article, explique qu'il ne pensait pas que la méthode fonctionnerait : "Je n'oublierai jamais le moment où ce graphique est apparu, ressemblant exactement à celui que nous connaissons si bien dans le langage humain. Cela nous a permis de comprendre que nous avions découvert un point commun profond entre ces deux espèces, séparées par des dizaines de millions d'années d'évolution."

Garland souligne que les résultats ne suggèrent pas que les baleines utilisent un langage, où les combinaisons de sons ont une signification fixe et se rejoignent dans des structures grammaticales. Mais cette étude offre aux scientifiques une "fenêtre" sur la manière dont cette propriété fondamentale de la communication humaine se manifeste chez d'autres espèces.

Dans une autre étude sur les baleines publiée en 2025, Mason Youngblood de l'Université Stony Brook à New York a découvert que la loi de Menzerath, qui prédit que les phrases ayant plus de mots devraient être composées de mots plus courts, s'appliquait à 11 des 16 espèces de cétacés étudiés. La loi d'abréviation de Zipf fut applicable chez deux des cinq espèces où les données disponibles permettaient de la détecter.

Selon Youngblood, "Il est important de noter que l'évolution de ces chants est à la fois biologique et culturelle. Certaines caractéristiques, comme la loi de Menzerath, peuvent émerger grâce à l'évolution biologique de l'appareil vocal, tandis que d'autres, comme la loi de Zipf sur le rang et la fréquence [la distribution Zipfienne], peuvent nécessiter la transmission culturelle des chants entre individus [...] Prises ensemble, ces études suggèrent que le chant des baleines à bosse a évolué pour être plus efficace et plus facile à apprendre, et que ces caractéristiques peuvent être trouvées au niveau des notes dans les phrases et des phrases dans les chants."

Ces résultats sont un pas en avant vers la compréhension de la signification du chant des baleines. Et même si on ne parvenait jamais à le décypter, ces études mettent en évidence des similitudes fondamentales entre leurs chants et nos paroles. Gageons qu'un jour des méthodes empruntées à l'intelligence artificielle aideront les chercheurs à percer le mystère de ces chants.

Les gènes de la parole

Notre aptitude pour le langage parlé implique un contrôle moteur très précis de la bouche et du larynx, un contrôle qui est absent chez les autres primates.

Vers la fin des années 1950 et le début des années 1960, le linguiste Noam Chomsky mit en évidence le fait que le langage est universel, complexe et pourtant rapidement acquis sans instructions explicites par les enfants. D'où la possibilité que l'aptitude humaine à parler ait des racines génétiques.

Parallèlement, d'autres ont fait remarquer qu'un petit nombre d'enfants échouaient dans leur apprentissage à parler. De plus, ce déficit se retrouvait non seulement souvent chez d'autres membres de leur famille, mais s'observait encore plus fréquemment entre les vrais jumeaux qu'entre les faux. Ces difficultés, appelées "altération spécifique du langage", englobent tous les désordres du langage qui ne peuvent être attribués à un retard mental, à l'autisme, à la surdité ou à toutes autres causes très générales.

Seul 1% de notre patrimoine génétique nous différencie du chimpanzé.

Les personnes souffrant d'altérations spécifiques du langage ont des problèmes d'articulation, d'identification des sons de base du langage, de compréhension de la grammaire, etc.

Une composante héréditaire au langage était donc suspectée depuis longtemps mais on ne savait pas grand-chose sur les gènes qui étaient impliqués.

Mais cela a changé grâce à l'étude d'une famille britannique d'origine pakistanaise connue sous l'abréviation de "KE". Dans cette famille, sur 37 membres répartis sur 4 générations, 15 souffraient d'altérations spécifiques du langage. Cette grande proportion d'individus atteints dans la même famille permit tout d'abord de constater que le désordre pouvait être attribué à un seul gène transmis par l'un ou l'autre des parents. De plus, ce gène semblait se transmettre selon le model dominant / récessif classique et n'était pas situé sur un chromosome sexuel.

Arbre généalogique de la famille KE montrant en noir les membres atteints d'altérations spécifiques du langage. Les cercles représentent les femmes, les carrés les hommes.

En 1998, une relation fut établie entre un court segment du chromosome 7 et l'altération spécifique du langage. Mais cette région contenait encore 70 gènes et l'analyse de ceux-ci un par un est une tâche qui s'annonçait fastidieuse. Entre alors en scène "CS", un jeune garçon anglais souffrant d'altérations spécifiques du langage mais ne faisant pas partie de la famille KE. Parce que CS avait un défaut qui était visible sur son chromosome 7, les chercheurs ont immédiatement concentré leurs efforts sur ce segment d'ADN. Et comme on s'y attendait ce gène, nommé FOXP2 (pour "forkhead box P2" cf. ce résumé de la découverte en anglais), était directement relié à l'altération spécifique du langage. On reviendra en détails sur ce gène et son lien avec le langage dans l'article consacré à l'origine et de l'avenir de l'homme.

Mis en évidence dans la famille KE dont plusieurs membres souffraient d'altérations spécifiques du langage, le gène FOXP2 est le premier gène à être associé à notre capacité de parler.

Les effets de la mutation de ce gène demeurent difficiles à cerner, ce qui n'est pas étonnant lorsqu'on considère la famille à laquelle appartient ce gène. Il s'agit en effet d'un gène de la famille FOX qui sont des facteurs de transcription. En d'autres termes des gènes qui produisent des protéines capables, grâce à leur forme fourchue ("forkhead"), de réguler l'expression de plusieurs autres gènes en se fixant directement sur l'ADN.

On semble donc avoir affaire à un gène important jouant un peu le rôle de chef d'orchestre lors de la mise en place des voies neuronales durant le développement embryonnaire. Et de fait, on constate qu'il est extrêmement bien conservé phylogénétiquement : la protéine qu'il produit est presque identique chez la souris et les primates qui sont séparés par environ 130 millions d'années d'évolution.

Les Néandertaliens et les hommes modernes partagent exactement la même forme du gène FOXP2, à une lettre près, une base nucléique A est devenue T. Seul l'Homo sapiens dispose de cette lettre T qui le rend capable de parler de manière si complexe. Mais cela prouve-t-il que les Néandertaliens pouvaient parler ? Nul ne le sait mais c'est probable.

Le langage articulé

Le langage articulé semble la condition initiale de notre évolution : 1% de notre patrimoine génétique nous différencie du chimpanzé. Il est notre cousin mais il ne parlera jamais. Ce pourcent de différence dans le matériel génétique est dû à des gènes régulateurs (au comportement). Lié à la coordination nerveuse (dominée par le cortex cérébral), le langage articulé est propre à la disposition spatiale des cordes vocales, du larynx et des cavités buccales et nasales[17].

Les interconnexions du cerveau. Document ww3.jhsph.edu.

Le langage est probablement apparu avec la station debout il y a déjà 2 millions d'années chez l'Homo habilis. La puissance de ses mâchoires se réduisit puisque ses bras pouvaient dorénavant déchirer la nourriture et briser les os. Et si l'on peut dire, c'est alors que l'homme commença à faire parler de lui. Pour Yves Coppens, le langage était certainement connu des Néandertaliens, il y a 200000 ans. C'est la nature qui donna forme aux sons, lors de la chasse pour la nourriture, la défense du territoire, pour donner un nom aux objets et rendre la justice.

Si l'homme mit longtemps avant de pouvoir parler, la suite de l'évolution se déroula très rapidement. Pour fixer les idées, si nous résumions l'histoire de l'Univers à une année, le 11 septembre la Terre émerge du nuage protosolaire, le 18 septembre le petit étang chaud de Darwin grouille de vie, l'homme de Néandertal apparaît le 31 décembre à 23h57 et quinze sec avant minuit il bredouille ses premiers mots !

Les médecins nous disent que les bébés sont prédisposés à apprendre leur langue maternelle. En effet c'est durant les derniers mois de la vie foetale que le système auditif du futur bébé devient fonctionnel. Il entend les sons du monde extérieur et s'habitue à la mélodie de la langue de ses parents. Des tests ont démontré qu'un bébé préférait toujours le son de la langue qu'il avait entendu in utero plutôt qu'une autre langue. Cette prédisposition lui facilitera par la suite l'apprentissage de sa langue maternelle.

Nous avons vu plus tôt qu'étant donné qu'une image fixe contient plusieurs millions de bits d'informations, soit cent milles fois plus qu'un simple mot[18], la création d'images développa le potentiel de notre cerveau et marqua l'éveil de la conception symbolique. Elle émergea probablement avec les signes tribaux de reconnaissance.

Le cortex humain serait capable de traiter au moins 1015 bits d'information, soit au minimum 10000 fois le contenu d'une grande bibliothèque ayant un million d'ouvrages ![19]. La mémoire - en ligne - de l'ordinateur équivalent représenterait 269 térabytes ! On comprend dans ces conditions que le cortex se soit rapidement spécialisé dans le stockage et le traitement de l'information. Si son tri de l'information ou ses processus en général sont un tant soit peu optimisés, certains génies parviennent même à calculer plus rapidement que les ordinateurs ! Comment l'homme en est-il arrivé là ? C'est l'objet du prochain chapitre.

Prochain chapitre

Les origines du langage parlé

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[13] J.Vercors, op.cit., p82.

[14] J.Vercors, op.cit., p66.

[15] H.Wendt, “From Ape to Adam”, Bobbs Merrill, 1972 - J.Le Doux, “Brain and mind”, D.A.Oakley, 1985 - C.Blakemore and S.Greenfield, “Mindwaves: thoughts on intelligence, identity and consciousness”, Basil Blackwell, 1987.

[16] Cf. le dossier consacré à la philosophie des sciences.

[17] Se greffe sur ces faits moteurs et anatomiques, l'apprentissage et peut-être également la période à laquelle il se réalise. Pensez à la difficulté de faire parler un “enfant sauvage” tel que l'a montré François Truffaut, ou une adolescente qui n'a pas eu d'éducation telle l'américaine Genie née en 1958. Pour le linguiste Chomsky, chez l'homme, si la langue parlée n'a pas été apprise avant l'adolescence, il est vain de vouloir forcer un jeune adulte à parler par la suite. Il prononcera certes des mots mais il ne parviendra plus jamais à former des phrases grammaticalement correctes. Et de fait, tous les spécialistes qui ont essayé de rééduquer des enfants sauvages ont fini par abandonner au bout d'une dizaine d'années; l'évolution de l'enfant atteint un plafond et conduit malheureusement les spécialistes à le considérer comme un handicapé mental léger, même s'il peut encore progresser de quelques points sur l'échelle du QI chaque année durant l'adolescence.

[18] Un point-image contient 5 bits d'information. Une image TV de 500x500 pixels contient donc 5x500x500, soit 1.25 million de bits (156 KB). Un mot du langage contient en moyenne 5 caractères ayant chacun 6 bits d'information.

[19] 1 million d'ouvrages représentent 1011 bits ou 106 x 500 pages x 500 mots/page x 30 bits/mot, sachant qu'un mot ou byte = 8 caractères et 100 Térabytes = 100 x 1000 Gigabytes = 1011 Kilobytes = 1014 caractères.


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