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La Bible face à la critique historique

Tous les attributs du diable sont réunis dans ce portrait démoniaque. Document Wallpaper Up.

L'invention de Satan et de l'Enfer (I)

Introduction

On a parfois tendance à croire que le diable fut créé dans le livre de la Genèse avec le Serpent symbole des "forces du Mal" cher à l'Église. En réalité, il ne s'agit que l'un des multiples visages du "diable" que les fidèles judéo-chrétiens confondent avec Satan, l'ange déchu, Lucifer, le démon, Belzébuth ou encore Méphistophélès. En fait, tous ces noms sont synonymes mais ils n'ont pas été inventé à la même époque ni utilisés par les mêmes traditions.

L'analyse de ce concept débordant largement de la religion judéo-chrétienne et faisant référence à différentes traditions antiques, pour en avoir une idée précise, nous allons parfois faire appel à l'expertise de plusieurs érudits maîtrisant parfaitement le sujet. Il a donc fallu puiser dans la littérature quelques références que nous citerons dans le texte et dont les ouvrages sont référencés en bas de page et listées à la fin de cet article.

Commençons par donner une description du personnage central de notre analyse, celui que certains appellent Satan ou le démon, grâce à Greg J. Riley, coauteur de l'incontournable "Dictionary of Deities and Demons in the Bible" (DDD) qui nous donne une excellente description du démon de l'Antiquité :

"Le mot et le concept de "démon" ont subi un changement fondamental dans l'Antiquité en raison de l'émergence du dualisme dans les cultures essentiellement monistes du Proche-Orient. Ces cultures monistes considéraient l'univers comme un système unifié dans lequel chaque membre, divin et humain, avait son propre domaine et fonction au-dessus, sur ou sous la terre. Il n'y avait pas encore de Diable ennemi, ni de camp rival de démons sataniques tentant et trompant les humains dans le péché et le blasphème, pour finalement être jeté dans l'enfer éternel à la fin de l'âge actuel. Les humains ont aussi leur fonction dans ce système diversifié mais unifié : servir les dieux et obéir à leurs diktats, leur loi, pour laquelle ils ont reçu leurs récompenses pendant leur vie. Après la mort, tous les humains sont descendus dans le monde souterrain d'où il n'y avait pas de retour; il n'y avait pas de jugement dernier, et aucun espoir de résurrection" (DDD, 2d éd., 1999, p236).

Définitions

Etymologiquement parlant, "satan" est un mot d'origine hébraïque dérivé de la racine "stn" (satann, שָׂטָן) mais la traduction a toujours posé problème. On le traduit généralement par le mot "adversaire" (satanas en grec) ou le verbe "accuser" voire "trahir" si on le relie à la racine sémitique "sth". C'est le terme relatif à l'esprit maléfique le plus utilisé dans la Bible.

Dans un article publié en 2002, Daniel E. Gershenson, spécialiste de la philosophe grecque antique, propose que "Satan" proviendrait d'une déformation du nom grec "Titan" signifiant "celui qui habite les cieux". Pour rappel, les Titans sont des divinités primordiales géantes, fils d'Ouranos et de Gaïa qui ont précédé les douze dieux de l'Olympe dont le fameux Zeus. Comme le rapporte le poète grec Hésiode dans sa "Théogonie", la mythologique grecque évoque le combat entre Zeus et les Titans menés par Cronos, ce qu'on appelle la titanomachie (voir plus bas). Platon fut le premier philosophe à s'en inspirer pour faire une distinction en les idées (les concepts) et la tentation.

Les Nymphes et Satyre (Pan). Peinture réalisée en 1873 par William Bouguereau.

C'est à cette époque que naquit la représentation du démon, mot d'origine grecque (diamon) signifiant "puissance divine" et qu'on appela par la suite le "génie" qui pouvait être bon ou mauvais. Cet esprit présidait à la destinée des hommes et de la communauté. Le concept de démon fut surtout utilisé par les chrétiens du Moyen-Âge qui l'ont développé à travers la représentation du dieu Hermès (Mercure chez les Romains) qui est à la fois le messager des dieux et le dieu des voleurs.

C'est le fils d'Hermès, Pan (celui de la flutte de Pan), qui transmit au diable ses 5 attributs les plus reconnaissables : les cornes, le bouc, les sabots, les pattes velues et l'odeur pestilentielle. Notons que Pan qui est le dieu de la Nature, protecteur des bergers et des troupeaux, est généralement représenté sous une forme diabolique voire chimérique avec un buste d'homme portant des cornes et un bouc et des jambes et des pattes de bouc, parfois en compagnie de nymphes comme on le voit à gauche ou de satyres.

Quant au mot "diable", il provient du latin "diabolus" dérivé du grec "diabolos" signifiant "celui qui désunit" ou "celui qui détruit" pour caractériser un esprit malveillant. Que ce soit Satan, Pan ou le diable, tous ces démons sont associés à la séduction et donc également à la sexualité et ses perversions.

Le sens de "satan" ou du "diable" est très étendu car il représente le Mal au sens large. Ainsi, que ce soit à l'époque perse, du second Temple ou au Moyen-Âge (mais le sens n'a pas disparu) outre le personnage maléfique, il qualifiait également tout individu enclin à des comportements jugés anormaux par la société (l'autorité religieuse), s'adonnant à des pratiques magiques, secrètes, à la sorcellerie, etc., ou opposées aux codes éthiques traditionnels comme l'amour, la vérité, les bonnes moeurs, etc. Autrement dit, au Moyen-Âge par exemple, pratiquement n'importe qui croyant en la magie noire, blasphémant ou ayant un comportement jugé inadéquat pouvait se voir condamner à la prison ou à mort pour pratique satanique ou être considéré comme possédé ou démoniaque par l'autorité religieuse et soumis à l'Inquisition avant d'être brûlé vif sur le bûcher.

Si nous devions résumer toute l'histoire de Satan, nous pourrions dire qu'il est apparu en tant que membre de la cour céleste à l'époque perse, c'est-à-dire au VIe siècle avant notre ère. Bien qu'on retrouve ce concept un peu partout dans la Bible, rappelons que la plupart des livres bibliques furent complétés et achevés après le retour de la troisième déportation à Babylone (cf . le retour en terre d'Israël). On y reviendra en détails dans les articles consacrés aux auteurs du Pentateuque et à la datation des livres de l'Ancien Testament.

Voyons à présent en détails l'évolution du concept du démon ou de Satan dans les différentes traditions.

Satan d'une tradition à l'autre

Les mythologies akkadiennes et babyloniennes

Il y a plus de 5000 ans, au Proche-Orient l'Empire akkadien renversa l'Empire Sumérien et devint la civilisation mésopotamienne la plus influente et la plus puissante du Croissant fertile. La mythologie akkadienne fut inventée environ mille ans avant l'histoire de Yahvé décrite dans la Torah.

Bas-relief en pierre découvert à Ninive datant d'il y a plus de 2500 ans avant notre ère, illustrant le dieu Ninurta poursuivant Anzu, le monstre du chaos.

Déjà à cette époque, bien qu'il n'y ait pas de dualité du Bien et du Mal, on commence à percevoir les prémices d'autres dualités comme par exemple entre l'ordre et le chaos, la vie et à la mort.

Ainsi, dans le panthéon akkadien, Enlil est le roi des dieux et Anzu, un griffon, c'est-à-dire un dragon volant qu'on qualifie de monstre est son assistant. Selon la tradition, Enlil détenait la Tablette des Destinées grâce à laquelle il pouvait voir le passé et l'avenir. Anzu lui déroba la tablette et s'envola, semant le chaos. Par la suite, un dieu insignifiant et bénévole appelé Ninurta vainquit Anzu, ce qui permit à la royauté de rétablir l'ordre.

Le griffon Anzu n'est pas encore la personnification du mal mais capable de créer le chaos, il représente une menace pour le conseil des dieux. Dans tous les combats impliquant les dieux akkadiens, le dieu du héros meurt mais renaît ensuite. De plus, le monde des humains est parfois créé à partir de la carcasse du monstre du chaos tué lors des combats, les prémices de la lutte des forces du bien contre les forces du mal.

Plus tard à l'époque babylonienne apparaît une légende similaire avec le combat entre Marduk, dieu de la tempête, et Tiamat, un dieu à l'image d'un serpent femelle ou d'un dragon qui personnifie les eaux salées où règne le chaos. Son alter ego et époux est Apsû, un dieu mâle personnifiant les abîmes d'eau douce coulant sous la terre. On retrouve ces deux concepts dans la cosmogonie mésopotamienne (le monde dans lequel coule de l'eau douce est surmonté d'un dôme d'eau sâlée).

Le jeune Marduk finit par tuer Tiamat et coupa son corps en deux. Il façonna les cieux avec son torse et la terre avec ses membres inférieurs. Selon la légende, de Tiamat naquit l'eau qui tombe des nuages et ses larmes formèrent la source du Tigre et de l'Euphrate. Ensuite Marduk s'installa sur le trône comme roi des dieux et créa les hommes. Le livre de la Genèse fait référence à Tiamat dans les touts premiers versets quand il évoque "l'abîme", mot dérivé du mot hébreu "tehom" (Genèse 1:2-3).

Dans l'Ancien Testament

Comme les autres mythologies et religions du Proche-Orient évoquées ci-dessus, le protojudaïsme n'avait à l'origine aucun réel concept décrivant un être suprême malveillant ou pervers ou une dualité opposant le Bien au Mal. Sa vision païenne du monde englobait de nombreux dieux, esprits et créatures mythologiques, mais ceux-ci faisaient tous partie d'une hiérarchie systématique.

Du Léviathan au dieu Môt

Dans le protojudaïsme, le chaos est représenté selon les traditions soit par un dragon marin (Hittites) soit par un monstre marin à plusieurs têtes hérité de la mythologie akkadienne appelé Léviathan ("liwjatan" en hébreu) ou Rahab (Psaumes 74:14 et 104:26, Isaïe 27:1, Job 3:8). Il est décrit au chapitre 41 du livre de Job avec les caractéristiques et attributs traditionnels du dragon : "Autour de ses dents habite la terreur. [...], des flammes jaillissent de sa bouche [...], une fumée sort de ses narines [...] C'est en vain qu'on l'attaque avec l'épée; La lance, le javelot, la cuirasse, ne servent à rien [...] Sous son ventre sont des pointes aiguës : On dirait une herse qu'il étend sur le limon. [...] Il regarde avec dédain tout ce qui est élevé, Il est le roi des plus fiers animaux" (Job 41:14-34).

A gauche, représentation du Léviathan sur un sceau-cylindrique akkadien (2300-2200 avant notre ère) exposé au Musée national irakien de Bagdad. Au centre, la Destruction du Léviathan (cf. Isaïe 27:1). Gravure de Gustave Doré réalisée en 1865. A droite, le Léviathan illustré dans la fresque du Jugement Dernier (Giudizio Universale) de Giacomo Rossignolo peinte vers 1555. Le dragon est décrit en détails dans le livre de Job 41.

Dans la mythologie ou protoreligion israélite Ougaritique de la geste ou "Cycle de Baal" (cf. la version anglaise) qui se développa en Syrie vers la première moitié du XIVe siècle avant notre ère, le dieu Môt représentait la mort par opposition à la fécondité de Baal, héros mythique et dieu de l'Orage. Môt contestait la souveraineté de Baal et demeurait dans le monde souterrain. Môt est décrit comme possédant une bouche énorme (qu'on retrouve aussi dans certaines illustrations du Léviathan comme ci-dessus) car il avale voracement les dieux et les hommes qui pénètrent dans son monde.

Selon la tradition, alors que Baal représentait la pluie fécondante, lorsque Môt était retenu dans les Enfers, la sécheresse sévissait dans le pays, signe de la victoire temporaire de la Mort. Cette mythologie qu'on retrouve chez les Cananéens voisins expliquait les périodes récurrentes de sécheresse au pays du Levant.

Rappelons que du temps des Hébreux à l'époque de Moïse (cf. le Veau d'or) puis au IIe siècle avant notre ère (cf. les rois Séleucides) Yahvé fut temporairement remplacé par Baal.

Le conflit entre Yahvé, qui remplaça Baal, et Môt est moins significatif dans la Bible hébraïque et il est difficile de dire si les références à Môt, dont le terme était synonyme de "mort", se réfère à la mythologie d'Ougarit ou ne représente que l'évolution d'une langue vivante. Dans tous les cas, Yahvé ne partage son pouvoir avec personne. Il fait déverser l'eau et la fait tarir, il irrigue et abreuve : "Il conduit les sources dans des torrents Qui coulent entre les montagnes. Elles abreuvent tous les animaux des champs; Les ânes sauvages y étanchent leur soif. [...] De sa haute demeure, il arrose les montagnes; La terre est rassasiée du fruit de tes oeuvres" (Psaume 104:10-11; 13).

Extrait de l'affiche du film politique "Leviathan" d'Andreï Zviaguintsev (2014).

Le mauvais esprit

Dans l'Antiquité, il y avait des esprits de bonne fortune et de mauvaise fortune, mais tous accomplissaient la volonté des dieux. Yahvé était le maître absolu de toute chose, bonnes et mauvaises, partout où les enfants d'Israël étaient concernés; les mauvais esprits accomplissaient les commandements de Yahvé, comme le mauvais esprit envoyé par Yahvé pour tourmenter Saül (1 Samuel 16:14) et l'esprit du mensonge envoyé séduire Achab (1 Rois 22) : "L'esprit de l'Eternel se retira de Saül, qui fut agité par un mauvais esprit venant de l'Eternel. Les serviteurs de Saül lui dirent: Voici, un mauvais esprit de Dieu t'agite." (1 Samuel 16:14-15). "Le roi d'Israël et Josaphat, roi de Juda, étaient assis chacun sur son trône[...] Et Michée dit [...] J'ai vu l'Eternel assis sur son trône, et toute l'armée des cieux se tenant auprès de lui, à sa droite et à sa gauche. Et l'Eternel dit: Qui séduira Achab, pour qu'il monte à Ramoth en Galaad et qu'il y périsse ? Ils répondirent l'un d'une manière, l'autre d'une autre. Et un esprit vint se présenter devant l'Eternel, et di t: Moi, je le séduirai. L'Eternel lui dit: Comment ? Je sortirai, répondit-il, et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes. L'Eternel dit : Tu le séduiras, et tu en viendras à bout; sors, et fais ainsi ! (1 Rois 22:10; 19-22). Notons qu'on peut s'étonner qu'à l'image des humains, Yahvé n'a visiblement pas la science infuse et organise des auditions dans sa salle du trône pour évaluer quel esprit aurait la meilleure idée pour vaincre le roi Achab !

Avant que le texte de la Torah (le Pentateuque) ne soit définitivement fixé, on constate que les écrits les plus anciens n'évoquent qu'à deux reprises des êtres célestes déchus mais ils ne sont jamais associés à Satan. Ces êtres éternels appelées "Grigori" furent envoyés par Yahvé pour surveiller les hommes mais séduits par "les filles des hommes, [ils les] prirent pour femme" dont ils eurent des fils qui devinrent "des hommes forts et de renom" appelés "nephilim" (Genèse 6:4 et Nombres 13:33) qu'on traduit généralement par "fils de Dieu" ou "ceux qui sont tombés" (la racine "nphl" signifiant "tomber" et la terminaison "im" étant un pluriel). Par cette faute, Dieu les condamna à mourir : "Mon esprit ne jugera plus l'homme pour ses fautes, car l'homme est fait de chair, et ses jours seront de cent vingt ans" (Genèse 6:3). Bien que Dieu regretta ensuite d'avoir créé l'homme et voulut les tuer tous, "Noé trouva grâce aux yeux de YHWH" (Genèse 6:8). Nous connaissons la suite.

Les noms de divinités spécifiques sont occasionnellement invoqués par Yahvé (par exemple Deutéronome 32:24), où il déclare que Jacob sera assailli par Mawat (Môt), Resheph et Qeteb, habituellement traduits par "faim", "peste" (ou "fièvre") et "destruction"[1]. Il n'y a pas de diable dans cette théologie, seulement Yahvé et les dieux inférieurs qui le servent.

Bien que les sources documentaires soient incomplètes et non identifiées, on suppose qu'il s'agit de contes mythologiques d'origine païenne probablement d'origine mésopotamienne. A peu de choses près, nous verrons que le christianisme a également exploité ce concept de héros surhumain mais ce n'est pas ce passage qui inspira les auteurs chrétiens mais plutôt les livres des Prophètes qui évoquent clairement les anges déchus, notamment Isaïe et Ézéchiel.

L'Accuseur dans le Tanakh

Dans le Tanakh ou Bible hébraïque, Satan n'est pas (encore) un personnage mais une fonction (satan) dont le but est d'éprouver l'authenticité de la foi quand il participe à l'assemblée des anges (livre de Job). Satan est évoqué dans de nombreux livres de la Bible hébraïque, généralement sous forme nominative (un nom commun ou un nom propre d'un personnage indéfini ou comme un ange déchu) mais également sous la forme d'un verbe. Ainsi, Satan est mentionné dans le livre des Nombres (vv.22:22 et 22:32), le premier livre des Chroniques (1 Chroniques 21:1), le livre de Zacharie (vv.3.1), le livre de Job (ch.1 et 2), le livre d'Isaïe (vv. 14:12-15), le livre d'Ézéchiel (vv. 28:14) et les Psaumes (vv.38, 71, 109).

Précisons que les livres de Job, Zacharie et le premier livre des Chroniques datent tous trois de la période perse postexilique ou plus récente. Ceci explique que l'imagerie biblique de Yahvé, sa salle du trône et son Conseil des sages dérivent de l'analogie avec les rois terrestres, le bureau de l'accusateur (une sorte d'espion et de procureur) ayant apparemment été inspiré des administrations de Babylone et des empires perses[2].

Le Capitaine de l'Armée de Dieu Apparaît à Josué (cf. Josué 5:13). Huile sur toile de 408x273 cm peinte par Ferdinand Bol vers 1662 exposée au Rijksmuseum, d'Amsterdam.

Si à certaines occasions Satan personnifie le côté négatif et la colère de Yahvé (1 Chroniques 21:1), en général il est difficile de dire s'il se situe au même niveau ou en dessous de Yahvé mais en tous cas il semble aussi puissant à la différence que Satan se place du "côté obscur" et ne pardonne jamais et n'est pas dépeint comme un adversaire de Dieu.

Dans les livres de Zacharie et de Job, l'Accusateur (c'est un titre, pas un nom) apparaît comme un membre du Conseil Divin de Yahvé et n'exerce que l'autorité qui lui a été conférée par Dieu : "Ni dans Job, ni dans Zacharie, l'Accusateur n'est une entité indépendante avec un pouvoir réel, sauf ce que Yahvé consent à lui donner. La figure provient donc du Conseil Divin et Satan représente l'un des 'fils de Dieu' qui reçoit un pouvoir croissant comme dans le Prologue de Job, où Yahvé lui a donné le contrôle sur une variété de forces négatives et hostiles dans le monde. Alors qu'une délimitation croissante des forces du mal ou de l'hostilité doit être discernée dans Zacharie 3, le Prologue de Job constitue le premier exemple dans la Bible hébraïque d'un tel pouvoir investi d'une personnalité négative. La personnification émergente des figures dans le Conseil Divin, à la fois positif et négatif, est une caractéristique majeure de l'écriture biblique exilique et postexilique, et le livre de Zacharie porte un témoignage indubitable de ce processus"[3].

Dans le livre de Zacharie, l'Accuseur apparaît sous les traits du Procureur public, portant des accusations contre le grand prêtre sacrificateur Josué (le successeur de Moïse). De l'autre côté de la salle d'audience se trouve l'avocat de Josué, l'Ange de Yahvé. Bien que nous ne sachions pas quelle est la position du procureur, Josué l'emporte et sa légitimité est confirmée par son sacerdoce et le Temple.

De même, dans le livre de Job, l'Accusateur tente de démontrer que Job n'est pas vraiment fidèle à Yahvé. Toutefois, comme Josué, finalement Job obtient gain de cause. Il est également instructif de voir comment le rédacteur des Chroniques modifia sa source (2 Samuel) pour présenter Satan comme un agent de Yahvé : "La colère de l'Eternel s'enflamma de nouveau contre Israël, et il excita David contre eux, en disant : Va, fais le dénombrement d'Israël et de Juda" (2 Samuel 24:1). "Satan se leva contre Israël, et il excita David à faire le dénombrement d'Israël" (1 Chroniques 21:1).

En bref, Satan est celui qui fait la sale besogne de Yahvé. On pourrait donc le considérer comme inférieur à Dieu et non pas comme son alter ego maléfique, ce qu'on appelle une hypostase de Dieu (de "Upostatis" signifiant "placer dessous").

En fait, comme nous l'avons dit, Yahvé est un dieu exclusif qui ne partage pas son trône et certainement pas avec un alter ego maléfique : le personnage du diable n'existe donc pas. En revanche, il existe l'idée ou l'esprit du mal et de la tentation appelée "satan".

Dans les Tamuds, Mishna et Sanhédrin

Les écrits rabbiniques de la Mishna qui transcrivent les traditions orales mentionnent rarement satan, que ce soit le nom commun ou le nom propre, car c'est une force démoniaque. En revanche, les Talmuds (V-IVe siècle avant notre) l'évoquent plus fréquemment sous la forme d'un être satanique.

Les sources rabbiniques identifient Satan avec le Serpent du jardin d'Eden (Sanhédrin 29a et Genèse 2:17, cf la version anglaise) et le tiennent aussi responsable de l'idolâtrie du Veau d'or (Shabbat 89a, cf. la version anglaise), de même que de la faute de David avec Bethsabée, l'épouse hittite de Salomon (Sanhédrin 107a). Satan est également cité pour avoir porté des accusations contre les Enfants d'Israël (Roch Hachana 16b).

Ensuite durant la période du second Temple, inspiré par la culture perse et le zoroastrisme (voir plus bas) et tout au long de l'époque hellénistique, le nom commun "satan" se transforme graduellement en "démon" comme dans le livre des Jubilés (vv.23:29) et le texte pseudépigraphique de l'Apocalypse de Moïse (vv.17:1). Il porte également des noms propres comme "Azazel" dans le livre d'Enoch (vv. 8:1-2), "Asmodée" dans le livre de Tobie ou encore "Bélial" dans certains rouleaux de la mer Morte, autant de traditions que nous allons examiner.

Autour du livre d'Enoch et des Jubilés

La période hellénistique a vu un intérêt croissant pour la littérature apocalyptique, en particulier dans le judaïsme mais aussi dans les religions grecque et perse. Selon l'exégète John J. Collins, spécialiste de l'Ancien Testament à la Yale Divinity School, "il s'agit d'un genre de littérature révélatrice avec un cadre narratif, dans lequel une révélation est médiatisée par un être surnaturel à un destinataire humain, révélant une réalité transcendante qui est à la fois temporelle, dans la mesure où elle envisage le salut eschatologique, et spatiale dans la mesure où elle implique un autre monde surnaturel"[4].

L'un des livres juifs sur l'apocalypse les plus anciens et les plus influents fut le livre d'Enoch, qui est une compilation de cinq œuvres distinctes. La section la plus ancienne, le "livre des Veilleurs" (1 Enoch 6 à 36), combine des éléments de la Bible (Genèse 6, cf. les influences judaïques dans le Nouveau Testament) et de la mythologie grecque pour raconter une histoire Prométhéenne dans laquelle les anges descendent sur terre pour prendre des femmes (1 Enoch 7) et transmettre des connaissances interdites à l'humanité : sorcellerie, enchantements, herboristerie, fabrication d'armes, bijoux et cosmétiques. Leurs liaisons avec les femmes humaines engendrent des Géants, une race maléfique ayant un corps physique et une âme immortelle. Dieu envoie un déluge pour les tuer, mais leurs âmes survivent et hantent la terre comme des esprits maléfiques. Les vigilants (les veilleurs) eux-mêmes sont emprisonnés sous la terre en attendant leur jugement.

Icône représentant Elie et Enoch datant du XVIIe.s. exposée au Musée Historique de Sanok en Pologne.

Ces histoires apocalyptiques n'étaient pas seulement des histoires fantastiques. Comme le mythe de Môt ou les livres des Prophètes bibliques, elles étaient des interprétations symboliques des situations et conflits politiques de l'époque et des convictions théologiques des auteurs et furent écrites par des groupes marginalisés. Tout comme les visions de Daniel concernent vraisemblablement l'oppression des juifs sous Antiochos IV Épiphane, le "livre des Veilleurs" aborde également les luttes de la vie quotidienne au IIe siècle avant notre ère dont peut-être comme le suggère Elaine Pagels, les conflits intra-juifs après la révolte des Maccabées[5]. Les rédacteurs du "livre des Veilleurs" considéraient beaucoup de leurs frères juifs comme des apostats ayant abandonné le pouvoir, d'où leur qualification d'anges déchus qui avaient abandonné Dieu et corrompu Israël.

Dans le "livre des Veilleurs" rédigé antérieurement à l'an 200 avant notre ère, les auteurs adaptent non seulement le chapitre 6 de la Genèse relatif à l'Arche de Noé, mais également des éléments de la titanomachie grecque, c'est-à-dire la guerre entre les dieux de l'Olympe et les Titans, qui se termine par l'emprisonnement des Titans dans la prison souterraine de Tartare (Tartaros, cf. 1 Enoch 20:2), et la gigantomachie, c'est-à-dire le mythe politique grecque opposant les Grecs civilisés aux géants (les Barbares). Le livre inverse ce dernier thème, en identifiant les rois hellénistiques avec les géants[6].

Un personnage du "livre des Veilleurs" qui pourrait être considéré comme Satan est l'un des chefs des vigilants nommé Asael ou Azazyel (1 Enoch 7.9). À un moment donné, il est accusé d'avoir introduit le péché dans le monde : "Tu as vu ce que Azazyel a fait ; comment il a enseigné aux hommes toute espèce d’iniquités" (1 Enoch 9:5). Cependant, il est lié jusqu'au jour de son jugement avec les autres vigilants et n'est plus libre d'agir comme un adversaire des humains (1 Enoch 10). Il ne peut donc pas être l'ange déchu de la tradition chrétienne ultérieure[7].

L'utilisation omniprésente du symbolisme et de l'allégorie a permis aux apocalypses de rester pertinentes longtemps après que leurs contextes originaux aient été oubliés. Comme le dit Collins : "En racontant l'histoire des Veilleurs plutôt que celle des diadochoi ou du sacerdoce, Enoch 1-36 devient un paradigme qui ne se limite pas à une situation historique, mais qui peut s'appliquer chaque fois qu'une situation analogue se présente"[8].

Une version différente de l'histoire d'Enoch est reprise dans le livre des Jubilés rédigé vers l'an 100 avant notre ère qui dépeint les vigilants sous un meilleur jour mais introduit un nouveau personnage semblable au diable : Mastema, le chef des mauvais esprits après le Déluge. À la demande de Noé, grâce au déluge Dieu nettoie la terre de la plupart des esprits qui l'affligeaient mais Mastema le persuade de lui en laisser dix pourcents sous son autorité afin de tenter l'humanité. À un moment donné, le rédacteur des Jubilés semble assimiler Mastema à Satan : "Et Mastema le chef des souffle vint et dit : YHWH Créateur, laisse certains d’entre eux demeurer devant moi et qu’ils écoutent ma voix et fasse tout ce que je leur dirai ; car si certains d’entre eux ne reste pas avec moi, je serais incapable d’exécuter le pouvoir de ma volonté sur les fils des hommes, car ceux-là sont pour la corruption et l’égarement devant mon jugement, car grande est la cruauté des fils des hommes" (Jubilés 10:11). Mais dans cette version des évènements, Mastema est un esprit maléfique, pas un ange déchu.

Le zoroastrisme

Après la période relativement courte d'occupation babylonienne (612 à 539 avant notre ère), la Palestine fut gouvernée pendant une longue période par l'Empire perse achéménide (539-332 avant notre ère) qui encouragea la construction du second du Temple de Jérusalem et la pratique du culte judaïque et fut considérée favorablement par les auteurs bibliques. Les relations étroites entre les Juifs et les Perses se poursuivirent pendant la période hellénistique (332-141 avant notre ère) du fait que l'Empire parthe resta étroitement lié politiquement et culturellement aux factions anti-romaines de Judée ainsi qu'aux juifs restés à Babylone.

La religion nationale des Perses était le zoroastrisme dont les contextes culturel et géographique étaient très différents des religions dominantes de la Palestine et de la Mésopotamie. Il a introduit des concepts tels que le monothéisme, un Dieu de bonté pure (Ahura Mazda signifiant "seigneur sage"), un "esprit destructeur" suprême nommé Ahriman qui s'opposait à Dieu, des hiérarchies d'anges bons et mauvais (ces derniers appelés "daevas") et l'idée d'une bataille eschatologique (relative à la fin des temps) avec un Jugement Dernier et une résurrection au Paradis (un mot persan). Ces doctrines, presque absentes de l'Ancien Testament canonique, commencent à trouver leur chemin dans les écrits juifs et chrétiens pendant les périodes hellénistique et romaine, en particulier au sein des mouvements sectaires apocalyptiques.

Un exemple emblématique de l'emprunt direct au zoroastrisme est le démon de la colère, Aešma-daeva (Aeshma-daeva) appelé Asmodée dans le livre deutérocanonique de Tobit (vv.3.8) et dans le Talmud, où il joue le rôle du malin voire du tricheur[9]. Il est également repris dans la littérature chrétienne dès le XIVe siècle par Sainte Françoise Romaine ainsi que dans le Lemegeton, un traité de magie datant du XVIIe siècle. Asmodée est aujourd'hui considéré par les catholiques les plus fervents comme un ange déchu instiguant les péchés de luxure.

Bélial et les manuscrits de la mer Morte

La secte juive associée aux manuscrits de la mer Morte poussa beaucoup plus loin l'idée d'un adversaire de Dieu, mettant au centre même de leur théologie une guerre cosmique entre les forces de Dieu et ses ennemis. La nature hautement dualiste des écrits tels que "La Règle de la Communauté" des Esséniens de Qumrân montre un degré élevé d'affinité avec les doctrines d'une secte zoroastrienne appelée les Zervanites (Zurvanites). Ils parlent d'un Prince de Lumière qui conduit les Fils de la Lumière et d'un Ange des Ténèbres qui conduit les méchants.

La Chute des Anges Rebelles peinte par Pierre Bruegel l'Ancien vers 1562. Huile sur bois de 117x162 cm expose aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles. Le personnage central est l'archange Michel (cf. Apocalypse 12:7).

Le célèbre "Rouleau de la Guerre" rédigé à la fin du IIe siècle décrit en détail la bataille apocalyptique finale entre les Fils de la Lumière et les Fils des Ténèbres et nomme Michel (le futur archange chrétien) et Bélial comme les chefs respectifs de la Lumière et des Ténèbres. Il est fortement influencé par les idées persanes, comme l'a souligné Collins : "Le cours de la guerre est maintenant mesuré en sept phases, avec les forces de la lumière et de l'obscurité qui dominent à tour de rôle, jusqu'à ce que Dieu intervienne de manière décisive dans la dernière période. Cette division équilibrée, l'imagerie de la lumière et des ténèbres, et les rôles opposés de Michel et de Bélial comme adversaires bien assortis sous Dieu, suggèrent tous que la Règle de Guerre de Qumrân a été influencée par le dualisme perse.[...] la division de l'histoire en périodes et le dualisme de la lumière et des ténèbres sont bien attestés dans la tradition perse. Le plus important pour notre propos est le motif d'un conflit équilibré entre la lumière et les ténèbres, qui n'a aucun rôle dans la religion traditionnelle israélite"[10].

Des thèmes similaires sont repris dans "L'Hymne d'Action de Grâce" des Esséniens et Bélial apparaît fréquemment dans les manuscrits de la mer Morte comme le chef des forces des ténèbres. "Satan" se manifeste dans quelques rouleaux comme un synonyme de Bélial, mais il est beaucoup moins commun.

Notons cependant que l'Ange des Ténèbres (Bélial) est explicitement décrit dans la "Règle de la Communauté" comme une création intentionnelle de Dieu. Selon les Esséniens, le Mal reste une partie du dualisme cosmique institué par Dieu avec un rôle actif à jouer malgré son opposition apparente avec Dieu et les juifs justes. Bélial n'est pas "tombé" du ciel comme Satan mais joue le rôle pour lequel il a été créé.

Béliar et les Testaments des Douze Patriarches

Béliar, une variante de Bélial, apparaît comme le tentateur de l'humanité dans les écrits apocryphes juifs datant à peu près de la même époque que les rouleaux de la mer Morte, mais il appartient à une communauté différente (probablement de Syrie ou d'Alexandrie). Les Testaments des Douze Patriarches (T12P) qui nous sont parvenus en version grecque furent rédigés entre le IIe siècle avant notre ère et le Ier siècle de notre ère. Ils décrivent deux voies que les gens peuvent suivre, celle de la Vérité et celle de l'Erreur, avec les anges de Dieu d'un côté et les esprits de Béliar de l'autre. La plupart du temps, les esprits de Béliar semblent être des métaphores des faiblesses humaines. Les esprits de Béliar sont quelque peu limités en puissance et n'ont aucun emprise sur les pieux (T.Issachar 3:1-6). Le Patriarche Nephtali montre une conscience de la chute de la tradition des Veilleurs (T.Nephtali 3:5) mais ne les assimile pas à Béliar ni ne décrit jamais les esprits de Béliar comme des "anges". Toutefois, Béliar est parfois associé à Diabolos (le diable) et Satan.

Rappelons comme nous l'avons évoqué à propos des influences judaïques dans le Nouveau Testament que certains versets des T12P ont inspiré certains auteurs des Épîtres (mais aucun passage qu'ils ont adapté ne fait allusion au démon).

Deuxième partie

Satan dans le Nouveau Testament

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[1] Wyatt, DDD, p673.

[2] Meyers, p184.

[3] Meyers, p184.

[4] Collins, 1979, p9.

[5] Pagels, 1991.

[6] Portier-Young, p44.

[7] Wright, 2005, p158.

[8] Collins, 1984, p127.

[9] Hutter, DDD, p106ff.

[10] Collins, 1998, pp.169-170.


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