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La Bible face à la critique historique

La source "Q" (I)

Chacun peut constater que l'Évangile selon Matthieu et l'Évangile selon Luc pourtant rédigés séparément contiennent de nombreux passages communs (avec les mêmes faits et les mêmes anecdotes sur Jésus parfois rapportés mot pour mot et dans le même ordre, ce qu'on appelle des "doublets") qu'on ne retrouve pas dans l'Évangile selon Marc ni dans l'Évangile selon Jean. De plus, ces passages communs ne sont pas inspirés de l'Ancien Testament comme le sont de nombreux autres récits évangéliques.

Grâce aux outils de la philologie, la critique textuelle fut d'une aide précieuse pour déterminer les contributions exactes de chaque auteur et les passages qu'ils avaient en commun. Ainsi, l'analyse du style et des éléments narratifs des trois Évangiles synoptiques et leur comparaison avec d'autres textes apostoliques et les textes traditionnels montre qu'ils contiennent chacun deux ou quatre contenus de sources différentes en proportion variable selon les auteurs. Concernant les passages communs, 25% de l'Évangile selon Matthieu et 23% de l'Évangile selon Luc sont pratiquement identiques. C'est ce qu'on appelle le "problème synoptique". On y reviendra à propos de la constitution du canon du Nouveau Testament.

Pour expliquer ces "coïncidences" textuelles, dans le cadre de l'hypothèse documentaire, il y a plusieurs siècles les exégètes allemands ont suggéré qu'une seconde source appelée "Q" (de "quelle" signifiant "source" en allemand) aurait recueilli les paroles de Jésus dans un premier document hypothétique qu'on nomma "Logia" (signifiant paroles en grec) également appelé à tord l'évangile Q. Bien que perdu, c'est cette source "Q" hypothétique précurseur qu'aurait consulté Matthieu et Luc.

Peut-on reconstruire la source "Q" ?

Avant de commencer toute recherche, c'est effectivement la première question qu'il faut se poser, ce qui mettra déjà en évidence les limites de cette recherche et les éventuels pièges d'une telle analyse. Si les exégètes acceptent la théorie des deux ou des quatre sources, ce n'est pas pour autant qu'ils reconnaissent l'existence d'un document "Q", certains préférant le remplacer par une tradition orale. Si en théorie c'est plausible, en pratique cette hypothèse pose quelques problèmes à savoir qu'un récit oral se déforme à mesure qu'il est transmis de bouche à oreille (cf. le jeu du téléphone). Aujourd'hui, on dirait que l'intégrité de l'information (des données) n'est pas garantie, posant un problème d'authentification. Or les commentaires communs entre Matthieu et Luc sont parfois identiques, ce qui est peu probable lorsque deux rédacteurs indépendants mettent par écrit une tradition orale.

Parmi les rares exégètes opposés au document écrit, il y a feu le théologien luthérien Martin Hengel[1] (1926-2009) pour lequel "il n’y a aucun moyen de faire une reconstruction directe de « Q »", affirmant que ce matériel pourrait provenir de diverses collections que Matthieu et Luc auraient consulté. Le théologien britannique James D.G. Dunn[2] partage son point de vue. Il soutient que Matthieu et Luc disposaient d'une source orale et non littéraire et par conséquent "toute tentative de définir la complète amplitude et les limites de Q est vouée à l’échec". Mais aucun des deux théologiens n'a jamais prouvé ce qu'il avançait, ce qui ne semble pas les tracasser, sans doute habitués à ne pas critiquer la Bible !

Nous verrons à propos de la constitution du canon du Nouveau Testament qu'en 2017 Paul S. Stein a publié une thèse de Master intitulée "Is Q Necessary?" dans laquelle il conclut également que "Q n'est pas un postulat nécessaire" mais il reconnaît que sa théorie n'explique pas les accord mineurs entre Matthieu et Luc contre Marc qui sont pourtant au coeur du problème.

Mais à part ces idées "discordantes" par rapport à la norme, tous les exégètes sont d'avis qu'il existe un "Q minimum" écrit reprenant le matériel partagé entre Matthieu et Luc et c'est donc à partir de ce postulat que nous allons décrire les différentes études sur la source "Q".

Rappel historique

Le texte hypothétique de la source "Q" fut reconstitué à partir des péricopes identiques ou similaires dans les Évangiles de Matthieu et de Luc. La reconnaissance de "Q" naquit au XVIIIe siècle au sein de l'école luthérienne allemande qui assura la plus grande partie du travail d'extraction de la source "Q". Le pionnier fut le théologien et historien luthérien allemand d'origine russe Adolf von Harnack qui reconstitua dans son  livre "Sprüche und Reden Jesu" publié en 1907 (traduit en anglais par John R. Wilkinson dans "The Saying of Jesus") la source "Q" principalement sur base du texte de Matthieu. Harnack identifia 195 versets dont 103 versets incertains. Son travail resta en l'état jusqu'à 1977 et les travaux d'Athanasius Polag qui identifia 285 versets dans son livre "Fragmenta Q" rédigé en allemand.

Extrait de "The Critical Edition of Q" de James M. Robinson et al. (2000).

Ensuite, l'étude du problème synoptique s'est graduellement déplacée de l'Allemagne vers les États-Unis où les exégètes et les biblistes ont aujourd'hui l'hégémonie de la recherche sur "Q", épaulés par une poignée de théologiens canadiens ainsi que quelques biblistes européens (belges, français, helvétiques, britanniques) et des membres de l'école biblique et archéologique de Jérusalem. Le lecteur ne sera donc pas surpris d'apprendre que nos références sont essentiellement anglo-saxonnes.

L'oeuvre la plus importante a été "The Critical Edition of Q" (2000) de James M. Robinson, Paul Hoffman et John S. Kloppenborg. Ce livre de 558 pages existe également en version abrégée de 184 pages sans les commentaires critiques[3]. L'histoire de ce livre s'est étalée sur près de 20 ans. En effet, c'est le résultat des recherches de l'"International Q Project" (IQSP) lancé en 1983 par Robinson en collaboration avec la Society of Biblical Literature qui édite le "Journal of Biblical Literature" (JBL) depuis 1890. Plus de 40 spécialistes de la source "Q" ont participé à ce projet et ont notamment exploité des méthodes d'analyses empruntées aux papyrologues. Les résultats furent publiés et fur et à mesure des découvertes dans le "JBL" puis résumés dans la "Critical Edition". Comme on le voit à gauche, l'ouvrage se résume presque à des tableaux multilingues (grec-anglais, grec-allemand-francais, grec-anglais-français) comparant les différents versets dans leur langage originale mais qui ne sont pas systématiquement traduits en français. Ceci dit, arrivé à ce stade d'érudition, on présume que le lecteur comprend l'anglais et le grec ancien, sans quoi l'étude a beaucoup moins d'intérêt.

Puis, en 2005 Harry T. Fleddermann publia "Q : a Reconstruction and Commentary", une étude de 995 pages. En résumé, il considère que le texte de "Q" forme une unité littéraire, s'écartant ainsi des conclusions d'autres théologiens comme Migaku Sato auteur de "Q und Prophetie" (1988) ou de Dale C.Allison coauteur de "Matthew 1-7" (1989/2004) et "Matthew 8-20" (2001). On y reviendra.

Depuis de cette époque, il n'y a plus eu d'études aussi approfondies comme si le sujet était épuisé, juste la publication de livres de vulgarisations ainsi que d'articles scientifiques et de vulgarisation. par des exégètes dont récemment la thèse "Is Q Necessary?" (PDF) précitée.

Langue

En admettant que la source "Q" est un document et non une tradition orale, en quelle langue fut-il écrit ? En 1987, dans son livre "The Formation of Q", John S. Kloppenborg approcha l'idée que la source "Q" aurait pu être écrite en araméen et bien qu'il en parla à nouveau en 2000, il ne formula jamais sa thèse alors que Maurice Casey en fit la thèse centrale son livre "An Aramaic Approach to Q" publié en 2002. Dans tous les cas, aucun spécialiste n'a jamais prouvé que la source "Q" fut rédigée en araméen et jusqu'à preuve du contraire cette théorie n'est pas fondée.

En revanche, en comparant le texte reconstruit de la source "Q" avec ceux de Matthieu et Luc (par exemple le récit de la tentation dans le désert en Matthieu 4:1-11 et Luc 4:1-13), il est identique au texte retranscrit dans la Septante dans sa version du IIIe siècle. Cela démontre que texte de la source "Q" n'a pas été traduit d'une langue étrangère mais fut directement écrit en grec. Ceci se confirme également dans la péricope de la guérison du fils du centurion romain  (Matthieu 8:5-10; Luc 7:1-10). Le texte extrait de la source "Q" est écrit en grec car le centurion n'aurait jamais pu s'exprimer en araméen ni même en hébreu. Ces rédacteurs qui comme nous le verrons étaient probablement Galiléens ont soit reçu une éducation grecque soit ont appris le grec du fait qu'ils participaient à l'administration publique comme le propose Giovanni Bazzana dans son livre "Kingdom of Bureaucracy" (2014). On reviendra sur la langue de rédaction des Évangiles à propos de la constitution du canon et ce qu'il faut en conclure.

Date de rédaction

Etant donné que le texte éventuel se limite aux logia, sans autre référence à des évènements ou des personnages historiques que quelques noms propres mais très peu relatifs à des personnes ou évènements connus, le texte hypothétique est difficile à dater. On peut juste supposer qu'il fut rédigé au plus tôt pendant le ministère de Jésus (30-33) et au plus tard quelques années avant la rédaction des Évangiles selon Matthieu (70-90) et selon Luc (70-85). Bien que le sujet soit toujours débattu, le texte a peut-être précédé l'Évangile selon Marc (avant 68/70), ce qui fixe la période de rédaction entre environ 30 et 70. Certains exégètes proposent que la phrase "elle est laissée à l'abandon, votre maison" (Q 13:35) fait allusion à prise du Temple de Jérusalem (70) mais d'autres y voient plutôt l'ascension du Christ (~33), ce qui montre toute la difficulté de l'excercice. Si la référence au Temple est exacte, alors le texte de la source "Q" aurait été rédigé vers l'an 70.

Plan des logia

Que sait-on aujourd'hui du texte de la source "Q" ? Les logia forment une suite de paroles a priori prononcées par Jésus sans introduction ni conclusion et dans un style très sommaire, comme un journaliste prendrait note de commentaires au vol. Elles reprennent en gros les chapitres de Luc 3 à 22 et Matthieu 3 à 25, ce qui, rappelons-le, représente à peine un quart de leur Évangile respectif (les 75% restants provenant probablement de trois autres sources).

Exemples de versets communs (en rouge) entre les Évangiles selon Matthieu et selon Luc (à propos des "races de vipères" comme Jésus appelle les gens sans morale venant se faire baptiser). Extrait du Nouveau Testament publié en 1894 édité avec Sriverner.

Au fil des analyses, certains versets ont été écartés (par ex. Luc 6:24-26; 10:25-28; 22:29, Matthieu 5:38-39a; 8:18; 24:17-18, etc) car de l'avis général il s'agit de coïncidences.

Selon l'inventaire dressé par Kloppenborg dans son livre "Excavating Q" (2000), l'ensemble des logia représente 230 versets. Une analyse plus récente précise qu'il y a 214 versets d'origine pratiquement certaine auxquels s'ajoutent 95 versets dont l'origine est incertaine. Si on se base sur la version française des logia transcrites par Kloppenborg, il y a 241 versets dont une poignée incertains.

Au total, selon la "Critical Edition" cela représente environ 4500 mots en grec (et 4807 en anglais et 5411 en français) dont 2400 sont "verbatim" comme disent les Anglo-saxons et les exégètes, c'est-à-dire identiques et placés dans les mêmes phrases chez Matthieu et chez Luc. Ces logia coïncident presque totalement dans certains versets comme par exemple Luc 16:13 et Matthieu 6:24 (98%) ou Luc 11:24-26 et Matthieu 12:43-45 (93%).

En résumé car certaines logia de la source "Q" se limitent à une phrase voire un mot, le texte hypothétique commence par se situer dans "la région du Jourdain". Il débute par les prédications de Jean mais ne cite pas son patronyme (le Baptiste), puis évoque le baptême de Jésus, la tentation dans le désert, les Béatitudes, le renoncement, la paille et la poutre, la guérison du fils du centurion, la mission des disciples, le malheur aux villes de Galilée, la prière du Notre Père, le signe de Jonas, un exorcisme contre Béelzéboul, le malheur aux Pharisiens et aux exégètes de la Loi, le jugement de la Sagesse, la survie de l'âme, la Géhenne, l'Esprit-Saint, les trésors dans le ciel, le fils de l'Homme, le Jugement, le royaume de Dieu, le pardon et finit par l'invitation de Jésus à ses fidèles "pour juger les douze tribus d'Israël".

Ces logia furent retranscrites dans les Évangiles où on constate que Luc est plus respectueux du texte de la source "Q" que Matthieu, ce dernier ayant tendance à choisir les mots qui lui conviennent pour agrémenter son récit sans trop se soucier du style. En revanche Luc est plus rigoureux. Il n'extrait pas de mots ou de phrases par ci par là de la source "Q" mais des blocs entiers, alternant par thème son propre récit avec les logia. C'est pour cette raison que la plupart des exégètes ont numéroté les versets de la source "Q" par référence au texte de Luc (par ex. "Q 3:2" correspond au verset de "Luc 3:2", etc), ce qui explique sa préséance sur Matthieu dans toute la littérature décrivant ce sujet.

Notons que les logia de la source "Q" référencées dans cet article sont disponibles en français dans le lien ci-dessous ainsi que dans l'ouvrage "L'Evangile inconnu. La source des paroles de Jésus (Q)" (2006) parmi d'autres.

A lire : Reconstruction du texte de la source "Q"

Les logia où la source des paroles de Jésus

Que racontent les logia ? Bien qu'il soit impossible de résumer en quelques pages l'ensemble des deux cents et quelques logia dont vous trouverez le détail dans l'ouvrage précité, nous pouvons décrire leurs thèmes généraux. Chacun de nous connaît très bien un passage des Évangiles écrit par la source "Q", c'est la prière du "Notre Père" (le Pater) demandée par un disciple à Jésus. "Il leur dit: Quand vous priez, dites : Père! Que ton Nom soit sanctifié, que ton Règne vienne. Donne-nous chaque jour notre pain quotidien, pardonne-nous nos péchés, comme nous pardonnons à quiconque nous offense, et ne nous soumets pas à la tentation". Matthieu l'a recopiée et ajouta au début "Notre Père qui es dans les cieux" et à la fin "mais délivre-nous du Mal. Car c'est à toi qu'appartiennent, dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire. Amen !" (Matthieu 6:9-13).

Dans la source "Q" le texte est le suivant : "Père, Que ton nom soit sanctifié; Que ton règne vienne. Notre pain pour ce jour, donne-le-nous aujourd'hui ; Et remets-nous nos dettes, comme nous aussi les avons remises à nos débiteurs ; Et ne nous entraîne pas dans l'épreuve" (Q 11:2b-3), la traduction pouvant varier d'un traducteur à l'autre.

Plus étonnant, la source "Q" se démarque du Nouveau Testament par son absence des thèmes théologique et eschatologique comme s'ils n'avaient jamais existé. Jamais la source "Q" ne décrit Jésus tel un Dieu mais bien au contraire comme un homme ordinaire, un prêcheur doté d'une grande sagesse et à l'occasion un guérisseur des âmes (et non des corps). Contrairement à ce que prétendent les auteurs apostoliques, selon la source "Q" Jésus n'a fait qu'un seul miracle en guérissant à distance le fils du centurion précité (Q 7:1; 7:3; 7:6b-9).

En revanche, Jésus envoya ses 72 disciples sans un sous et sans gîte enseigner sa doctrine et réaliser des guérisons (Q 10:4-9). N'étant pas médecins, on peut douter qu'ils fussent capables de guérir qui que ce soit au sens propre. En effet, quand Jésus guérit le fils du centurion, il guérit un païen, ce qui donne tout son sens à son action. En réalité, Jésus n'a probablement pas guéri cet enfant d'une maladie. Comme lorsqu'il évoque les persécutions des prédicateurs (Q 6:22-34), Jésus en parle au second degré ayant bien conscience que son discours était parfois rejeté par la population et le clergé (Q 10:10-12), raison pour laquelle il n'a pas hésité à maudire certaines villages (Q 10:13-15) et préféra se détourner de ses compatriotes pour convertir des païens. Par conséquent, les guérisons dont il parle font allusion à une guérison spirituelle de l'âme. Nous verrons à propos des miracles que c'était d'ailleurs de cette façon que tous les peuples méditerranéens de l'Antiquité interprétaient les maladies : ils croyaient que la maladie était d'origine divine (imposée comme châtiment par Dieu ou par Satan pour les possédés) et que la guérison devait par conséquent également venir de Dieu, d'où les invocations à Dieu (ou aux dieux et aux esprits) quand une personne était malade.

C'est dans le même sens qu'il faut interpréter l'accès au royaume de Dieu évoqué dans la source "Q" et repris en coeur par tous les disciples de Jésus (Q 16:16; 17:20-21). Comme le lien entre la guérison et Dieu, le royaume annoncé par Jésus est une métaphore représentant la réconciliation entre les hommes et Dieu après une période de "maladie" contractée par Satan et les démons (Q 11:14-15; 17-20) dépositaires de toutes les possessions, humeurs noires, vices et tentations.

Nous verrons à propos des sous-entendus évoqués par Jésus que selon Jésus l'accès au royaume de Dieu est une promesse conditionnelle et donc sans garantie faite par le Père à ses fidèles, plus précisément à la portée des pauvres et des persécutés notamment, c'est-à-dire les fidèles capables de délaisser leurs biens, leurs relations et tout jugement de valeur qu'ils remplacent par la prière, la miséricorde et l'amour. Ce royaume est donc une allégorie d'un style de vie dévoué à Dieu, un moyen d'existence peut-être idéal ou utopique pour certains permettant de dévoiler la manière dont Dieu se révèle à celui qui veut bien se donner la peine de suivre l'enseignement de Jésus.

Apparemment ce royaume est sur terre caché en chacun de nous mais étant donné qu'il s'agit d'une promesse conditionnelle, elle dépend d'un jugement. Etant donné que Dieu n'a jamais jugé des hommes de leur vivant (sauf dans l'Ancien Testament), c'est donc une promesse valable pour le futur. Quand ? Jésus n'en dit rien. Mais on peut en déduire que ce royaume ne serait pas accessible du vivant du fidèle.

Si l'explication est confuse, il faut bien reconnaître que le concept a toujours été difficile à cerner car Jésus n'a jamais été très explicite sur le sujet et s'est aussi contredit, rendant le concept très paradoxal.

On ne sera donc pas surpris que dans la source "Q", l'accès au royaume de Dieu est également très compliqué car les logia se contredisent. Le royaume de Dieu est en chacun de nous (Q 17:20-21), à la fois visible et enfoui (Q 13:19-21; 17:20). Si à l'occasion ce royaume est caché et inaccessible (Q 11:53; 12:31; 13:38; 16:16), en tous cas il se prépare ici bas comme on prépare la moisson ou une farine fermentée (Q 13:18-21). Mais Jésus prévient que "les premiers seront les derniers" (Q 13:30) et que la plupart des fidèles seront "chassés dans les ténèbres du dehors" (Q 13:28).

Notons que ce royaume de Dieu est également affirmé dans l'Évangile selon Thomas qui dit que "le royaume, il est à l'intérieur de vous et à l'extérieur de vous" (E.Thomas 3:3).

Dans ce logion Jésus n'évoque pas un lien entre l'âme et Dieu comme le fait l'Église. En revanche, dans un autre logion Jésus sous-entend que l'âme doit être préservée mais il ne dit pas pourquoi. Vu le sens de son enseignement, on peut deviner que c'est dans le cadre de la venue du royaume de Dieu ou en préparation de la vie éternelle. Jésus dit : "Et ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent pas tuer l'âme. Craignez en revanche celui qui peut détruire l'âme et le corps dans la Géhenne" (Q 12:4-5). Encore une fois, nous sommes au second degré, dans une interprétation spirituelle sachant que la Géhenne est un lieu de purification sorti tout droit de la théologie hébraïque. On y reviendra.

Selon la source "Q", Jésus ne demande pas qu'on le prenne pour le Maître (Q 6:46, que certains traduisent par Seigneur) ni de croire en lui comme on croit en un Dieu comme le prétend l'Église à travers la profession de Foi. Au contraire, même lors de sa tentation dans le désert Jésus dit à Satan : "Il est écrit : Devant le Seigneur ton Dieu prosterne-toi et à lui seul rend un culte" (Q 4:12). Jésus demande simplement qu'on mettre ses paroles en pratique tel un "pauvre" libéré de ses richesses et renonçant à la vengeance pour l'amour de ses ennemis en attendant le Jugement Dernier et la venue du royaume de Dieu (Q 6:20-21 qu'on retrouve dans les Béatitudes).

Jésus n'évoque pas d'autre "résurrection" que celle d'une renaissance spirituelle. Mais comme le dit la source "Q", s'opposant à l'hypocrisie des Pharisiens et des Légistes (Q 11:39-48), il était prévisible que Jésus à l'instar de nombreux prophètes (Q 6:22-23) allait être condamné à mort pour ses blasphèmes et s'être soulevé contre le haut clergé, garant de l'orthodoxie.

De toute évidence, la source "Q" s'oppose à l'enseignement de Paul parmi d'autres guides et théologiens. Ce n'est pas la résurrection du Christ et le salut qui sont essentiels, d'ailleurs elle n'en parle pas, mais le message de Jésus demandant à ses fidèles de mettre ses paroles en pratique, ce qu'on appelle l'orthopraxie, un concept que Paul et l'Église ont superbement effacé au profit de l'orthodoxie, la foi en Dieu, même si la compassion et l'aide aux plus faibles font aussi partie de leur mission humanitaire.

Deuxième partie

Strates littéraires et composition en étapes

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[1] Martin Hengel , "The Four Gospels and the One Gospel of Jesus Christ", SCM Press, 2000, p206.

[3] s/dir James McConkey Robinson et al., "The Critical Edition of Q" (A Synopsis Including the Gospels of Matthew and Luke, Mark and Thomas With English, German and French Translations of Q and Thomas), Augsburg Fortress/Peeters, 2000 (588 pages). Une édition simplifiée de 184 pages sans les commentaires critiques fut également publiée, s/dir James McConkey Robinson et al., "The Sayings Gospel Q in Greek and English" (English and Greek Edition), Augsburg Fortress, 2002.


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