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La Bible face à la critique historique

Bible de Gutenberg en un volume imprimée sur papier vers 1455 ouverte sur la page des Psaumes (v292v-293r). Elle est exposée à la Bibliothèque du Musée Morgan de New York.

La constitution des livres canoniques (I)

Le terme "canon" vient du mot grec "kanôn" signifiant "tuyau de bois" (comme le roseau), "règle" ou "mesure" et par extension le règlement, la norme. Aussi, par "canon" l'Église désigne les textes faisant autorité et donc considérés comme "officiels" en terme de foi et de pratique religieuse. C'est l'évêque Athanase d'Alexandrie (fl. 296-373), représentant de l'Église copte orthodoxe, qui fut le premier Père de l'Église à utiliser ce terme dans ce sens.

Les textes canoniques ne sont pas propres à l'Église. On trouve des textes canoniques en Mésopotamie et en Égypte où les auteurs prétendent également avoir eu des révélations inspirées par Dieu au cours de rêves et de visions. Comme nous verrons à propos des doctrines et des textes gnostiques, des mouvements "hérétiques" comme les qualifia l'Église ont également proposé leur propre canon jusqu'à réinterpréter les Écritures ou écrire leurs propres livres sacrés.

De la tradition orale à l'écrit

A l'aube de la transmission du savoir et avant même la naissance de l'écriture, les accords entre chefs d'États, politiciens, commerçants ou parties civiles étaient verbaux et tout au mieux formalisés par l'échange d'objets sacrés ou d'une marque dans un objet attestant le pacte. A défaut de trace formelle écrite, c'est par la tradition orale qui se transmettait ce savoir de bouche à oreille et de proche en proche de génération en génération. L'inconvénient de cette méthode est que la parole s'oublie, sciemment ou non, les témoins disparaissent, et à force d'être répétée et interprétée, le sens original s'altère au fil des générations (cf. le jeu du téléphone). C'est le cas typique des traditions orales dont on ne sait plus très bien aujourd'hui si elles contiennent des faits authentiques, des interprétations ou des légendes.

Pour éviter ce problème d'interprétation et s'assurer que les pactes, les lois et les jugements notamment étaient bien conformes aux originaux, très tôt dans l'Histoire ces documents sacrés et profanes furent transposés sur des tablettes d'argile ou des manuscrits en papyrus ou parchemins (peaux de chèvre ou de vache). Les documents sacrés ainsi que les pactes entre nations étaient ensuite déposés dans des temples dédiés aux dieux, sous la garde de prêtres. Ces documents étaient également soigneusement recopiés, un exemplaire étant conservé dans le temple de chaque souverain.

Mais il ne suffit pas de coucher par écrit ces traditions orales pour affirmer qu'elles sont authentiques car quelqu'un de bien introduit mais malintentionné peut très bien rédiger un faux ou amender un texte existant. La fiabilité de ces textes issus de la tradition orale est donc toute relative et souvent compromise.

Pour réduire le risque d'altération et de fraude tout en rappelant aux parties ses droits et ses devoirs, les textes sacrés étaient régulièrement relus devant l'assemblée. Toute atteinte à l'intégrité ou toute modification de ces documents était synonyme de malédiction (cf. la réaction du roi Josias quand il apprit la "découverte" d'un livre de la Loi abandonné dans un chantier du Temple).

Voyons le cas particulier de la Bible en commençant par la bible hébraïque et son évolution chrétienne à travers le canon de l'Ancien Testament. Nous verrons ensuite l'élaboration du canon du Nouveau Testament.

Soulignons avant de commencer que les exégètes et les historiens bibliques n'ont pas la prétention d'avoir la science infuse et qu'ils connaîtraient mieux que personne comment et par qui fut rédigée la Bible. Aussi, les théories que nous allons décrire sont essentiellement des hypothèses de travail, parfois soutenues par quelques indices, mais en aucun cas ces spécialistes n'ont la prétention d'affirmer que leur théorie est plus proche de la vérité historique qu'une autre. Le meilleur exemple est que je ne me rappelle même plus moi-même de la séquence de rédaction du livre que j'ai publié en 2005. A fortiori, ne demandez pas à un exégète de décrire le plan de rédaction d'un ouvrage collectif écrit il y a 2000 ans !

Le canon de la bible hébraïque

Selon la tradition de la bible hébraïque, à l'époque de l'Exode, la Loi de Moïse était conservée dans l'Arche d'alliance et placée dans le tabernacle. Ensuite, lorsque la bible hébraïque fut achevée et le Temple construit, les textes sacrés furent conservés dans le Saint des Saints, au coeur du temple de Jérusalem. La Torah précise que ces documents étaient fidèlement copiés, sans modification (Deutéronome 4:2, 13:1) et lus publiquement tous les 7 ans (Deutéronome 31:10-13).

Pour le haut clergé juif, un texte canonique de la bible hébraïque doit répondre à un seul critère : avoir été écrit par un prophète israélite parlant au nom de Yahvé, autrement dit inspiré par Dieu. C'est l'accomplissement de ses prophéties à court terme qui fondait son authenticité dans l'esprit de ses contemporains. Un cas typique est la prophétie de Jérémie qui selon la Bible annonça la mort du prophète Hanania dans l'année (car il avait trompé le peuple) et qui effectivement "mourut le septième mois de cette année-là" (Jérémie 28:15-17).

Pour asseoir leur autorité, les prophètes ont pris l'habitude de citer leurs aïeux (par exemple Jérémie 26:18 cite Michée 3:12, Daniel 9:2 renvoie à Jérémie 25:11-12, etc.). Dans ses "Antiquités Judaïques" (93), l'historien d'origine juive Flavius Josèphe, ancien prêtre et pharisien, confirme que cette paternité était essentielle pour qu'un livre sacré soit inclus dans le canon hébraïque. Par conséquent, le canon de l'Ancien Testament s'arrête avec l'activité du dernier prophète, Malachie, vers le Ve siècle avant notre ère, du moins en théorie.

Notons que si des auteurs non-chrétiens qualifient parfois Jean le Baptiste et Jésus de "prophètes", au sens propre hébraïque il s'agit de prédicateurs apocalyptiques, c'est-à-dire de prêcheurs et guides spirituels porteur d'un message apocalyptique. Il ne s'agit pas de prophètes car aux yeux des juifs leurs prophéties ne se sont pas réalisées.

Mais comme nous l'avons expliqué à propos de la datation des livres de l'Ancien Testament visiblement la définition du canon a souffert d'un manque d'éthique. En effet, certains prêtres et laïques zélés ont ajouté plusieurs siècles plus tard de nouveaux textes aux anciens rouleaux y compris aux livres des Prophètes comme par exemple à celui d'Isaïe et de Daniel, rendant l'authenticité de leurs "prophéties" tout à fait caduque (ce qui n'empêchent pas les plus crédules de les croire mot à mot). Ces livres anonymes écrits à plusieurs mains et comprenant des passages tardifs sont appelés des pseudépigraphes (littéralement "écrits sous un faux nom").

Le Tanakh

La bible hébraïque est appelée Tanakh en hébreu, l'acronyme des mots Torah (la Loi ou Pentateuque qui constitue le coeur du judaïsme, symbole T), Nevi'im (les Prophètes, symbole N) et Ketouvim (les autres Ecrits, symbole K).

Comme son nom l'indique, le Pentateuque (la Torah) comprend cinq livres désignés par leur incipit, c'est-à-dire le premier mot de l'oeuvre[1]. Ainsi, le premier livre s'appelle Bereshit (c'est-à-dire "Au Commencement", la Genèse) qui est le premier mot de la Bible : "Au commencement Dieu créa le ciel...". Viennent ensuite Shemot (c'est-à-dire "les noms", l'Exode), Vayikra (c'est-à-dire "et il appela", le Lévitique), Bemidbar (dérivé à tord de "Bamidbar" signifiant "dans le désert", les Nombres) et Devarim (c'est-à-dire "les paroles", le Deutéronome). Ils représentent aussi les cinq premiers livres bibliques de l'Ancien Testament chrétien.

Pour les Sadducéens et les Samaritains, le canon biblique se résume à la Loi de Moïse, c'est-à-dire au Pentateuque. C'est sous l'influence des principaux courants religieux juifs et chrétiens que le canon s'est étendu aux autres livres contenus dans l'Ancien Testament.

La bible hébraïque comprend 24 livres selon le mode de calcul juif mais on retrouve malgré tout les 39 livres "classiques" de l'Ancien Testament. En effet, les 12 "petits prophètes" sont rassemblés en un seul livre appelé "les douze" et les livres doubles sont comptés pour un seul (Samuel, Rois, Chroniques, Esdras-Néhémie). De plus, dans certaines versions, le livre des Lamentations est associé à celui de Jérémie et celui de Ruth au livre des Juges afin qu'il y ait une correspondance avec les 22 lettres de l'alphabet hébraïque.

La Bible en hébreu-français des éditions Sinaï de 1994.

A l'époque de leur rédaction, Esdras évoquait déjà l'existence de 24 livres canoniques destinés à tous les fidèles (qu'on représente par l'expression "la loi et les prophètes") et de 70 livres apocryphes et pseudépigraphes (écrits par plusieurs auteurs) réservés aux sages (2 Esdras 14:45-46). Le livre d'Enoch (nom latin qui s'écrit "Hénoch" en hébreu) et celui des Maccabées par exemple sont exclus du canon hébraïque. On y reviendra.

Dès le IIe siècle avant notre ère, certains auteurs évoquent déjà une division des Ecritures en 3 parties semblable à celle utilisée aujourd'hui dans la bible hébraïque. Ainsi, dans l'un des six fragments constituant le manuscrit de la mer Morte 4QMMT appelé la "lettre halakhique" datant d'environ 150 avant notre ère, il est question du "livre de Moïse et des paroles des prophètes et de David", "David" faisant référence à la troisième partie commençant par les Psaumes qui font partie des livres Historiques. Autrement dit, le canon de l'Ancien Testament était déjà défini au milieu du IIe siècle avant notre ère.

Mais à la fin du Ier siècle de notre ère, qu'il soit destiné aux juifs ou aux chrétiens, comme l'a confirmé Luc, la division de l'Ancien Testament en 2 ou 3 parties n'était pas encore décidée. Ainsi Jésus déclare : "Il fallait que s'accomplisse tout ce qui est écrit à mon sujet dans la loi de Moïse, dans les prophètes et dans les psaumes" (Luc 24:44). Mais à d'autres occasions, Jésus par le biais de Matthieu, Luc et Paul évoquent uniquement "la loi et les prophètes" (Matthieu 22:40, Actes 13:15, Romains 3:21).

En revanche, aucun indice ne suggère qu'au Ier siècle de notre ère les autres livres sacrés dont les 14 ou 15 livres apocryphes et les dizaines de pseudépigraphes faisaient partie du canon de la bible hébraïque ou chrétienne. Ils étaient simplement écartés du Tanakh et de l'Ancien Testament.

Le statut de certains livres canoniques de la bible hébraïque fut revu par les biblistes juifs (on prétend qu'ils se seraient réunis à Jamnia en Judée en 90 de notre ère mais ce pseudo-concile reste hypothétique dans la mesure où aucune action concrète n'en résulta).

Par la suite, on constata que des passages voire des livres entiers étaient en contradiction avec ceux d'autres prophètes comme par exemple Ezéchiel 40-48 et le Lévitique, le scepticisme apparent de l'Ecclésiaste, l'érotisme du Cantique des Cantiques ou l'absence de toute référence à Dieu dans le livre d'Esther. De plus, Philon d'Alexandrie (c.-20 à 50 de notre ère) n'y faisait jamais allusion, ce qui suggère qu'ils n'existaient probablement pas dans le canon juif traditionnel. Plus tard, certains Pères de l'Église comme Origène, Athanase, Chrysostome et Jérôme ne furent pas favorables au maintien de ces textes apocryphes dans le canon ou ne les citent que rarement.

Dès le Ve siècle de notre ère, les Pères de l'Église avaient donc conscience qu'il existait des différences de fond entre les bibles grecque et hébraïque, raison pour laquelle pour sa traduction en latin (la future Vulgate) Jérôme travailla surtout à partir du texte hébreu de la bible hébraïque et fit une distinction entre les écrits canoniques et le reste, ce qu'il appela les apocryphes.

Le canon de l'Ancien Testament

Concernant la bible chrétienne, les dernières copies de la Bible des Septante du IV-Ve siècle de notre ère comprennent les 39 livres de l'Ancien Testament dont les quelques livres "sensibles". Des fragments de chaque livre furent découverts parmi les Rouleaux de la mer Morte. Les plus anciens sont datés entre 250 avant notre ère et 150 de notre ère. Toutefois leur liste ne correspond pas aux 14 livres canoniques acceptés par le concile de Trente en 1546 car d'autres livres non canoniques avaient été approuvés par les juifs avant l'ère chrétienne.

Les dernières copies de la Septante comprennent le Pentateuque, les livres Prophétiques (Isaïe, Jérémie, Lamentations, Baruch, Ezéchiel, Daniel, Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habaquq, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie), les livres Historiques (Josué, Juges, Ruth, Samuel 1-2, Rois 1-2, Chroniques 1-2, Esdras, Néhémie, Esther, Tobie, Judith, et Maccabées 1-2) et les Hagiographes ou livres Poétiques et sapientiaux (les livres de Job, Psaumes, Proverbes, Ecclésiaste, Cantique des cantiques, Sagesse et Ecclésiastique). Le livre d'Enoch fut également exclu du canon romain depuis le concile de Laodicée (en 364) et n'est donc pas inclus dans la Septante et n'est présent que dans la bible de l'Église éthiopienne orthodoxe. On reviendra en fin de troisième page sur l'élaboration proprement dite du canon mais avant tout nous devons décrire son contenu.

Les livres deutérocanoniques

Il faudra attendre la Réforme luthérienne pour que Martin Luther décide de retirer certains passages des apocryphes (dont 2 Maccabées 12:45-46) que l'Église catholique avait accepté pour appuyer sa doctrine du purgatoire et des indulgences (la clémence). Plutôt que les conserver dans les livres canoniques, en 1534 Martin Luther les plaça en annexe de son édition allemande de la bible protestante.

Puis en 1546, le concile de Trente rejeta cette distinction en décrétant que ces livres apocryphes étaient "deutérocanoniques", c'est-à-dire qu'ils appartenaient au "deuxième canon". C'est depuis cette époque que les livres deutérocanoniques des chrétiens catholiques et orthodoxes sont appelés apocryphes par les protestants. Ces livres comprennent le livre de la Sagesse, l'Ecclésiastique (le Sirac ou Siracide), les livres de Tobie et Judith ainsi que les passages en grec extraits de la Septante des livres d'Esther, Baruch, Daniel et des Maccabées. Précisons que ces livres ou extraits ne font évidemment pas partie du canon hébraïque puisque ce dernier fut défini antérieurement.

Aujourd'hui, la bible protestante (notamment la Segond 21) présente le même contenu que la bible hébraïque composée de 24 livres à la seule différence que les livres sont ordonnés différemment. Ils sont rassemblés non pas en 24 livres mais en 39 livres pour l'Ancien Testament auxquels s'ajoutent les 27 livres du Nouveau Testament. Cette bible ne contient pas les livres deutérocanoniques de l'Ancien Testament mais a finalement incorporé les Épîtres deutérocanoniques et l'Apocalypse, portant le total à 66 livres.

Le canon du Nouveau Testament

Si certains chrétiens croient encore que la Bible fut rédigée par des saints hommes inspirés par Dieu en personne et que l'Église a préservé depuis 2000 ans les 66 livres sacrés que le clergé présente chaque jour lors des sermons dans les paroisses, il faut bien avouer que la réalité historique est très différente et beaucoup plus terre-à-terre, bien plus à l'image de la faiblesse des hommes que de la sagesse divine.

A l'image de l'Ancien Testament qui est le résultat d'une longue maturation qui s'étala sur plusieurs siècles entre les membres du haut clergé juif, le Nouveau Testament n'est pas non plus "tombé du ciel" et est le fruit d'une longue maturation par les représentants de la Grande Église (nom donné par Celse vers 178 à l'Église romaine pour la différencier des autres Églises presque aussi influentes) rassemblés au sein des différents conciles (l'assemblée des évêques statuant sur les questions doctrinales parmi d'autres sujets) qui ont rassemblés, relus, analysés, critiqués et triés tous les livres doctrinaux rédigés au cours des trois ou quatre premiers siècles de notre ère jusqu'à ce que Rome décide de ce qui allait devenir la Bible "orthodoxe", c'est-à-dire le contenu officiel que nous connaissons aujourd'hui et qui représente "l'opinion droite" (orthos doxa) épurée de toutes les idées "hérétiques", contenu dorénavant figé et qui allait soutenir le Crédo ad vitam aeternam.

Les Évangiles : définitions

La Bible de Jérusalem ouverte sur l'Évangile selon Marc. Document T.Lombry.

Le mot "évangile" vient du grec "euaggelion" (εὐαγγέλιον) signifiant... et bien cela dépend du contexte. Dans son usage grec le plus ancien, il signifie le messager qui annonce une victoire militaire. Dans l'"Odyssée" d'Homère (Chant XIV, 258), c'est un mot neutre synonyme de récompense qui est aussi le sens du verbe "euaggelizomai" (mais qu'aujourd'hui on traduit par évangéliser). Dans la littérature hellénistique "euaggelion" (au singulier) a le sens d'heureux présage. Chez les Romains, il s'écrivait au pluriel (euaggelia) et avait un sens différent des heureux augures; il signifiait une "destinée exceptionnelle", comme celle réservée aux empereurs (cf. l'Inscription de Priène consacrée à Auguste datant de l'an 9). Enfin, dans ses Épîtres Paul l'utilise exclusivement au singulier comme synonyme à la fois du livre et de la transmission de la foi (par ex. Romains 1:1; 1 Corinthiens 15:1; 1 Thessaloniciens 1:5; 2:4). L'Église a repris cette version et associe le substantif aux quatre livres bibliques néotestamentaires ainsi qu'à l'annonce de la "bonne nouvelle" de la résurrection.

Mais quelques exégètes ont souligné que cette interprétation est tronquée et ne reflète pas toute la dynamique des paroles de Paul qui évoque aussi le tombeau vide, la résurrection, les apparitions et les Écriture, faisant de ces évènements une prédiction annoncée par le Dieu d'Israël (1 Corinthiens 15:1-5). De plus, Paul associe souvent l'Évangile et la puissance (de Dieu ou de l'Esprit Saint), mais également au Christ, au règne de Dieu et va jusqu'à offrir sa vie en signe de foi (1 Thessaloniciens 2:8; 1 Corinthiens 4:15). Pour toutes ces raison, dans son livre "L'Évangile selon Marc" (2004, p57-58) le théologien Camille Focant propose de traduire "euaggelion" non pas par "bonne nouvelle" mais par "heureuse annonce" qui est aussi plus proche de son sens étymologique bien qu'on ne puisse pas l'arrêter à cette seule signification. Ceci dit toute définition est arbitraire et incomplète.

Origine et chronologie

Très tôt, les membres de l'Église primitive (avant la conversion de Constantin Ier en 337) se sont interrogés sur les circonstances de la rédaction des livres bibliques. Déjà au début du IVe siècle, l'évêque Eusèbe de Césarée (fl. 265-339) avoua qu'il ignorait l'origine des Évangiles et grosso modo n'en savait pas plus que nous, alors que deux siècles seulement (entre ~100-310) s'étaient écoulés depuis la publication des derniers livres bibliques. Eusèbe rapporte dans son "Histoire ecclésiastique" qu'il eut seulement connaissance du livre de l'auteur chrétien Papias (fl.60-140), évêque de la ville grecque de Hiérapolis en Phrygie (aujourd'hui en Turquie), qui écrivit entre l'an 120 et 130 de notre ère un livre intitulé "Exégèse des mots du Seigneur" (ou "Explication des Paroles du Seigneur") aujourd'hui disparu dans lequel il décrit quelques faits concernant le Christ et les apôtres.

Si aujourd'hui les biblistes sont unanimes pour rejeter la théorie des Évangélistes témoins oculaires, vers l'an 100 de notre ère c'était tout le contraire. En effet, le bibliste Richard Bauckham de l'Université de St Andrews en Ecosse nous rappelle que Papias défendait l'idée que les Évangiles reposaient sur les attestations de témoins oculaires.

Eusèbe de Césarée dit notamment que Papias a personnellement connu le "prebytre Jean". Papias ajoute : "Et le presbytre disait ceci : « Marc, étant l'interprète de Pierre, écrivit exactement, mais sans ordre, tout ce qu'il se rappelait des paroles ou des actions du Christ; car il n'a ni entendu ni accompagné le Sauveur. Plus tard, ainsi que je l'ai rappelé, il a suivi Pierre. Or celui-ci donnait son enseignement selon les besoins et sans nul souci d'établir une liaison entre les sentences du Seigneur. Marc ne se trompe donc pas en écrivant selon qu'il se souvient ; il n'a eu qu'un souci, ne rien laisser de ce qu'il avait entendu et ne rien dire de mensonger. » Voilà ce que Papias raconte de Marc. II dit d'autre part ceci de Matthieu : « Matthieu réunit les sentences (de Jésus) en langue hébraïque et chacun les traduisit comme il put. »" ("Histoire ecclésiastique", Livre III, XXXIX, §15-16).

C'est sur base de ces témoignages que quelques décennies plus tard les Pères de la Grande Église postulèrent que Matthieu était l'un des douze apôtres et étant donné que son livre apparaît chronologiquement en premier, il était le plus ancien, précédent celui de Marc et de Luc, tandis que celui de Jean fut considéré comme le plus tardif, du moins jusqu'à ce que les exégètes reconsidèrent l'opinion de Rome. On y reviendra.

Folio 163r du Codex Washingtonianus (Ve.s.) ouvert sur la première page de l'Évangile selon Marc (versets 1:1-7).

Bien sûr, dans le contexte actuel, sachant que Papias appartenait à la troisième génération de chrétiens et était un défenseur de la doctrine, on peut estimer qu'il prêchait pour son Église. Mais il s'agit tout de même d'une revendication très précoce par laquelle on apprend que l'Évangile selon Marc repose sur les attestations de Pierre et cela ne s'invente pas. Même si on n'y croit pas, cela reste un élément qu'il est possible de recouper avec les Évangiles nous apprenant que certains témoins comme Pierre ont entendu et vu Jésus. Si des sources différentes évoquent les même faits et les mêmes personnes à des époques différentes, l'information se recoupe et on peut en déduire qu'elle évoque des faits et des personnages réels. Reste à trouver d'autres indices pour renforcer cette théorie.

Ceci dit, d'autres commentaires de Papias sont tellement opposés au style et à l'enseignement de Jésus que la plupart des biblistes considèrent que ses informations sont peu fiables voire totalement fantaisistes. Toutefois et surtout quand ça l'arrange, l'Église s'appuye occasionnellement sur ses écrits pour appuyer sa doctrine. Les propos de Papias restent néanmoins intéressants pour déterminer quelles étaient les traditions de l'Église primitive.

Quant au texte de Marc, l'introduction d'origine en grec précise qu'il s'agit de "l'Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu" et non pas "l'Évangile selon Marc", titre imposé par l'Église à partir des commentaires de Clément de Rome publiés au IIe siècle. Cet Évangile qui reprend le sens que lui attribue Paul, est le deuxième texte que les chrétiens ont pu lire après les Épîtres de Paul. Alors qu'on s'attendrait à un livre épais et très détaillé, il est paradoxalement court, dense mais très incomplet. Comme nous le verrons, c'est un texte narratif concret qui s'oppose au texte spirituel de Jean et qui ignore beaucoup d'épisodes de la vie et du ministère de Jésus dont sa conception et sa résurrection, ce qui est lourd de sens.

Notons que l'une des caractéristiques de l'Évangile selon Marc est que sa finale courte est inspirée de l'Épître aux Corinthiens de Paul, notamment dans le passage où il décrit la scène du tombeau vide et où l'homme assis parle de l'apôtre Pierre (Marc 16:7 et 1 Corinthiens 15: 5). Ceci indique clairement que le texte de Paul est antérieur à celui de Marc. On y reviendra en détails à propos de l'émergence de la foi en la résurrection de Jésus et du rôle de Paul dans la foi chrétienne.

Enfin Luc qui n'était pas juif, diffère de Matthieu en ce sens qu'il n'évoque pas les prophéties (mais il semble connaître les textes prophétiques dont les paroles d'Isaïe, on y reviendra) mais considère directement que Jésus est le Fils de Dieu. Nous verrons que Matthieu et Luc s'opposent en bien des points, y compris sur les raisons de la mort de Jésus.

Nous verrons plus loin le cas particulier de Jean dont l'Évangile est beaucoup plus travaillé et l'auteur beaucoup moins évident à définir que le prétend l'Église.

A l'origine les Évangiles ne sont pas signés mais au cours des premiers conciles les Pères de l'Église y ont reconnu les signatures des apôtres ou disciples Matthieu, Marc, Luc et Jean. On reviendra plus loin sur l'authenticité de ces livres. Seul Luc n'était pas juif contrairement à ce que prétend l'Église. Présenté comme médecin, vu ses commentaires à propos des païens, les exégètes pensent qu'il était probablement un syrien originaire d'Antioche de formation hellénistique et nous verrons que cela se ressent dans la manière dont il "filtra" les actes de Ponce Pilate et ceux de Jacques, le frère de Jésus, très à cheval sur la tradition juive.

Datation des écrits néotestamentaires

Si on ne se réfère pas à la tradition ecclésiastique que nous savons biaisée voire totalement non fondée mais plutôt sur les résultats des recherches scientifiques, chronologiquement le premier texte évoquant Jésus est la lettre ou Épître aux Galates écrite par Paul, Saul de Tarse, qui serait né quelques années après Jésus (vers l'an 5 ou un peu plus tard). Selon Daniel Wallace du Dallas Theological Seminary, cette Épître daterait entre 46 et 48 de notre ère, c'est-à-dire juste avant le concile de Jérusalem évoqué dans les Actes des Apôtes (Actes 15) et fut terminé avant la visite de Paul à Jérusalem (Actes 11:30). Le texte remonte 15 ans en arrière, vers la fin des années 30, soit environ 6 ans après la mort de Jésus. Cette lettre serait le plus ancien texte du Nouveau Testament. On y reviendra.

Paul n'étant pas historien et un auteur de la deuxième génération, estimant probablement que la vie de Jésus était connue de tous et que son symbole était plus important, ses Épîtres décrivent peu la vie de Jésus et sont naturellement basées sur la tradition orale, très vivante à cette époque. Paul sait par exemple que Jésus fut mis au tombeau et puis ressuscita mais n'en connaît pas les détails. Ces missives écrites en prose sont destinées aux premières communautés chrétiennes des Églises de Thessalonie, de Corinthe, aux communautés Galates, aux Romains, aux Philippiens, aux Ephésiens, aux Colossiens, etc. Mais nous verrons plus bas que la moitié de ces lettres n'ont pas été écrites de sa main.

Puis nous avons la rédaction des Évangiles synoptiques (car ils évoquent à peu près les mêmes évènements) plus de trente ans après la mort de Jésus.

Contrairement à ce qui prétend l'Église, Marc est antérieur à Matthieu. Marc évoque des guerres et des persécutions (Marc 13) laissant penser que cela se rapporte aux violences commises sous le règne de Néron. Mais plus loin dans le même chapitre, il semble évoquer des troubles qui peuvent être ceux de la première Guerre des juifs mais il n'évoque pas la mort de Néron en 68 ni la destruction du Temple en 70. En combinant ces différents indices, Marc aurait rédigé son texte avant 68.

Puis vient Matthieu. Il fait allusion à l'incendie de Jérusalem (Matthieu 22:7) et interpelle les Pharisiens par la voix de Jésus. Il semble aussi évoquer les tensions entre juifs et judéo-chrétiens qui cherchent une nouvelle identité avec la destruction du Temple. Selon les exégètes, ces allusions suggèrent qu'il rédiga son récit entre 70 et 90, disons vers 80.

Ensuite nous avons le texte de Luc qui évoque le siège et la destruction du Temple (Luc 19:43-44; 21:20-24). Historiens et exégètes estiment qu'il rédigea sont texte une bonne dizaine d'années après ces évènements, soit entre 70 et 85.

Par la suite Paul aurait rédigé les Actes des Apôtres entre 85 et 90.

Finalement nous avons le texte de Jean, beaucoup plus mûr que les autres Évangiles, avec des détails sur la doctrine judaïque opposée à la chrétienne (Jean 9:22; 12:42; 16:2), sur les voyages de Jésus à Jérusalem, le symbolisme du Christ et même des allusions à des concepts gnostiques comme l'opposition entre la lumière et les ténèbres qu'on retrouve dans les manuscrits de Qumrân. Ces faits suggèrent que ce texte fut rédigé tardivement, ce que confirment l'évêque Irénée de Lyon (177-202) et le théologien Clément d'Alexandrie (150-215). Jean aurait rédigé son texte quelques années avant la fin du Ier siècle bien que la période maximale s'échelonne entre 80 et 110. 

Les biblistes Brian J. Capper et Israël Knohl ont proposé que Jean commença également la rédaction de l'Apocalypse vers l'an 80.

C'est du moins ce que l'on pensait jusqu'à la fin du XIXe siècle (du moins en ce qui concerne les auteurs car les dates furent affinées par la suite) et ce que croient encore la majorité des chrétiens qui s'en tiennent à ce qu'ils ont appris il y a quelques décennies au catéchisme, une vision doctrinale simplifiée qui est loin de refléter la réalité historique.

En réalité, il apparut que chacun des Évangiles ainsi que certaines lettres attribuées à Paul n'avaient pas été écrits par leur présumé auteur. De plus, les quatres Évangiles et certaines Épîtres se contredisent, preuve évidente que les auteurs n'ont pas transmis un compte-rendu historique mais leur interprétation personnelle des évènements, ce qui soulève les questions de leur fiabilité et de leur authenticité. On retrouve en fait la même problématique qu'avec l'Ancien Testament, celle des sources documentaires avec une question majeure : si comme le prétend l'Église les disciples ont bien écrit les Évangiles en consultant des témoins oculaires, comment expliquer les contradictions dans leurs récits respectifs communs et leurs divergences d'opinions, et dans quel but ? Enfin, s'il s'agit de documents épigraphiques voire de textes apocryphes, qui sont les véritables auteurs et l'Église eut-elle connaissance de cet arrangement éventuel ?

On observe les mêmes anachronismes et incertitudes dans les Actes des Apôtres qui bien qu'a priori écrits par Paul sont en contradiction avec les Épîtres de Paul. On sait aujourd'hui pourquoi : ils furent rédigés par le même auteur que l'Évangile selon Luc.

Les Évangélistes. A gauche, l'apôtre Matthieu peint par Barbieri Giovanni Francesco dit Le Guerchin (Guercino) vers 1615. Huile sur toile de 89x71.5 cm exposée à la Galerie des Grands Maîtres (Gemäldegalerie Alte Meister) de Dresde, en Allemagne. Au centre, Marc (gauche) et Luc (droite) peints par Guido Reni vers 1620. Huiles sur toile de 78x65 cm exposées à l'Université Bob Jones de Greenville, USA. A droite, l'apôtre Jean peint par Orazio Fidani vers 1640-1656.

Voyons cet embrouillamini en détails et tentons de distinguer les textes authentiques des faux et des extraits empruntés. Pour cela, comme les exégètes, nous devons réaliser une critique des sources et une analyse textuelle afin de distinguer l'authentique du faux dans les textes, excercice auquel sont rodés les experts biblistes, aujourd'hui épaulés par des moyens informatiques. Mais comme nous l'avons dit plus haut, n'oublions pas qu'il ne s'agit que d'hypothèses de travail, même si certains spécialistes défendent farouchement leurs idées, car personne ne peut affirmer que sa théorie est fondée sur des preuves factuelles.

Les synoptiques : simple, double et triple traditions

Chacun peut constater que l'Évangile selon Matthieu et l'Évangile selon Luc pourtant rédigés séparément contiennent de nombreuses péricopes ou épisodes communs (avec les mêmes faits et les mêmes anecdotes sur Jésus parfois rapportés mot pour mot et dans le même ordre, ce qu'on appelle des "doublets") qu'on ne retrouve pas dans l'Évangile selon Marc ni dans l'Évangile selon Jean (voir plus bas). De plus, ces passages communs dits de la "double tradition" ne sont pas inspirés de l'Ancien Testament comme le sont de nombreux autres récits évangéliques.

Parmi les outils de la philologie, la critique textuelle fut d'une aide précieuse pour déterminer les contributions exactes de chaque auteur. Ainsi, l'analyse du style et des éléments narratifs des trois Évangiles synoptiques et leur comparaison avec d'autres textes apostoliques et les textes traditionnels montre qu'ils contiennent chacun quatre contenus de sources différentes en proportion variable selon les auteurs. Comme on le voit ci-dessous au centre et à droite, selon les exégètes[2], les passages propres à chaque Évangéliste, ce qu'on appelle le "sondergut" (signifiant "bien propre" en allemand) représente moins d'un tiers ou un quart des Évangiles synoptiques : 35 à 48% pour Luc (500 à 550 sur 1149 versets), 20 à 29% pour Matthieu (280 à 310 sur 1068 versets) et seulement 3 à 7% pour Marc (25 à 50 sur 661 versets).

Face à ce qu'on appelle le "problème synoptique", les premiers signes d'opposition au modèle traditionnel sont apparus au XVIIe siècle sous la plume de l'exégète français Richard Simon (1638-1712) mais dont l'argumentation restait encore timide face au dogme catholique. Il faudra attendre les critiques des exégètes luthériens allemands à la fin du XVIIIe siècle pour que le dogme de l'antériorité de l'Évangile selon Matthieu s'écroule. C'est Gottlob Christian Storr (1746-1805) qui fut le premier à proposer l'antériorité de l'Évangile selon Marc sur base de considérations historiques et philologiques. Mais c'est surtout Karl Lachmann (1793-1851) qui développa une série d'arguments en 1835 démontrant que l'Évangile le plus ancien est celui de Marc, une thèse qui n'a jamais plus été démentie.

Nous verrons que dans le cadre de l'hypothèse documentaire, les exégètes allemands ont suggéré qu'un second rédacteur ou plutôt une communauté appelée la source "Q" (de "quelle" signifiant "source" en allemand) aurait recueilli les paroles de Jésus dans un premier manuscrit hypothétique qu'on nomma "Logia" (signifiant paroles en grec). Cette théorie résout le problème synoptique. Depuis la première époque, ce problème fut repris par les exégètes de l'école américaine, très actifs en ce domaine, et une poignée d'experts européens et de l'école de Jérusalem.

A gauche, exemples de versets communs (en rouge) entre les Évangiles selon Matthieu et selon Luc (à propos des "races de vipères" comme Jésus appelle les gens sans morale venant se faire baptiser). Extrait du Nouveau Testament en grec de 1894 édité avec Sriverner. Lire aussi la Bible en grec ou Η ΑΓΙΑ ΓΡΑΦΗ. Au centre, un résumé statistique des passages communs entre les Évangiles synoptiques. Adapté de Wikimedia/Alec McConroy. A droite, nombre de versets  propres, se chevauchant et communs entre les synoptiques.

Selon le spécialiste John S. Kloppenborg, auteur du livre "Excavating Q" (2000, p56), ces logia représentent près de 4500 mots (en grec) dont 2400 sont identiques chez Matthieu et chez Luc. Selon les dernières analyses, la source "Q" représente 214 versets certains plus 95 versets incertains. La coïncidence ou plutôt le plagiat est presque total dans certains versets des deux évangélistes comme par exemple Matthieu 6:24 et Luc 16:13 (98%) ou Matthieu 12:43-45 et Luc 11:24-26 (93%). Les deux évangélistes ont donc utilisé cette source "Q" dont le texte aurait été rédigé entre les années 35 et 70, probablement vers 70 mais sans certitude.

Chacun de nous connaît très bien deux passages des Évangiles écrits par la source "Q", c'est la prière du "Notre Père" (le Pater) et la longue péricope sur les Béatitudes qui est absente chez Marc (et chez Jean). Matthieu et Luc ont également retravaillé leurs sources de façon à supprimer par exemple les passages pouvant donner une image négative de Jésus comme lorsqu'il se met en colère (Marc 3:5) ou ne réussit pas une guérison du premier coup (Marc 8:22-26). Pour ne pas alourdir cet article, nous reviendrons en détails sur le sujet dans l'article consacré à la source "Q".

Kloppenborg note également que 76% de l'Évangile selon Marc ont été copiés presque mot à mot et partagés entre Matthieu (45%) et Luc (41%). Ces passages généraux qui ne reprennent que quelques paroles de Jésus sont appelés les passages de la "triple tradition". On retrouve des péricopes communes croisées entre Matthieu (10% de Marc) et Marc (18% de Matthieu) et entre Marc (3% de Luc) et Luc (1% de Marc).

Date de rédaction du récit de Marc

La majorité des exégètes considèrent que le récit de Marc est antérieur à la source "Q" et forcément à Matthieu et Luc et plusieurs indices appuyent cette idée. D'abord, le texte de Marc est plus court (27 pages pour Marc dans la Bible de Jérusalem contre 48 pages pour Matthieu), laissant supposer qu'il s'agit d'une première version dont se sont inspirés les deux autres apôtres synoptiques dont le texte est plus long. Ensuite, Marc ne mentionne pas certains faits aux fondements du christianisme que reprennent les autres Évangélistes et sur lesquels insiste Paul (Marc ne décrit pas la naissance de Jésus que certains Évangélistes considèrent comme d'origine divine, il ne dit rien des apparitions de Jésus ressuscité, il n'évoque pas les Béatitudes ni le Notre Père et on oublie sa fameuse finale longue à propos du tombeau vide de Jésus qui est un ajout tardif par un rédacteur chrétien anonyme). Le récit de Marc cite plusieurs fois des propos traduits de l'araméen, ce que ne font jamais Matthieu et Luc. La syntaxe linguistique et le style narratif sont également moins élaborés chez Marc (il préfère par exemple relier ses phrases par la conjonction "et" plutôt que par différentes conjonctions de subordination) que chez les autres évangélistes synoptiques dont les textes montrent qu'ils maîtrisaient mieux l'ancien grec (le dialecte koinè). On y reviendra.

Enluminure miniature de l'évangéliste Luc sur un manuscrit sur vélin. Il provient d'un livre des quatre Évangiles en grec d'origine byzantine datant du XI-XIIe.s.

L'Évangile selon Marc aurait été écrit entre 2 et 15 ans avant les deux autres synoptiques, soit peu avant l'an 70 comme expliqué précédemment.

Mais tous les spécialistes ne sont pas d'accord avec l'antériorité de Marc. Ainsi, en 1964 le bibliste américain William R. Farmer (1921-2000) reprit dans son livre "The Synoptic problem" la théorie du révérend Johann Jakob Griesbach (1745-1812) qui affirma vers 1790 que le récit de Matthieu serait le premier Évangile (qui fut remanié par Luc), alors que Marc aurait rédigé le dernier Évangile en faisant une synthèse très abrégée des deux premiers. Luc ayant connu Matthieu, cela suffirait pour expliquer les similitudes entre Matthieu et Luc sans aucune référence à Marc. Si cette hypothèse est vrai, alors nous n'avons plus besoin de la source "Q". L'hypothèse de Farmer est aujourd’hui fermement défendue par les membres du "Research Team of the International Institute for Gospel Studies" (cf. David B. Peabody et al., 2002). Elle fit également l'objet de la thèse doctorale de Christopher M. Tuckett en 1983 qui reprit ses réflexions dans son livre "Q and the History of Early Christianity" (1996/2004). Elle est également supportée par le frère dominicain Étienne Nodet de l'École biblique et archéologique de Jérusalem, auteur du livre "Le Fils de Dieu" (2002, p89-115) mais pour des raisons externes (Nodet précise que le texte de Marc dépend de sources archaïques (voir plus bas) et qu'il ne connaît pas la Galilée juive) mais il semble qu'il ait ignoré les problèmes soulevés par les questions ouvertes évoquées ci-dessous.

La théorie des deux sources - Marc et "Q" - n'est pas sans difficulté, en particulier pour ce que les exégètes appellent les "accords mineurs" ou les similitudes entre Matthieu et Luc contre Marc. Ils ne concernent que des détails mais ils peuvent être importants. Ainsi, comme l'a soulevé Dale Allison, si Marc rédigea en dernier son Évangile, comment serait-il possible qu'il ait omis la naissance miraculeuse de Jésus, le sermon sur la montagne, la résurrection et les apparitions ? Et pourquoi aurait-il conservé les récits des miracles alors que ce sont les premiers évènements qu'un chroniqueur ou un historien aurait éliminé pour leur caractère légendaire, autant de questions pertinentes auxquelles l'équipe de Farmer, Tuckett et Nodet n'ont pas de réponse, ce qui est très génant et rend leur théorie tout à fait spécieuse et peu crédible.

Comme le notait Kloppenborg, "il est beaucoup plus facile de s’accommoder des quelques accords mineurs significatifs contre Marc, pour lesquels différentes explications ont été proposées, même si elles ne sont pas totalement satisfaisantes, que d’accepter un Luc qui aurait considérablement réarrangé Matthieu ou un Marc qui aurait fusionné et abrégé Matthieu et Luc" (Kloppenborg, 2000, p43). Autrement dit, jusqu'à preuve du contraire, on admet sur base d'un faisceau d'indices concordants que Marc fut le premier à rédiger son Évangile. Reste à savoir de combien de sources chaque rédacteur disposait, lesquelles précisément à quelle époque remontent-elles, autant de questions qui encore aujourd'hui sont ouvertes.

Proto-Marc et Deutéro-Marc

Si Kloppenborg et d'autres exégètes résolvent le problème synoptique grâce à la théorie des deux sources et n'envisagent pas d'autres hypothèses, il reste malgré tout ces fameux accords mineurs de Matthieu et Luc contre Marc que plusieurs exégètes veulent absolument résoudre, ce qui les a conduit à proposer la théorie des quatre sources.

Comme l'évoquent notamment les pères Marie-Émile Boismard, Arnaud Lamouille et le frère Nodet précité, tous trois de l'Ecole biblique et archéologique de Jérusalem[3], il semble exister un "Ur-Marc" ou écrit "Proto-Marc" qu'auraient consulté Matthieu et Luc et que Marc aurait modifié. Leur argument est de dire que les relations entre les Évangiles s'expliqueraient non par rapport à leur dépendance directe des textes actuels, mais en faisant appel à des sources hypothétiques plus anciennes. Selon Boismard, le problème synoptique étant un problème complexe, il ne peut être résolu que par une solution complexe, ce que confirme la plupart des exégètes. Toutefois la manière d'y parvenir dépend des l'analyse des exégètes, certains se focalisant sur la cohérence chronologique du récit plus que sur les données linguistiques, ce qui donne des résultats parfois contradictoires entre experts et une multiplication des théories (et des sources documentaires).

Résumé du problème synoptique. Selon les deux principales théories, Matthieu et Luc auraient eu à leur disposition deux ou trois sources documentaires pour rédiger leur livre dont la source "Q" et le livre de Marc. La variante qui dispose du plus de soutiens est la théorie des quatre soruces : en plus de Marc et de la source "Q", Matthieu et Luc disposaient également d'une source propre (respectivement Ur-Mat ou M et Ur-Luc ou L). D'autres proposent que Matthieu et Luc ont consulté une source antérieure à Marc appelée Ur-Marc ou bien chacun une source différente, respectivement un Proto-Marc A pour Matthieu et un Proto-Marc B pour Luc. Enfin, d'autres remplacent la source Q par une source postérieure à Marc ou Deutéro-Marc.

Dans son livre "Les premiers Évangiles" (1984, p109-156), l'abbé Philippe Rolland rejette l'antériorité de Marc dont il ne voit pas la trace chez Matthieu et Luc mais discerne en revanche la trace de ce qu'il appelle l'"Évangile des Douze". Selon Rolland, stricto sensus, ce n'est pas une source antérieure à Marc ou Proto-Marc comme d'autres la considèrent mais plutôt une tradition marcienne. Rolland propose que Matthieu aurait consulté une source indépendante appelée "Pré-Matthieu" ou "Évangile helléniste" tandis que Luc aurait consulté une source "Pré-Luc" ou "Évangile paulinien". Mais en fait, il y a peu de différences avec la théorie de Boismard car de toute manière Rolland admet l'existence d'une source "Q" qu'il appelle l'"Évangile des Craignant-Dieu" pour expliquer la double tradition entre Matthieu et Luc.

Comme Rolland, dans son livre "Rethinking the Gospel Sources" (2004), Delbert Burket propose que Matthieu et Luc n'ont pas consulté Marc mais un Évangile "Proto-Marc" qui aurait été révisé en deux endroits différents, créant un "Proto-Marc A" utilisé par Matthieu et un "Proto-Marc B" utilisé par Luc. Burkett exclut également toute référence à une tradition orale ou à la mémoire des Évangélistes. Mais si cette théorie explique certaines omissions chez Matthieu et Luc, elle n'exclut pas l'antériorité de Marc qui reste valide.

Parmi les autres variantes mais cette fois s'opposant à la priorité de Marc, en 1905 dans son livre "Einleitung in die drei ersten Evangelien", Julius Wellhausen note qu'il n'y aucune trace de la source "Q" dans le récit de Marc sur la Passion et la résurrection. Il en déduit que la Source "Q" est postérieure à Marc et a sciemment omis tout ce que décrit Marc pour reprendre tout ce qu'il ne mentionne pas. La source "Q" devient ainsi une sorte de catéchèse ou de vade-mecum à l'attention des théologiens.

L'évangéliste Marc assis dans son étude. Il s'agit d'un manuscrit byzantin de Constantinople datant de c.1025 exposé au Walters Art Museum de Baltimore.

Dans son livre "Minor Agreements" (Symposium de Göttingen 1991), Albert Fuchs a tout d'abord accepté l'hypothèse de la source "Q" avant de se rétracter car elle contiendrait elle-même des éléments provenant d'autres sources et demanda à ce que les exégètes revoient leur copie. Dans une variante de la théorie de Wellhausen, Fuchs propose que Matthieu et Luc ne dépendraient pas d'un "Proto-Marc" mais d'un Marc postérieur ou Deutéro-Marc qui a trouvé des défenseurs auprès de Franz Kogler (1988), Christoph Niemand (1989) et Johann Rauscher (1990). Selon cette théorie, il existerait une source plus tardive que le Marc canonique qui dispense d'une source "Q". Les Évangiles auraient été rédigés en trois étapes : Marc, Deutéro-Marc et Matthieu/Luc. Mais cette théorie du Deutéro-Marc est encore plus hypothétique que la précédente et la source concernée est encore plus complexe à construire.

Enfin, d'autres experts estiment que Matthieu et Luc avaient à leur disposition une source documentaire propre, nommée respectivement M (Ur-Mat ou Proto-Matthieu) et L (Ur-Luc ou Proto-Luc), une hypothèse que supportent la plupart des exégètes mais qui reste fragile.

Récemment, Paul S. Stein a publié une thèse de Master de 86 pages intitulée "Is Q Necessary?" (2017), une analyse technique au terme de laquelle il conclut que "Q n'est pas un postulat nécessaire". L'auteur propose une alternative à la théorie des quatre sources, avec des sources M et L tandis que Matthieu et Luc auraient puisé dans le texte de Marc, Luc ayant également copié Matthieu. Il obient alors le schéma suivant : M → Matthieu, L → Luc, Marc → Matthieu/Luc, et ce qui est nouveau un lien direct Matthieu → Luc. Mais prudent, il laisse la porte ouverte "pour des études plus approndies des accord mineurs" (pp.79-80). En fait, comme la plupart des spécialistes favorables à la théorie des quatre sources, il reconnaît implicitement que toute la difficulté est d'expliquer les accord mineurs. Bref, il n'ajoute rien d'original si ce n'est une complexité inutile et impossible à prouver.

En résumé, la théorie des deux sources bien que séduisante est incomplète. En revanche, la théorie des quatre sources fait consensus à défaut de l'unanimité. Matthieu et Luc auraient disposé de trois sources d'informations : l'Évangile de Marc, la source "Q" et une source spécifique à chacun d'eux, M ou L selon le cas.

Mais les points faibles de ces hypothèses est d'être construites de manière ad hoc pour défendre une théorie spéculative car ces sources hypothétiques n'ont jamais été mentionnées dans les textes antiques ni découvertes malgré plus de deux siècles de fouilles archéologiques. Si le cas échéant ces documents avaient existé, on peut même raisonnablement penser qu'ils furent sans doute perdus dès la première époque.

Quoiqu'il en soit, ces découvertes, même théoriques, furent une surprise pour tout le monde. Les Évangiles synoptiques apparaissent ainsi comme un bel exemple de réécriture de l'histoire par des disciples autant auteurs que compilateurs (ou copistes) et de l'influence de la Grande Église sur la doctrine.

L'Évangile selon Jean

Concernant l'Évangile selon Jean, comme le rappelle Eusèbe de Césarée dans son livre "Histoire ecclésiastique" (Livre VI, XIV, §7), l'érudit grec Clément d'Alexandrie et Père de l'Église avait déjà constaté le caractère particulier de cet Évangile : "Cependant Jean, le dernier, [...] poussé par les disciples et divinement inspiré par l'Esprit, fit un évangile spirituel. Voilà ce que dit Clément". En effet, contrairement aux Évangiles synoptiques, l'oeuvre de Jean se démarque par son style épuré, plus poétique, symbolique et spirituel.

En comparant les quatre Évangiles, on est surpris que celui de Jean ne raconte aucune des histoires qu'on retrouve dans les Synoptiques. L'épisode de la naissance de Jésus à Bethléem est absente, il n'est fait aucune référence à la virginité de Marie, Jean n'évoque pas le baptême de Jésus ni sa tentation dans le désert, les paraboles de Jésus sont absentes, Jean n'évoque pas non plus la venue du royaume de Dieu, il ne fait pas allusion à la transfiguration ni à l'Eucharistie et n'évoque pas le procès de Jésus devant le Sanhédrin. En revanche, dès le premier chapitre Jean disserte sur le "Verbe de Dieu" fait chair, il évoque des "actes de la puissance divine" comme autant de "signes" matérialisés par des miracles et il a même rédigé une prière sacerdotale qui occupe tout un chapitre (Jean 17:1-26). Nous sommes loin du compte-rendu des actes et des paroles de Jésus.

L'apôtre Jean peint par Pompéo Batoni (1708-1787). Huile sur toile de 71x60 cm.

Depuis le IIe siècle, la majorité des biblistes et des historiens ont considéré que l'Évangile selon Jean n'a pas été écrit par un témoin oculaire ni même par Jean, fils de Zébédée, le "disciple bien-aimé" comme il est écrit dans cet Évangile (Jean 21:24). De toute évidence par "discipline bien-aimé", l'auteur signifiait qu'il s'agissait d'un disciple anonyme de Jésus de Nazareth. En fait, l'Évangile selon Jean fut écrit par un groupe anonyme d'obédience chrétienne qu'on appelle la communauté johannique au tournant du Ier siècle de notre ère. Les derniers textes apostoliques de la communauté johannique furent rédigés vers l'an 110 et n'ont plus rien d'objectif. Sachant qu'à cette époque seul resta l'interprétation symbolique du Christ, les auteurs insistent plus sur le sens théologique et prophétique des paroles et des actions de Jésus que sur le compte-rendu historique. On reviendra sur le symbole du Christ.

Cependant il y a toujours eu quelques irréductibles biblistes persuadés que Jean fut un témoin oculaire malgré la très longue période qui sépare la rédaction de cet Évangile de la mort de Jésus. Ainsi, Irénée précité disait qu'il écoutait aussi Polycarpe, un évêque de l'ouest de la Turquie et disciple de Jean lui raconter "comment il parlait de ses relations avec Jean et les autres disciples qui avaient vu le Seigneur, comment il rappelait leurs paroles et les choses qu'il leur avait entendu raconter concernant le Seigneur, en ce qui regarde ses miracles, aussi bien que son enseignement ; comment Polycarpe avait reçu tout cela des témoins oculaires du Verbe de vie, et le rapportait en conformité avec les Écritures" (Irénée, in "Lettre à Florinus" cité par Eusèbe de Césarée, HE, Livre V, XX, §6).

Plus récemment, le bibliste John Rousseau de l'Université de Californie à Berkeley et membre du groupe de travail "Jesus Seminar" fondé en 1985 aux Etats-Unis ainsi que l'archéologue bibliste et linguiste Rami Arav de l'Université du Nebraska ont soutenu dans leur livre "Jesus and His World" (1995) que le texte de Jean comprend des détails suggérant que "l'auteur principal de l'Évangile selon Jean était probablement un témoin oculaire de plusieurs évènements de la vie de Jésus [et] connaissait bien Jérusalem et ses environs" (Rousseau et Arav, 1995, p155). Leur argument dit en substance que le texte décrit notamment en détails la piscine de Béthesda entourée de ses portiques construite à Jérusalem (aujourd'hui le site est en ruine mais toujours visible dans la cour de l'église Sainte-Anne. Au IVe siècle, saint Jérôme évoqua les cinq portiques mais ils furent détruits ensuite).

Malheureusement cet argument ne prouve rien. En effet, être capable de décrire un lieu que fréquenta Jésus et être témoin oculaire des actions de Jésus sont deux choses totalement différentes qui peuvent être très éloignées dans le temps. Chacun peut connaître en détails une ville s'il y a vécu quelques années mais rien ne dit que l'auteur vécut à l'époque de Jésus ni même qu'il le rencontra. L'auteur a pu résider ou visiter plusieurs fois Jérusalem après la mort de Jésus comme un touriste retourne régulièrement dans un lieu saint et est capable de se remémorer les lieux plusieurs années après les avoir visités si ceux-ci l'ont marqué ou si un évènement particulier l'avait choqué (par exemple la présence de sang dans l'une des piscines suite au lavage des animaux sacrificiels). L'argument évoqué par Rousseau et Arav n'est donc pas pertinent et ne leur permet pas d'affirmer scientifiquement ce qu'ils prétendent. En revanche, l'hypothèse de la communauté johannique qui ne fut pas témoin oculaire des faits de Jésus est soutenue par bien plus d'exemples par les critiques textuelle et historique.

Des oeuvres théologiques personnalisées

Que peut-on conclure de ces analyses ? En résumé à l'image des "travaux dirigés", on dirait que tout le monde a copié sur l'élève le plus ancien (Marc) et emprunté des idées dans les livres de bibliothèque pour les références à l'Ancien Testament, en l'absence des surveillants ! Personne ne cite ses sources mais chacun prétend détenir un texte original contenant la vérité. De plus, aucun des quatre Évangélistes n'a franchement dit s'il avait ou non réellement connu Jésus mais en ne disant rien chacun laisse planer le doute si on est un peu crédule.

Robert Powell (à 33 ans) dans le film "Jésus de Nazareth" de Franco Zeffirelli (1977).

En fait, on déduit des Évangiles et de certains textes historiques ultérieurs qu'en fait aucun Évangéliste n'a connu Jésus. Ainsi, bien que Matthieu (Lévi) prétende être l'un des douze apôtres, étrangement ce n'est pas un témoin oculaire car il écrit toujours à la troisième personne et jamais en son nom propre même quand Jésus le choisit comme disciple (Matthieu 9:9). En réalité, comme nous l'avons expliqué, ce sont les Pères de l'Église qui lui ont assigné cet Évangile sur base des propos de Papias mais visiblement sans vérifier leurs sources. Même chose pour Marc, Luc et Jean ou sa communauté qui ne connaissent Jésus que de manière indirecte à travers des témoignages très partiels dont ils ne se sont même pas assurés de la crédibilité pas plus que de l'authenticité des récits (voir page 3). Il en est de même pour Paul dont la moitié des textes qu'on lui attribue lui sont étrangers (voir plus bas).

Enfin, comme tout bon auteur, n'ayant de toute façon jamais discuté avec Jésus ou ne l'ayant pas connu, chacun a ajouté sa petite note théologique personnelle. En effet, comme évoqué, nous verrons à propos de la mort de Jésus que même entre eux, les Évangélistes ne sont pas d'accord notamment sur la raison pour laquelle Jésus est mort sur la croix, une des nombreuses contradictions qui révèlent leurs convictions intimes et leurs opinions finalement très personnelles, autant de faits qui font éclater l'unité théologique prétendue du Nouveau Testament.

Mais ce qu'il faut surtout retenir c'est que les quatre Évangiles représentent des unités logiques reflétant les opinions de chaque auteur. Sachant cela, on ne peut surtout pas commettre l'erreur de rassembler les quatre textes en espérant obtenir une description plus complète de la biographie de Jésus. En effet, compte tenu des avis subjectifs très différents des quatres auteurs ou rédacteurs, le résultat sera un texte incompréhensible car dénaturé de toute personnalité, mélangeant Jésus homme avec sa déité, ses craintes avec ses espoirs, ses faiblesses et sa puissance, faisant de Jésus un demi-dieu perdu chez les humains dans un dédale de prophéties, un surhomme juste assez extraordinaire pour devenir le héros d'une fresque hollywoodienne. Et c'est exactement ce qui s'est passé avec le célèbre film "Jésus de Nazareth" de Franco Zeffirelli (1977) avec Robert Powell qui interpréta magistralement le rôle de Jésus.

Soulignons que ce film fut réalisé à la demande du pape Paul VI et présenté sous forme d'une série TV en 4 épisodes. Afin d'être soi-disant "au plus près du texte", Zeffirelli et ses conseillers bibliques ont sciemment mélangé les textes des quatre Évangiles et présenté Jésus comme un personnage doux, simple et fragile par opposition à ses adversaires. Si le résultat artistique fut applaudit par les critiques et fut très apprécié du public y compris par les religieux dont certains furent convaincus d'entrer dans les Ordres après avoir vu ce film, la conformité historique est plus discutable.

La construction de la Bible. Les traditions orales et écrites (sources Q, M, L

et Ur-Marc) sont des hypothèses de travail. Document T.Lombry.

Les Épîtres de Paul et les Actes des Apôtres

Comme évoqué, Paul, "l'apôtre des païens" rédigea ses premières lettres plus de 20 ans après le décès de Jésus (Épître aux Galates). Mais sur les 13 Épîtres qu'on lui attribue (qu'il écrivit ou dicta à un grammateus ou scribe professionnel), Paul écrivit 7 lettres dont probablement l'Épître aux Galates, aux Romains, aux Philippiens, la première Épître aux Thessaloniciens, les deux Épîtres aux Corinthiens et l'Épître à Philémon. Trois autres lettres furent a priori écrites par Jean, deux par Pierre et une par Jacques, le frère de Jésus. Une autre lettre fut écrite par Jude, un autre frère de Jésus et une dernière lettre (l'Épître aux Hébreux) est anonyme.

Certaines parmi ces Épîtres sont homonymes dont celles de Jean et de Jacques. Il est donc impossible de certifier si l'un des apôtres en est bien l'auteur. D'ailleurs dans l'une de ses Épîtres, Jean se fait appeler "l'Ancien" qui peut représenter n'importe quel personnage de l'Église primitive. De même, dans son Épître, Pierre précise que sa lettre est écrite par Silvain (Pierre 5:12). En fait, en vérifiant les textes, il existe beaucoup de documents signés Pierre (Évangile, Épître, plusieurs Actes et trois Apocalypse) mais aucun ne fut écrit par le célèbre apôtre.

Enfin, Jacques frère de Jésus ne s'attribue par la paternité de son Épître, alors que s'il était réellement le frère de Jésus avec la préséance qu'il occupait dans l'Église de Jérusalem, c'est un détail qu'il n'aurait pas manquer d'indiquer. On peut donc douter qu'il en fut l'auteur. En fait, nous verrons que quel que soit l'auteur et le livre, on peut douter que des pêcheurs galiléens et probablement analphabètes et ne parlant pas grec (tous les textes sont écrits en grec) en furent les auteurs comme le prétend l'Église, ce qui jette la suspicion sur la manière dont le canon fut établi.

Rappelons que tous ces textes non écrits par le prétendu auteur sont appelés des pseudépigraphes. Dans le cas des lettres prétendûment écrites par Paul, on parle d'Épîtres deutéro-pauliennes pour insister sur leur rôle secondaire.

Première page de l'Épître de Paul au Galates. C'est une copie en grec dont voici le début de la traduction. Le style correspond aux années 150-250. Manuscrit (réf. 6238, 158r) de l'Université du Michigan.

Plusieurs raisons peuvent expliquer l'existence de ces Épîtres deutéro-pauliennes et les fausses Épîtres ou les Épîtres anonymes, les unes légitimes les autres frauduleuses. En effet, à l'origine Paul constata que les Église qu'il avait fondées étaient spirituellement fragiles et prêtes à tout remettre en question, raison pour laquelle il prit la plume pour réexpliquer aux différentes communautés le sens de la doctrine de Jésus et les insciter à garder la foi et à propager la Bonne Nouvelle autour d'eux.

Après la disparition de Paul, on peut imaginer qu'un auteur chrétien a repris le flambeau après avoir constaté que les chrétiens d'une Église locale interprétaient mal l'enseignement de Paul. Pour y remédier, il rédigea une deuxième Épître au nom de Paul. Comment l'identifier ? Le style lui ressemble ou ne lui ressemble pas ou on reconnaît les différences par la construction différente des phrases en grec, de certains formes verbales, l'utilisation de certains mots peu usités, de la répétition de certaines conjonctions, des tournures de phrases plus complexes ou l'utilisation de mots typiques des auteurs chrétiens du IIe siècle (par exemple les Épîtres à Timothée et à Tite).

Ainsi, dans les (fausses) Épîtres aux Colossiens et aux Ephésiens le thème est opposé aux idées apocalyptiques de Paul qu'on retrouve dans ses Épîtres aux Romains ou aux Corinthiens et certains versets sont également beaucoup plus longs et construits très différemment des lettres incontestablement écrites par Paul.

Parfois la différence saute aux yeux car l'auteur indélicat a préféré réinterpréter les idées de Paul à sa façon pour propager une nouvelle doctrine au sein de son Église locale au détriment de la doctrine de Paul. C'est notamment le cas avec les chefs spirituels de l'Église de Corinthe où régnait l'immoralité ainsi que des luttes de pouvoir. Paul a constaté la fraude et ces abus et demanda aux fidèles concernés d'y mettre de l'ordre.

Mais la plupart du temps les Épîtres frauduleuses sont passées inaperçues et se sont propagées parmi les fidèles comme des documents authentiques. Si la Grande Église identifia très tôt les faux les plus flagrants par leur style et leur contenu, la plupart n'ont été identifiés qu'au XIXe ou au XXe siècle, notamment grâce à des moyens analytiques informatisés et le support de bases de données linguistiques.

Mais Paul lui-même n'est pas à une approximation près. Ainsi, dans sa première Épîtres aux Corinthiens rédigée vers l'an 55, Paul affirme que ce qu'il décrit est basé sur les premiers témoignages "de frères [...], dont la plupart sont encore vivants" (1 Corinthiens 15:6) mais comme les autres auteurs apostoliques, il s'est forgé sa propre opinion sans disposer de la moindre preuve. Ses témoignages sont donc également subjectifs et peu fiables.

Quant aux Actes, les historiens pensent qu'ils furent écrits peu après l'Évangile selon Luc, probablement entre 85 et 90 de notre ère, soit 20 ou 25 ans après la mort de Paul et plus de 50 ans après la mort de Jésus. On en déduit que les Actes ne peuvent pas décrire avec précision les faits et gestes de Paul puisqu'il s'agit tout au mieux de témoignages indirects. De plus, si nous mettons en parallèle ce qu'écrit Paul dans ses Épîtres et ce que disent les Actes, on trouve de nombreuses contradictions, notamment concernant sa vie et son enseignement.

Ainsi dans sa première Épître, Paul prétend que c'est trois ans après être revenu à Damas qu'il monta à Jérusalem et rencontra uniquement Pierre (Cephas) et Jacques, le frère de Jésus, et précise que ceci n'est pas un mensonge (Galates 1:16-20). Or dans les Actes, l'auteur prétend qu'il passa quelque temps à Damas avec les disciples puis alla à Jérusalem où il rencontra les apôtres de Jésus (Actes 9:19-30).

Autre anachronisme, dans les Galates, Paul prétend que son "visage était inconnu aux Église du Christ en Judée" (Galates 1:21-22) alors que dans les Actes l'auteur précise que les Églises que Paul persécuta sont justement les Églises "de la Judée et de la Samarie" (Actes 8:1-3; 9:1-2). Paul était-il ou non parmi eux ? Les avis sont contradictoires.

Nous pourrions citer de nombreux autres exemples. Par exemple, Paul était-il seul ou accompagné quand il alla jusqu'en Grèce pour évangéliser les païens de Tessalonie et de Corinthe ? Paul est-il monté deux ou trois fois à Jérusalem pour discuter avec les apôtres ? Les communautés chrétiennes que forma Paul sont-elles composées de juifs ou de Gentils ?, etc. Toutes ces contradictions ne renforcent pas l'authenticité de ces récits et prouvent en tous cas que Paul et l'auteur des Actes (celui de l'Évangile selon Luc) sont deux personnes différentes poursuivant des buts différents.

Comme les Évangélistes synoptiques, Paul n'a pas non plus voulu laisser à la postérité une biographie racontant la vie et l'enseignement de Jésus que de toute façon il n'a pas connu, mais plutôt un résumé de ses paroles et ses actes à la lumière de ses propres sources d'informations et convictions théologiques.

Nous verrons également à propos de la querelle paulienne que la théologie de Paul est souvent en contradiction avec celle des Évangélistes comme Marc et Matthieu, ce qui ne renforce pas non plus l'apparente unité des Actes des Apôtres.

Deuxième partie

Influences et interpolations

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[1] L'incipit a été repris dans le christianisme, notamment dans les prières (par ex. le "Pater" ou "Notre-Père" qui commence par "Notre Père qui es aux cieux..."), les bulles pontificales (les actes juridiques) et les encycliques (les lettres circulaires, par ex. "Laudato si" signifiant "loué sois-tu" publiée par le pape François en 2015 qui commence par "Laudato si..."

[2] A propos de la critique textuelle des Évangiles lire les études de Brooke F. Westcott et Fenton J.A. Hort publiées au XIXe siècle et les commentaires de Daniel Marguerat qui signe plusieurs chapitres de l'ouvrage collectif "Introduction au Nouveau Testament", 2008, dont pp.31-33. A propos de la source "Q", consultez les livres de références.

[3] Etienne Nodet, "Le Fils de Dieu", Le Cerf, 2002 -  Marie-Émile Boismard et Arnaud Lamouille, "Le texte occidental des Actes des Apôtres. Reconstitution et réhabilitation" (2 tomes), Éd. Recherche sur les civilisations, collection "Synthèse 17"; 1984 - Philippe Rolland, "Les premiers Évangiles. Un nouveau regard sur le problème synoptique", Le Cerf, 1984.


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