L'astronomie
des Dogon
|
Marcel Griaule
s'entretenant avec un Dogon en 1931. C'est son assistant Michel
Leiris, étudiant en ethnologie, qui réalisa la photographie. |
Aux
origines d'une fabulation (II)
1.
Les études ethnographiques de Griaule et Dieterlen
Du
point de vue scientifique, purement anthropologique pour l'instant, on peut dire que tout commença
en 1931. Dans le cadre de l'expédition Dakar-Djibouti, l'ethnologue français
Marcel Griaule commença à étudier le
peuple dogon en compagnie de Michel
Leiris, un étudiant en ethnologie. Ils seront rejoints en 1937 par leur collègue Germaine Dieterlen qui
s'intéressait également aux Dogon et à la religion des Bambaras,
l'une des plus grandes ethnies du Mali.
Griaule
et Dieterlen travaillèrent indépendamment l'un de l'autre mais ils se réunirent à
certaines occasions pour mener à bien des projets communs et publièrent le résultat de
leurs recherches dans les magazines scientifiques français.
Contrairement
à ce qu'on peut imaginer, leur travail ne consista pas essentiellement
à prendre des notes ethnographiques ou à effectuer une analyse
sociologique du peuple Dogon. Ils s'intéressèrent avant tout
à la cosmogonie dogon et ce fut par le plus grand des hasards.
En
effet, ainsi ce que nous le verrons, si Griaule s'intéressait un peu à
l'astronomie, il semble que Dieterlen n'éprouvait pas les mêmes
intérêts. Selon une note publiée par Eric Guerrier dans son essai
sur la cosmogonie des Dogon (voir plus bas) : "Ni Mme Dieterlen ni Marcel Griaule n'ajoutèrent la
moindre foi aux dires astronomiques des Dogon, tant était grande
leur ignorance en ce domaine, jusqu'au moment ou un astronome (Théodore
Monod, je crois) leur signala l'intérêt de cette partie de la cosmogonie."
C'est sans doute suite à cette prise de conscience que leur projet de
recherche visa finalement surtout à faire
connaître au monde la cosmogonie dogon.
Définitions L'ethnographie
est l'outil de l'ethnologie qui fait partie de l'anthropologie. Autrement
dit, l'anthropologie est une science qui encadre deux disciplines,
l'ethnologie qui théorise les descriptions ethnographiques.
De
manière générale, les francophones utilisent le terme générique
d'ethnologie là où les anglophones lui préfèrent le terme
d'anthropologie. Pour le public les deux termes sont donc devenus des
synonymes. |
En
1936, suite à des entretiens avec un chef religieux dogon
appelé Ogotommêli sur lequel nous nous attarderons longuement,
Marcel Griaule publia un premier livre sur "La Cosmogonie
des Dogon", puis un second sur les "Masques
Dogon"
en 1938.A
son tour, Germaine Dieterlen publia "Les âmes des dogons" aux
éditions de l'Institut
d'Ethnologie en 1941.
En
1948, Griaule publia à nouveau ses entretiens et les compléta dans
"Le
Dieu d'eau : Entretiens avec Ogotommêli" qui sera traduit dans la presse
anglo-saxonne.
En
1950, Marcel Griaule et de Germaine Dieterlen publient un article
intitulé "Un système soudanais de Sirius" dans le Journal des Africanistes ,
magazine auquel Griaule participait régulièrement depuis 1931. Très spécialisé,
cet article n'a été diffusé que dans les cercles fermés de
l'Intelligencia; le texte était assez difficile à comprendre pour un néophyte
et ne parvint pratiquement jamais à la connaissance du grand public.
Ce sont
les trois ouvrages de Griaule et en particulier "Le Dieu d'eau"
qui feront connaître les Dogon à travers le monde et lanceront toute
la polémique autour de leur cosmogonie.
Griaule et Dieterlen étudieront les
Dogon ensemble jusqu'en 1956
au point de passer plusieurs années sur place et d'être intégrés à
leur société. Ils marqueront sensiblement la tribu de leur empreinte et leurs études
constituent encore aujourd'hui l'une des rares sources exhaustives sur
la cosmogonie du peuple dogon.
Marcel
Griaule mourut à Paris en 1956 et les Dogon lui firent des funérailles
traditionnelles dont la presse française se fit l'écho.
En 1965, à titre posthume, l'Institut
d'Ethnologie publia un nouveau livre sur les Dogon à la mémoire
de Griaule intitulé "Le
renard pâle" (le dieux Dogon de la révolte) qui sera traduit
en anglais
en 1986. Il sera réédité en français en 1991.
Malheureusement pour
l'éditeur et Dieterlen, en 1994 Peter James et Nick
Thorpe dénoncèrent les théories farfelues des deux Français et
de beaucoup d'autres fabulateurs dans leur livre "Ancient
Mysteries".
Germaine Dieterlen nous quitta en 1999, à l'âge respectable de 96 ans
après avoir passé l'essentiel de sa vie avec les Dogon. Elle refusa
avec humour l’étiquette d’ethnologue. Elle se disait ethnographe,
c'est-à-dire une chercheuse étudiant les peuples sur le terrain.
En son hommage, les édition L'Harmattan publièrent son livre
"Les
dogon - Notion de personne et mythe de la création" en
1999.
Le cinéaste et ethnologue français Jean
Rouch qui travailla parfois aux côtés des deux chercheurs demanda
qu'on lui fasse également des funérailles dogons
traditionnelles à la hauteur de son oeuvre.
Notons que les deux ouvrages "Le Dieu d'eau" et "Le renard pâle"
donnent deux versions distinctes, et contradictoires, de la
cosmogonie dogon. Pour le lecteur qui souhaite approfondir la
question, le "renard pâle" est bien plus complet, en
particulier sur tous les aspects proprement "astronomiques".
Nous ferons donc référence à ce livre lorsque nous
discuterons du texte relatif au système de Sirius notamment.
Dans
les années qui suivirent la question de l'astronomie dogon resta au
second plan et ne fut connue que des seuls
spécialistes jusqu'au jour où, de manière tout à fait indépendantes,
deux illustres inconnus s'emparèrent du sujet, Eric Guerrier en France
et Robert Temple en Angleterre.
2. Le livre d'Eric Guerrier
En France, la relation entre les Dogon, l'astronomie et les
extraterrestres trouve son origine en 1975 avec la publication par
Eric Guerrier du livre "La cosmogonie
des Dogon: L'Arche du Nommo". Eric
Guerrier est un professeur d'architecture émérite passionné
d'ethnologie notamment. Dans un courrier privé qu'il m'adressa en réponse à ma
critique publiée en 2007, il confirme avoir publié cet essai après avoir
lu "Le renard pâle" (1965) de Griaule dans le cadre de ses recherches universitaires.
Un
esprit critique peut déjà se demander quel rapport y a-t-il entre
l'architecture et la cosmogonie ou l'ethnologie ? On peut supposer
qu'il s'agit de l'époque où l'auteur proposait un cours d'anthropologie
de l’espace architectural et urbain. Selon mes souvenirs, ce cours très peu
enseigné porte sur les origines de l'expérience spatiale et de l'humanisation de
l'espace. Ses thèmes de recherches traitent des "formes architecturales et
espaces urbanistiques d'un point de vue anthropologique, jusqu'à certains
aspects philosophiques", d'où on peut y voir une certaine relation avec
la cosmogonie Dogon.
Eric
Guerrier prétend que "certains détails de la cosmogonie Dogon sont inexplicables au
regard des moyens de connaissance de l’époque où ces mythes se sont constitués."
Voilà une conclusion hâtive pour le moins étonnante pour un soi-disant
scientifique qui revendique son esprit critique !
Malheureusement
pourrait-on dire, son ouvrage fut publié durant la vague ufologique française, à peine un an après
la publication du livre "La
nouvelle vague des soucoupes volantes" de Jean-Claude
Bourret. Ce concours malheureux de circonstances provoqua dans
l'esprit des lecteurs - et sans doute de l'éditeur - un amalgame entre la théorie
extraordinaire évoquée par Guerrier et l'hypothèse extraterrestre de
Bourret.
Contrairement
à ce que certains critiques ont écrit à propos du livre de Guerrier, à
aucun moment l'auteur ne dit que le Nommo peut être associé à un
vaisseau spatial. "Mon travail a consisté, non pas à défendre une thèse, mais à faire
un état du contenu de cette cosmogonie et de le comparer à l’état
de nos connaissances [...] Je lis dans le mythe que le Nommo conduit
l’arche. Il est décrit comme un panier, sorte d’Arche de Noë [amené]
sur Terre [...], je lis comment cette arche a atterri...",
écrit Guerrier dans la lettre qu'il m'adressa.
In
fine, Eric Guerrier pose la question principale de savoir comment les
Dogon ont pu constituer leur savoir. Sans considérer le mythe
du Nommo comme des "affabulations délibérées de Griaule, je
le compare à nos propres mythes modernes, dont certains sont ufologiques
[...], sans pour autant y adhérer", précise-t-il aujourd'hui.
Devant les commentaires tenus par Eric Guerrier, l'éditeur Robert Laffont a tout de
même pris la sage précaution de publier ce livre dans sa fameuse collection
ésotérique "Les portes de l'étrange" plutôt que dans une de ses
collections réservées à la vulgarisation scientifique ! Guerrier s'y est opposé,
étant, écrit-il "allergique à la forme de pensée ésotérique"
(sic!), mais en vain.
Notons que cet ouvrage s'est vendu à moins de
1000 exemplaires. Guerrier explique ces faibles ventes par le fait
que "les amateurs d'ésotérisme ne s'y sont pas trompés..."
A quoi on peut lui répondre qu'il ne faut pas prendre les lecteurs
pour des idiots. Ils sont tout à fait capables de reconnaître un
bon livre et de le faire savoir autour d'eux !
En
fait, Eric Guerrier met aujourd'hui beaucoup de précautions à se défendre
d'être un "ufomaniaque" ou de s'être trompé
d'interprétation, mettant en avant ses titres
académiques et se considérant comme un "enseignant
ayant appris la discipline de la recherche universitaire",
donc a priori un scientifique ayant "horreur de la métaphysique,
sans parler de l’ésotérisme".
En
revanche, il semble peu enclin à accepter la critique scientifique de spécialistes
quand il déclare à propos des recherches de l'ethnologue Van Beek (Beck, Cfr page 4)
et son équipe, que les "allégations de Beck sont guère soutenables,
sauf à apporter une vraie probation à Griaule. [...] Penser que les Dogon ont
pu informer Beck comme il le prétend en deux séjours relativement courts,
confine à l’escroquerie intellectuelle. Car, au moins depuis les travaux de
Levi-Strauss, la naïveté n’est plus permise". Face à
de tels arguments noyés parmi d'autres du même acabit dont je vous
fait grâce, nous avons établi un juste portrait de l'auteur auquel je laisse assumer ses propos.
Cela
se serait probablement passé autrement si l'auteur avait fait preuve de plus
de rigueur, s'il avait d'emblée étudié le sujet sur le terrain
en collaboration avec des experts ainsi que sur le plan historique des influences
culturelles évidentes, et surtout pas en réalisant son "devoir d'enquête" en
chambre en se basant uniquement sur les travaux d'autrui ! Cela,
Eric Guerrier refuse de le reconnaître.
Mais
même en allant étudier le sujet sur le terrain, cela ne garantit pas
l'objectivité de l'auteur, et Robert Temple peut en témoigner.
3.
La rencontre entre Robert Temple et Arthur Young
En
1952, un certain Arthur M.Young
prétendit avoir été l'un des neufs témoins
en contact avec l'un des représentants du "Conseil des Neuf", les dieux
créateurs de l'Egypte antique venus de... Sirius ! Nous voici donc déjà prévenus
de la crédibilité qu'il faut accorder à cet auteur.
|
Robert
Temple et Uri Geller venu célébrer le 60e anniversaire
de son ami le 25 janvier 2005. Document Robert
Temple. |
Toutefois,
Young n'était pas n'importe qui. Fils d'Eliza Cox et du célèbre
peintre paysagiste Charles Morris
Young, il était mathématicien de l'Université de Princeton et
travailla chez Bell Aircraft sur la conception des hélicoptères,
notamment du célèbre modèle Bell
47. Il avait donc de sérieuses qualifications.
Mais on rapporte que juste après la
Seconde guerre mondiale et après avoir vu les explosions nucléaires, il
eut un tel choc qu'il s'orienta définitivement vers la philosophie
et la spiritualité. En 1952, Young créa la "Fondation pour l'Etude de la
Conscience" à Philadelphie et ouvrit une fondation identique à
Berkeley en Californie en 1973.
Young
et Temple étaient passionnés par les mêmes sujets ésotériques. En 1965,
Young lui donna l'article sur les Dogon écrit en 1950 par Griaule
et Dieterlen ("Un système soudanais de Sirius"). Avec le recul on peut estimer
que cet article impressionna le jeune Temple au point qu'il
l'utilisera dix ans plus tard pour constituer la trame de son livre.
En
1966, à l'âge de 21 ans seulement, Temple fut engagé comme secrétaire
dans la fondation créée par Young.
En 1976, Young publia un livre sur
"la théorie du processus cosmologique" au titre tout aussi
hermétique "The Reflexive Universe: Evolution
of Consciousness" consacré au schisme entre l'esprit et
la matière. Young nous quitta en 1995.
4.
Le livre de Robert Temple
En 1967,
Robert Temple commença
la rédaction de son projet de livre sur "Le Mystère de Sirius".
Vers 1970, il fera une courte visite chez les Dogon pour s'imprégner
de leur culture et vérifier sans doute si ce qu'il disait à propos
de leur cosmogonie était exact, et surtout pour pouvoir dire à ses détracteurs qu'il
avait été sur place et connaissait le sujet. En fait, il ne revisitera plus
jamais ce pays par la suite, ce qui en dit long sur son
(dés)intérêt.
|
L'ouvrage
de Robert
K.Temple consacré aux mythologies dogon et d'autres civilisations
soi-disant inspirées... des extraterrestres ! Un livre peu informatif,
imprécis et incohérent, à réserver aux amateurs du genre. |
"The
Sirius Mystery" fut publié en 1976 et réédité jusqu'en
1999. C'est un épais volume de 703 pages dont voici des extraits en anglais.
Ils sont révélateurs du sens critique et des préjugés de l'auteur.
Il va sans dire que les arguments évoqués par Temple sont pour la plupart
inspirés de ses lectures disparates, en particulier par l'article de Griaule et
Dieterlen et les ouvrages sur l'ufologie publiés par
Erich von Däniken, Zecharia Sitchin et
Arthur Young qui étaient convaincus
que la Terre avait été visitée par des extraterrestres.
Temple
y ajoute son interprétation personnelle et tout à fait erronée de la
mythologie de l'Egypte
antique, de Sumer et des Dogon pour développer à son tour la théorie des
"anciens astronautes" et prétendre que ces civilisations
avaient côtoyé des extraterrestres !
En effet, dès l'introduction du livre, le lecteur apprend que Temple prétend détenir la
preuve de la présence d'extraterrestres en Egypte voici plus de
5000 ans et que des créatures aquatiques vivant sur Sirius furent
à l'origine de nos civilisations ! A se demander à quoi ont servi plus
de deux siècles de recherches en astronomie, en biologie, en
archéologie, en ethnologie et dans bien d'autres disciplines !
Pour
rassurer le lecteur de sa bonne foi, en 1980 Temple ajouta
140 pages à son livre dans lesquelles il discute de soi-disant
conspirations orchestrées par le KGB, la CIA et la NASA à son encontre,
prétendant qu'il était vraiment "persécuté" par la CIA
suite à ses "révélations".
Culturellement et politiquement, l'Egypte antique
ayant toujours été un sujet très apprécié du public depuis la compagne d'Egypte de Bonaparte
(1798-1801), la "conspiration Stargate" était née. Notons que même
aujourd'hui elle garde un certain succès au box
office !
Commentaires
Le
lecteur avisé, et je l'espère la majorité des lecteurs, se rendront
vite compte du caractère pseudo-scientifique de cet ouvrage qui ne
mérite qu'une lecture superficielle tellement les informations sont
disparates, imprécises voire erronées et finalement incohérentes,
sans parler de la conclusion farfelue à laquelle aboutit Robert
Temple.
Si
certains veulent lui trouver une excuse, à la décharge de Temple et
de ses lecteurs crédules, on pourrait invoquer qu'à l'époque de la publication de
son livre, l'homme venait juste de marcher sur la Lune (1969-1972) et
le temps semblait venu où nous allions enfin explorer les étoiles...
Mais Temple était déjà à des années-lumière de ces projets. Agé de 31 ans,
il n'était intéressé que par la question extraterrestre. Il n'a donc aucune
excuse pour expliquer la digression d'un jeune scientifique vers le folklore extraterrestre,
excuse qu'il ne cherche même pas puisqu'en 1997 il revendiquait plus
que jamais sa thèse.
Selon plus d'un critique,
il paraît évident que Temple voulut faire plaisir à son mentor en écrivant
cet ouvrage. Quant à la crédibilité scientifique de sa théorie, elle
repose uniquement sur la confiance du lecteur en son titre académique.
|
Robert
K. Temple assis sur une réputation bien fragile. |
Sous le couvert d'un doctorat en Archéologie
(R.Temple est "Royal Archeological Fellow" et affilié à divers instituts
d'archéologie et d'histoire), Temple a conduit ses propres recherches à
travers les textes sacrés et
les mythologies des principales civilisations.
Pour
asseoir sa théorie, Temple effectua des rapprochements ad hoc entre des
similitudes prises dans diverses civilisations florissant à des époques et
des lieux différents. Or une similitude n'a jamais constitué une preuve
sans quoi les tribunaux seraient bien encombrés par tous les sosies revendiquant
des droits d'auteurs ou de successions imaginaires ! Restait pour Temple à enjoliver
ces informations, les argumenter dans un discours dense afin qu'elles cadrent avec
le but qu'il poursuivait. A sa manière mais dans un style fort différent et moins
profond, Guerrier fit de même de son côté.
Bref,
en s'entourant d'une "ceinture de protection" comme le disait
Imré Lakatos pour défendre sa thèse, Temple
(comme Guerrier) ne fit plus oeuvre scientifique mais sortit délibérément du champ
de la science pour plonger comme ses amphibiens venus de Sirius dans celui des pseudo-sciences si
facilement accessibles aux esprits "illuminés" et peu critiques.
Aussi
étonnant que cela soit, le message de Temple a été accepté pour acquis
par de nombreux lecteurs qui semblaient peu affectés par son discours
pseudo-scientifique, sans doute convaincus par ses titres académiques et
ses affiliations.
Mais
ne nous y trompons pas. Pour appuyer la bonne réputation de l'auteur, certains ufologues
ont écrit que "Robert Temple est un astronome respecté, membre de la Royal
Astronomical Society anglaise". D'abord ils ne connaissent pas leur sujet car
Temple n'est pas astronome, et ils devraient ensuite savoir que cette société
d'astronomie n'est pas réservée aux astronomes et ouvre ses portes à un public
averti. En tant que membre de la RAS, je peux vous confirmer que si vous pouvez
prétendre à un titre académique, êtes étudiant en science de la terre ou
en astronomie ou si vous êtes un astronome amateur averti, tel que
stipulé sur leur site
Internet, si vous êtes parrainé, vous pouvez également poser votre candidature et devenir
Fellow
(membre ou sociétaire, à ne pas confondre avec le titre
académique du même nom) de cette respectable "society" moyennant quelques livres
sterlings. Cette adhésion ne vous attribue pas pour autant la science infuse ou un sens critique
au-dessus de tout soupçon, et Robert Temple en sait quelque chose !
En fait,
les lecteurs de Robert Temple ne cherchaient pas précisément à
connaître la vérité à travers ce livre mais un message, une
inspiration, une nouvelle philosophie que semblaient leur apporter les
théories de Robert Temple.
Sa
théorie fut néanmoins renforcée en 1976 lorsque la revue
"Nature"
jugea bon d'y faire référence dans sa rubrique "Comments and Opinion"
sous la signature de l'astrophysicien anglais Michael W. Ovenden (1926-1987).
Dans une revue de deux pages intitulée "Mustard seed of
mystery" (graine de moutarde de mystère), l'auteur faisait même un
jeu de mot avec son nom : "Un livre fascinant parce que
la pépite du Temple du mystère a été extraite d'une veine
pure et l'a poli [...] Le mystère de Sirius devrait être
pris au sérieux".
Sous
la signature de Ronald Story, le 2 août 1976 le magazine "Time" ira
dans le même sens sans pour autant valoriser l'ouvrage,
citant simplement le "torrent d'informations et de
recoupements" compilés par Temple.
Certes
nous vivons en démocratie, mais il est hallucinant que
de tels éditeurs tout de même réputés pour leur sérieux cautionnent un tel livre !
Mais quand on sait que la majorité des Américains
et surtout les Évangélistes protestants rejettent la théorie de
l'évolution et que beaucoup croient encore que la Terre est au centre
du monde, on ne s'étonne pas du peu de sens critique de leurs
émules !
Il n'en fallait pas
plus pour que Temple accède immédiatement à une célébrité
relative et que son livre devienne un best-seller. Il en vendit 10000
exemplaires durant les deux premiers mois suivant sa sortie en Angleterre.
Depuis, Temple a écrit une bonne dizaine d'ouvrages et de nombreux articles,
et pas seulement sur l'archéologie.
Temple sera réconforté dans sa démarche en recevant même des
encouragements de célébrités scientifiques tel le visionnaire
Arthur C. Clarke, qui changea toutefois d'opinion en 1982,
préférant l'hypothèse de "l'influence moderne" à celle
des extraterrestres.
A
son tour, l'écrivain Isaac Asimov dira : "je ne pourrais trouver aucune erreur dans ce
livre. C'est en soi extraordinaire". Toutefois en 1978,
dans son roman "Quasar, Quasar Burning Bright",
Asimov avoua qu'"il était embarrassé par sa stupidité de
ne pas avoir précisé qu'il avait fait ce commentaire pour s'en
débarrasser [de Temple] poliment".
Enfin il
y eut la publicité du "The Telegraph" puis du "Sunday Time"
de Londres qui titra "L'esprit rechigne [...] Robert
Temple est prudent. Il [a utilisé son] intégrité intellectuelle
[pour effectuer] un énorme [travail de] recherche sur les mythologies antiques
de nombreuses civilisations et les cultures. On peut seulement les
considérer avec crainte". Ce commentaire comme celui
du magazine "Nature" n'a jamais
été démenti et encore aujourd'hui, le site américain d'Amazon les
reprend comme publicité pour l'ouvrage et bien entendu Temple y
fait référence sur son site Internet.
Ainsi
durant quelques années des auteurs célèbres de formation
scientifique certaine et une bonne partie du public intéressé par
le sujet se sont laissés berner par les arguments prétendument
scientifiques de Robert Temple, avant de se
rétracter les uns après les autres.
5.
Les premières critiques
Heureusement,
la communauté scientifique ne sera pas dupe très longtemps. Car
mettre en couverture de son livre qu'on dispose de "nouvelles
preuves scientifiques de l'existence d'extraterrestres sur Terre
voici 5000 ans" et discuter de créatures aquatiques
vivant sur Sirius laisse planer comme un doute sur l'état mental de
Temple, son sens de l'analyse et le but de sa publication; la science est mal à l'aise à
cautionner un tel ouvrage qu'aucune preuve ne vient étayer.
Pour
un astronome ou un archéologue sérieux rien que le sous-titre
réduit à néant toute la crédibilité de ce livre. Quant à
trouver des êtres vivants dans le système de Sirius, c'est assez
improbable, à moins que nous n'ayons pas la même définition
de la vie.
A
moins aussi que l'auteur ait trouvé son inspiration dans le roman
"Micromégas"
de Voltaire publié en 1752 dont le premier chapitre est intitulé "Voyage d'un
habitant du monde de l'étoile Sirius dans la planète de
Saturne" et qui précise dans le premier paragraphe
que cet habitant vit "Dans une de ces planètes qui tournent
autour de l'étoile nommée Sirius".
Mais trêve de
plaisanteries. L'idée des amphibiens extraterrestres ou des êtres
mi-hommes mi-poissons n'est pas nouvelle. Temple
y fait référence pour asseoir sa théorie selon laquelle ces
êtres seraient à l'origine de l'émergence de nombreuses
civilisations (terrestres). Pour ce faire, il rappelle qu'on y fait
référence dans les textes sanskrits hindous (les Védas parlent des
"Tritons" associés à la déesse Aptia), dans la mythologie
chinoise (les fameux Fuxi et Nu Gua) et dans les mythologies arabes
et indo-européennes qui foisonnent de créatures aquatiques (Poséidon
en Grèce, Neith en Egypte, Ea à Babylone, ...). Pour finir il en
arrive aux Dogon où il prétend que leur civilisation a été fondée
par des êtres ressemblant à des poissons appelés Nommos (les dieux ou génies de l'eau).
Bref,
à travers ce sous-titre racoleur, Temple attira surtout l'attention des ufologues
et de tous les passionnés de pataphysique, ce qui était sans doute le but
premier poursuivit par Temple lorsqu'il commença la rédaction de son livre
alors qu'il n'était encore qu'étudiant.
Robert
K.Temple rejoint ainsi le grand club ésotérique des fabulateurs dont Louis Pauwels et Jacques Bergier
("Le
matin des magiciens",1960) ainsi que T.Lopsang
Rampa ("La
caverne des Anciens", 1963) furent longtemps parmi les plus
célèbres représentants. On en reparlera dans un autre article.
Si
on écarte toutes les informations non fondées publiées dans le livre
de Temple et qu'on analyse les seules données sur la cosmogonie dogon,
les scientifiques ne pouvaient toujours pas cautionner cet ouvrage.
Ainsi l'astronome et écrivain
Ian Ridpath rappela en 1978 dans le magazine "Skeptical
Inquirer" que "toute la légende Dogon à propos de
Sirius et ses compagnons est criblée d'ambiguïtés, de
contradictions et d'erreurs grossières, du moins si nous essayons
de l'interpréter littéralement". Ridpath souligna
également que "si l'astronomie des Dogon a probablement
été inspirée par les Européens à propos de Sirius, les connaissances
présumées des Dogon à propos des planètes sont très éloignées des faits".
A
son tour, en 1979, dans son livre "Broca's
Brain" (sous-titré "réflexions sur la science
romancée"), le très médiatique astronome Carl
Sagan critiqua ouvertement l'enthousiasme que Temple mettait à défendre
sa théorie et ses idées parfois extravagantes que rien ne venait
confirmer. Il lui rappela notamment que les Dogon ignoraient
superbement qu'une deuxième planète au-delà de Saturne disposait
d'un anneau; c'était normal puisque les anneaux d'Uranus
ne furent découverts qu'en... 1977 ! (et ceux de Jupiter en 1979,
ceux de Neptune en 1988).
Ainsi la théorie édifiée par l'archéologue
à coup d'arguments pseudo-scientifiques s'écroulait comme un château
de cartes devant les observations astronomiques, et ce n'était qu'un début.
Cette façon de mélanger la
science et la fiction sans mettre en garde le lecteur finit pas agacer les
scientifiques qui sonnèrent le glas de la bonne réputation de Robert
Temple mais cela ne l'affecta point, trop passionné sans doute et
l'esprit trop embrumé par sa façon de voir le monde.
Nous
allons voir dans le prochain chapitre comment les enquêtes ultérieures
ont fini par démystifier ses théories pseudo-scientifiques. Leur effet porta si bien ses fruits
qu'étant plus jeune j'avais eu l'intention d'acheter son livre mais
suite aux critiques j'ai fini par abandonner cette idée pour
m'occuper de questions plus sérieuses. On peut supposer que cette
"descente en flamme" de son ouvrage lui a porté
préjudice ainsi qu'à son éditeur car ce livre n'a plus été
réédité depuis 1999 et est en revanche disponible en de nombreux
exemplaires d'occasion; bref plus personne n'en veut dans sa
bibliothèque et n'y fait référence si ce n'est pour le critiquer
négativement.
6.
La thèse extraterrestre
Comment les ufologues ont-ils abouti à l'étrange conclusion que le mythe
du Nommo était en relation avec les extraterrestres ? Les experts noteront
que certains auteurs font référence à l'article de Paul Baize publié dans
"L'astronomie" en 1931 et consacré au compagnon de Sirius,
d'autres aux premières interprétations de Griaule et Dieterlen, notamment
leur article de 1950 et leur livre de 1965.
Les ethnologues
ont toujours traduit le terme "Nommo" par le "génie de
l'eau" ou le "dieu-eau" et encore aujourd'hui cette traduction
fait consensus parmi les experts et est d'actualité; je l'ai d'ailleurs utilisée
dans le dossier sur l'écologie consacré à l'eau.
|
La
mythologie dogon dit que c'est la vapeur d'eau qui créa le
monde et l'union de deux eaux qui créa la vie. Nommo, le
dieu-eau gère ainsi l'univers. |
Mais pour les ufologues favorables à la thèse extraterrestre, il en est tout
autrement. Le "Nommo conduit l'arche", le "vaisseau
extraterrestre" ou encore le "chef du vaisseau" selon
le contexte. L'arche était soi-disant descendu du ciel dans un nuage de poussière
et brillant d'une lumière rouge puis y retourna... Pour les
ufologues déjà trop enclins à interpréter le texte, il
s'agit ni plus ni moins du compte-rendu de l'observation d'un vaisseau spatial !
D'autres descriptions assez ambiguës et prêtant à confusion ont renforcé l'idée
des ufologues selon laquelle les Dogon avaient été visités par des extraterrestres
dans un lointain passé.
Généralement
plus séduits par les théories extravagantes que par les explications
ordinaires, c'est finalement cette version que le grand public a retenu
au grand dam des scientifiques.
A force de
transposer chaque terme en un autre, à interpréter le texte
plutôt qu'à le traduire ou simplement le lire, beaucoup d'auteurs ont
évidemment finit par transformer totalement le sens de la cosmogonie dogon. Mais
pire que cela, ils ont voulu y trouver une origine extraordinaire sans
chercher la solution la plus simple. C'est ce qu'on appelle de la pseudo-science.
Enfin,
ces auteurs soi-disant "experts" en leur domaine ne peuvent
généralement pas prétendre à un titre d'ethnologue et la majorité d'entre eux
n'ont aucune connaissance du folklore et des styles littéraires
(paraboles, analogies, sens sacré, etc) utilisés dans les
traditions africaines ni même d'ailleurs sans doute. Ajoutez à
cela une prédisposition de Temple pour les extraterrestres, et vous
avez la matière première de leur essai, de la véritable science-fiction
New-Age !
Entrons
à présent dans le coeur du sujet et démystifions ce conte pseudo-scientifique.
Prochain
chapitre
L'interprétation
de Marcel Griaule |