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La Bible face à la critique historique

Gros-plan sur la mosaïque du Christ Pantocrator de la basilique Sainte-Sophie à Istanbul (convertie en mosquée) et devenue le musée Aya Sofya.

Jésus a-t-il existé ? (I)

Comme nous l'avons expliqué en introduction, la Bible est l'ouvrage le plus vendu au monde. Tous les jours, des millions de chrétiens lisent et interprètent les paroles du Nouveau Testament. Mais avant d'y croire, s'est-on demandé si Jésus de Nazareth avait vraiment existé ? A une époque où le blasphème et l'excommunication n'effrayent plus grand monde, on peut légitimement se poser la question car en dehors du Nouveau Testament, quelle preuve a-t-on de son existence ? Pour répondre à cette question, étant donné l'ampleur du travail de recherche à travers toutes les sources documentaires de l'époque, nous allons interroger les historiens, archéologues et biblistes ayant découvert des indices de l'empreinte historique de Jésus et examiner avec eux leur authenticité. A la fin de cet article, nous serons en mesure de dire si oui ou non, l'homme qui devint la figure emblématique du christianisme a réellement existé.

Définitions

Les sources documentaires et archéologiques

Dans une telle situation, la première chose à faire est de rechercher les "sources documentaires" et d'identifier les auteurs comme nous l'avons fait à propos de la rédaction de l'Ancien Testament (cf. Moïse a-t-il écrit la Torah ?, l'identification des auteurs du Pentateuque) et de la définition du canon du Nouveau Testament.

Par "source documentaire", on entend une preuve écrite, littéraire ou archéologique, c'est-à-dire une inscription écrite ou gravée sur un objet antique, ce qui ouvre le champ à de nombreux supports. A ce stade de l'examen, on ne discute pas encore de son authenticité, une question qui peut prendre des années avant d'être résolue.

Presque toutes les sources que nous allons décrire dans cet article existent sous la forme de documents, généralement des manuscrits, qui ont été copiés et préservés au cours des générations et que nous allons présenter. Si certains auteurs les appellent des "preuves archéologiques" ou des "artefacts", c'est-à-dire des créations artificielles, généralement les biblistes préfèrent appeler ces textes anciens des sources documentaires pour les différencier justement des artefacts découverts lors de fouilles archéologiques qui finalement peuvent englober toutes les formes d'objets antiques, y compris les manuscrits. Ces artefacts archéologiques et en particulier les ossuaires portent généralement le patronyme du défunt et constituent une classe à part de sources documentaires que nous appelerons les sources archéologiques que nous examinerons à la fin de cet article.

Les sources documentaires

Les historiens ont découvert trois sources documentaires pouvant nous aider à prouver ou du moins affirmer avec suffisamment de certitude l'existence de Jésus : les sources gréco-romaines dites classiques, les sources juives et les sources chrétiennes. Nous verrons d'abord les sources documentaires nous apportant des preuves quasi certaines puis celles dont les indices sont moins fiables et terminerons par les sources douteuses.

Pour être complet, nous allons chaque fois replacer la source dans son contexte, au besoin en complétant l'information par une note détaillée en bas de page accompagnée des références des livres ou des articles rédigés par les chercheurs ayant approfondi le sujet, et le mot n'est pas vain. Notons que la majorité des livres ou magazines de référence sont écrits en anglais car les spécialistes sont pour la plupart américains ou n'ont publié leurs travaux qu'en anglais pour leur assurer la plus large diffusion. Ces livres n'ayant pas été traduits en français, il m'a paru intéressant d'en traduire quelques extraits pour illustrer cet article. De même, lorsque les traductions françaises des textes grecs ou latins s'écartaient trop du sens du texte original, j'ai retraduit le texte tout en maintenant le lien vers la traduction en français. Nous ferons aussi quelques commentaires à ce sujet.

1. Les sources chrétiennes

Malheureusement on peut déjà éliminer les sources chrétiennes puisque les soi-disant "preuves" existantes sont fondées sur le texte biblique lui-même. Les conclusions des auteurs apostoliques sont biaisées car elles sont loin d'être objectives, aucun apôtre n'ayant pris la précaution (volontairement ou dans l'impossibilité de le faire) d'apporter une preuve historique attestant ses propos ou les actes qu'il décrit. Du fait que ces sources ont des avis subjectifs et dogmatiques, il est impossible d'en tenir compte pour authentifier scientifiquement les récits évoquant Jésus.

Ceci dit, puisqu'il n'y a plus rien à dire à ce sujet, rappelons qu'il ne sert à rien de chercher dans les textes anciens le nom "Jésus" encore moins "Jésus-Christ"; ce sont des traductions relativement modernes. Aussi, si vous demandiez à un apôtre "connaissez-vous Jésus ?", ce nom ne lui dirait rien ! En effet, Jésus est un nom qui apparaît seulement vers le XIIe siècle, lorsque la lettre "J" fut inventée dans les traductions françaises et anglaises. Le tableau suivant reprend les noms de "Jésus" dans les différentes langues usitées. Sans oublier que certains auteurs utilisèrent des abréviations sacrées, notamment en grec comme "IΣ" (ou "ισ") pour nommer Jésus (Iesous). On y reviendra.

Enfin, lors des traductions, il faut aussi tenir compte des grammaires de chaque langue. Ainsi, dans de nombreux cas, il est impossible de traduire les mots hébreu en grec ou en latin car les premiers textes furent rédigés sans les voyelles (jusqu'aux années 70 de notre ère ou les scribes juifs ajoutèrent des voyelles et des accents pour faciliter la lecture) ou il manque dans la langue étrangère les lettres correspondant à certains sons. On procède alors par translittération qui consiste à reproduire les sons du mot lettre par lettre. Ainsi, il est impossible d'avoir une translittération en grec du nom "Yeshua" (Yesua) car les sons hébreu "y" (i-è) et "sh" (ch) n'existent pas en grec. On peut juste créer le son "y" avec iota et eta qui se prononcent "i-è" et on obtient le son "ch" avec la lettre sigma mais qui se prononce "s" (ç). De plus, les noms masculins en grec ne se terminent jamais par un son vocalique. C'est la raison pour laquelle un nom comme "Iesous" (Jésus) ou "Messias" (Messie) se termine par "s" comme tous les noms grecs, y compris "Christos". Il faut être linguiste ou épigraphiste et même connaître les traditions littéraires et la culture du pays concerné pour identifier correctement les noms au risque de traduire erronément les textes et de poser des conclusions qui le sont tout autant.

Ceci étant précisé, examinons les sources gréco-romaines et juives.

2. Les sources gréco-romaines

Historiquement, comme la plupart des civilisations, les romains n'ont porté aucun intérêt aux dignitaires religieux des régions éloignées de leur empire et Jésus de Nazareth n'a pas fait exception. Même Ponce Pilate qui pourtant habitait le pays n'en avait pas entendu parlé avant que les membres du Sanhédrin ne viennent s'en plaindre. Rome ne fut vraiment concernée par les Chrétiens qu'à partir du jour où ils représentèrent une minorité significative menaçant l'unité nationale[1].

Aussi, on ne sera pas très étonné d'apprendre qu'il n'y a qu'un seul auteur romain évoquant Jésus, c'est Tacite, qui vécut entre c.55/56 et c.118 de notre ère (à ne pas confondre avce l'empereur Marcus Claudius Tacite qui vécut entre 200-276). On sait peu de choses sur l'historien Tacite car sa biographie est fragmentaire et établie par recoupement avec des lettres, commentaires et citations d'autres historiens ou politiciens de son temps (Pline le jeune, Pline l'Ancien, Vespasien, Titus, etc.). En revanche, Tacite nous a laissé cinq livres écrits entre 98 et environ 115.

L'historien et haut fonctionnaire romain Tacite (c.55/56-c118).

De son vrai nom Caius (ou Gaius ou Publius) Cornelius Tacitus, c'était un haut fonctionnaire romain qui fut sénateur, proconsul et gouverneur et occasionnellement avocat, orateur, ethnographe et historien. Son patronyme est basé sur le mot latin "tacitus" signifiant "silencieux" d'où est dérivé le mot "tacite" et l'adverbe "tacitement". Son nom fait référence à ses commentaires concis où le silence a des significations magistrales. Un argument en faveur de l'authenticité de sa citation est que Tacite écrit en vrai latin alors que les meilleurs gloseurs païens et chrétiens qui commentaient les textes et discours anciens ne s'exprimaient généralement pas dans ce style de latin.

Dans ses "Annales" ou "Ab Excessu divi Augusti Historiarum Libri" (Livre d'Histoire de la Mort du divin Auguste) inachevées écrites entre 115 et 117, Tacite fait référence à Jésus uniquement parce que dans les chapitres consacrés à la biographie de Néron, il évoque les cruautés que l'empereur infligea aux Chrétiens. Mais nous avons expliqué à propos de la destruction du temple de Jérusalem que la cruauté qu'on attribue à Néron ne repose que sur des rumeurs et il fallut attendre la critique de Tacite par Polydore Hochart en 1890 et plus certainement encore le XXIe siècle pour restaurer l'honneur de Néron et sa qualité de "bon empereur".

Pour rappel, en 64 de notre ère, Rome fut en proie à un violent incendie et on soupçonna Néron de l'avoir provoqué pour détruire une partie de la ville où il avait l'intention de bâtir de nouvelles constructions. On prétend que l'empereur aurait essayé de transférer la faute sur les chrétiens. Tacite profita de l'opportunité pour dire tout le mal qu'il pensait de cette nouvelle secte : "Mais aucun moyen humain, ni largesses impériales, ni cérémonies expiatoires ne faisaient taire le cri public qui accusait Néron d'avoir ordonné l'incendie. Pour apaiser ces rumeurs, il offrit d'autres coupables, et fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d'hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chréstiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate. Réprimée un instant, cette exécrable superstition se débordait de nouveau, non seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde enferme d'infamies et d'horreurs afflue et trouve des partisans." (Annales, Livre XV, 15.44, 2-3).

Les propos de Tacite sur le Christ confirment les récits du Nouveau Testament concernant la mort de Jésus. Tacite prouve qu'il dispose d'informations précises sur les circonstances de la mort de Jésus :

- il cite le nom "Christus" pour nommer Jésus de manière distincte plutôt que par son patronyme (Jésus de Nazareth) ou le titre de Messie ou Roi des juifs

- il associe le Christ au premier mouvement chrétien d'où le nom est dérivé

- il précise que le Christ fut exécuté par le gouverneur romain de Judée

- il précise l'époque de sa mort pendant le règne de Ponce Pilate (26-36), sous le règne de Tibère (14-37), ce qui confirme que Jésus est bien mort au plus tôt en 26 et au plus tard en 36, les juifs ayant traditionnellement adopté l'an 30.

Toutefois, plusieurs historiens et biblistes ont nuancé voire contesté cette conclusion. Sans vouloir décrire tous les points de vue, voici quelques réfutations et les arguments qu'on peut leur opposer.

- Peut-on confondre Ponce Pilate avec un homonyme ? L'historien et académicien britannique Adrian Nicholas Sherwin-White (1911-1993) qui participa à la rédaction de l'encyclopédie "International Standard Bible Encyclopedia" précise à la rubrique "Pilatus, Pontius" que le patronyme "Pontius" est commun dans certaines parties de l'Italie à cette époque mais le nom "Pilatus" n'est mentionné nulle part. Du fait de cette rareté et parce qu'un seul Ponce Pilate était le gouverneur romain de Judée, les historiens considèrent que son identification avec le personnage cité dans la Bible est certaine.

- Le titre officiel de Ponce Pilate lorsqu'il officiait en Judée n'était pas procureur comme le prétend Tacite mais "praefectus" (littéralement "mis en charge") c'est-à-dire "préfet" comme indiqué sur la pierre découverte en 1961 près de Césarée présentée ci-dessous. Bien que la pierre soit abîmée, on peut lire : "TIBERIEVM... [PO]NTIVS PILATVS [...PRAEF]ECTUS IUDA[EA]E", c'est-à-dire "Ponce Pilate, Préfet de Judée".

A lire : New Testament Political Figures: The Evidence, BAS

A gauche, une pierre taillée en grès découverte en 1961 près de Césarée par une équipe d'archéologues italiens dirigée par le Dr Frova. Cette pierre contient une inscription confirmant la fonction de Ponce Pilate : "TIBERIEVM... [PO]NTIVS PILATVS [...PRAEF]ECTUS IUDA[EA]E", c'est-à-dire "Ponce Pilate, Préfet de Judée". A droite, la vue générale.

Il est possible que le mot "procureur" mentionné soit une erreur mais le contexte historique suggère qu'il ne s'agit pas d'une erreur mais d'un anachronisme, intentionnel ou accidentel.[2]

- On ignore à quelle époque la pierre de Césarée fut gravée; cela peut être n'importe quand entre 31 et 36 de notre ère comme l'expliquent les historiens Clayton M. Lehmann et Kenneth G. Holum dans leur livre "The Greek and Latin Inscriptions of Caesarea Maritima" (2000, pp.67-70 et p249).

- Enfin, en 1969, peu après la fin de la guerre des Six Jours, lors d'une compagne de fouille archéologique sur le site du tombeau d'Hérode situé près de Bethléem (Hérodion), l'archéologue Gideon Forster découvrit une bague en alliage de bronze présentée ci-dessous à droite. À l'époque la découverte passa presque inaperçue. Il fallut attendre cinquante ans soit 2018 pour qu'elle soit nettoyée, déchiffrée et photographiée dans les laboratoires de l'Autorité des Antiquités d'Israël. La bague comprend la gravure d'une cuve à vin entourée du nom ΠΙΛATO (PILATO); cette bague aurait appartenue à Ponce Pilate.

La bague en alliage de cuivre portant l'inscription "PILATO" découverte en 1969 dans le tombeau d'Hérode près de Bethléem (Hérodion). Doc IAA.

Mais les experts restent sceptiques sur le propriétaire de cette bague. En effet, l'inscription est écrite en grec. Et bien que Pilate ait fait frapper quelques pièces en grec, il n'a jamais fait graver son nom sur ses pièces, préférant honorer son bienfaiteur, l'empereur Tibère avec l'inscription TIBEPIOY KAICAPC (Tiberiou Kaisaros signifiant "Tibère César"), la forme génétive indiquant que la pièce fut frappée sous le règne et l'autorité de l'empereur Tibère. Notons que l'empereur Hérode le Grand fit de même en Judée en faisant frapper des pièces portant l'inscription HPΩΔOY BAΣIΛEΩΣ (Hērōdou Basileōs signifiant le "Roi Hérode").

Pour un expert, le nom de Ponce Pilate aurait dû être inscrit à la forme nominative (terminaison -OS) ou à la forme génétive (terminaison -OU) et donc sous la forme ΠΙΛATOΣ ou ΠΙΛATOC (PILATOS au nominatif) ou ΠΙΛATOY (PILATOU au génitif). Pourquoi alors avoir inscrit PILATO ? Une explication plausible proposée par la bibliste Catherine Bonesho de l'UCLA est que la forme PILATO serait la translittération en grec du datif latin PILATUS (en latin le datif indique à qui l'objet est destiné).

Mais comment cette bague s'est retrouvée à Hérodium ? Les historiens rappellent que Ponce Pilate avait fait sien les anciens palais d'Hérode le Grand de Césarée et de Jérusalem dans lesquels il avait établi ses quartiers. Il est donc possible que le palais d'Hérodium ait été utilisé par les Romains comme centre administratif. On sait notamment que durant son règne Pilate fit rénover les canalisations de ce palais.

Ceci dit, il est tout à fait possible que cette bague n'ait jamais été portée par Ponce Pilate mais par un administateur régional collectant par exemple les impôts et qui scellait les articles et les documents officiels avec le cachet de Pilate, PILATO. De plus, il paraît peu probable que le puissant préfet de Judée ait porté une fine bague de ce type faite en alliage de cuivre. Cette bague ne prouve donc pas que Ponce Pilate a existé mais c'est un indice supplémentaire à verser au dossier.

- Dans ses "Annales", Tacite utilise deux mots latins pour définir les "chrétiens" : Christianoi  et Chrestianoi d'où dérive le nom "chrestiens" en vieux français. A l'époque romaine, le nom "Chrestus" qui signifie "bon, gentil, utile, bienfaisant", était couramment donné aux esclaves qui servaient des maîtres romains. Dans le langage parlé, à Rome on pouvait également entendre les gens utiliser le nom latin d'origine étrangère "Christus" comme nom familier de "Chrestus". Mais le nom "Chrestianoi" signifie aussi "bon, gentil et utile". Toutefois dans une copie médiévale du livre de Tacite datant du XIe siècle et glosée, le rédacteur utilise le nom "Chrestianoi" (Chrestiens) mais le gloseur le corrige dans la marge où il écrit "Christianoi". On en déduit que "Chrestianoi" est la version la plus ancienne qui fut modifiée au fil du temps pour donner le nom "Christianoi" à l'origine du nom "Chrétiens" actuel.

A gauche, la version française des "Annales" de Tacite imprimée en 1581 chez l'éditeur parisien Abel l'Angelier dont voici la version en format PDF. A sa droite, extrait du Livre XV des "Annales" repris dans le Codex Mediceus datant du XIe-XIIe siècle et appartenant à la famille des Medici. L'encadré dit en latin : "... que la foule appelait chrestiens. Ce nom leur vient de Christ, qui sous Tibère fut livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate..." (Livre XV, 15.44). Extrait du Codex Mediceus, 68 II, folio 38r, de la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence. A droite, les versions latines (datant de la seconde moitiée du XIe siècle) et française (1581) de la fin du Livre XI et début du Livre XII qui évoque les intrigues du palais suite au meurtre de Messaline (troisième épouse de l'empereur Claude assassinée en 48 suite à son complot et sa conduite scandaleuse). Extraits du manuscrit florentin archivé à la Biblioteca Medicea Laurenziana, à Florence, Italie, Plut. 68.2, folio 6v et document numérisé de Archive/National Central Libary of Rome.

Comme le précise le bibliste et ancien pasteur Robert E.Van Voorst du Western Theological Seminary dans son livre "Jesus Outside the New Testament" (2000, pp.43-44), avec son habitude de l'économie de l'écriture, Tacite corrige le malentendu populaire en déclarant que le "fondateur" de ce nom (auctor nominis eius) est Christus, et non le nom implicitement donné par la foule, Chrestus. Notons que Tacite ne parle pas de fondateur d'une superstition mais il attire l'attention sur le nomen, le nom du mouvement pour l'associer avec justesse avec celui du nom du Christ.

Pourquoi les historiens ont-ils attendu plusieurs décennies voire près d'un siècle (85 ans pour Tacite) avant d'écrire quelques mots sur Jésus alors que sa crucifixion fut prononcée vers l'an 30 ? Bien que les rumeurs se propageaient rapidement de bouche à oreille, les historiens ont la prudence de vérifier leurs sources au risque de passer pour des auteurs peu dignes de confiance.

Malheureusement, comme la plupart des auteurs romains de l'époque classique, Tacite ne révèle pas ses sources documentaires. Mais étant donné la confiance que les historiens lui accordent (ce qui n'est pas synonyme d'objectivité), c'est un détail, alors que pour un autre historien, ce manquement ou même la révélation de ses sources aurait justement pu remettre sa parole en doute. En effet, il aurait suffit qu'il cite une source connue pour son parti-pris pour écarter les récits de Tacite. Or, Tacite compte a posteriori parmi les meilleurs historiens de l'Empire, voire le meilleur de tous par la qualité et la prudence de son écriture. Avec son expérience de proconsul et sacerdotale, Tacite a donc de bonnes références pour prétendre disposer d'informations de premières mains qu'il aurait voulu vérifier avant de les considérer comme authentiques et exploitables.[3]

3. Les sources juives

La deuxième source documentaire historique qui apporte la preuve directe de l'existence du personnage de Jésus est Flavius Josèphe. Son véritable nom est Yosef ben Matityahu (en hébreu יוסף בן מתתיהו). C'est un aristocrate juif de Palestine devenu prêtre et pharisien qui vécut entre c.37/38 et c.100 de notre ère et qui émigra à Rome où il eut le soutien de trois empereurs successifs.

L'historien juif romanisé Flavius Josèphe (c.37/38-c.100).

A l'époque de la première révolte des Juifs contre l'occupant romain (66-70 de notre ère), le personnage qui s'appelait encore Yosef se batit contre les romains. Il était commandant en Galilée, mais ensuite il se rendit à l'ennemi et fut prisonnier de guerre. Durant sa captivité, il prédit que son conquérant, le commandant romain Vespasien deviendrait empereur, et lorsque cela arriva, Vespasien le libéra. Ensuite, Josèphe quitta la Palestine pour Rome où il vécut sous la protection des Flaviens et où il composa ses fameux écrits historiques et apologétiques parmi lesquels "La Guerre des Juifs" (75-79), "Antiquités Judaïques" (93) et "Vita" (Autobiographie, c.105).

C'est à Rome qu'il prit le prénom de Flavius en hommage au nom de famille de son bienfaiteur, l'empereur Vespasien, et en fit son vrai nom patrimonial dans le pur style romain, devenant Titus Flavius Iosephus alias Josèphe. En raison de son retour de veste et qui plus est en faveur de l'occupant, la plupart des juifs l'ont considéré comme un traître[4].

Sur le plan historique, dans "La Guerre des Juifs" Josèphe ne mentionne pas Jésus, sauf dans certaines versions, probablement des ajouts tardifs. En revanche, dans les "Antiquités Judaïques" Josèphe cite Jésus à deux reprises. La plus courte de ces références se résume à un bref passage à propos du souverain sacrificateur Ananius ben Anân (Anan) et de la condamnation de Jacques (Yacob surnommé Jacques le Juste par les Pères de l'Église)[5] : "[Anan] réunit un sanhédrin, traduisit devant lui Jacques, frère de Jésus appelé le Christ, et certains autres, en les accusant d'avoir transgressé la loi, et il les fit lapider" (Flavius Josèphe, "Antiquités Judaïques", Livre XX, XI.200).

Comme le souligne le prêtre catholique et bibliste John P. Meier de l'Université Notre-Dame, en Indiana, dans d'autres traductions latines il est écrit : "C'est le frère de Jésus, qui est appelé Messie ... " (Meier, "Marginal Jew: Rethinking the Historical Jesus", Vol. 1, p57). Meier prend soin d'ajouter des points de suspension car la phrase originale de Josèphe n'est pas écrite en latin mais en grec. Or étymologiquement, le mot grec "Messias" que l'apôtre Jean utilise aussi (Jean 1:41 ou 4:25) vient du mot hébreu "מָשִׁ֫יחַ" c'est-à-dire "Mashiach" signifiant "Oint" qui se traduit également par "Christos", d'où la confusion entre les deux noms dans l'esprit du traducteur probablement chrétien.

Notons que Josèphe parle du Christ non pas en son propre nom mais au nom de ceux qui l'appellent par ce nom. Par cette phrase, il affirme clairement son détachement par rapport à la profession de foi des Chrétiens affirmant que Jésus est le Christ. L'avis neutre de Josèphe à propos du Christ, n'est pas le genre de phrase qu'on attendrait d'un Chrétien ayant la foi en Jésus-Christ. En effet, dans le Nouveau Testament et dans les premiers textes des Pères de la Grande Église rédigés au cours des premiers siècles, les Chrétiens se réfèrent systématiquement à Jacques comme "le frère du Seigneur" ou "le frère du Sauveur" ou des termes similaires mais jamais en évoquant "le frère de Jésus". Ici encore, on en déduit qu'à l'époque le prénom de Jésus était très commun et il fallait faire la distinction entre le "Seigneur" et la personne lambda homonyme (on estime que 41.5% des hommes de Palestine choisissaient leur prénom dans une courte liste de 9 prénoms parmi lesquels figurait Jésus. On reviendra sur ces statistiques à propos de la tombe de Talpiot).

Enfin, comme évoqué à propos de l'ossuaire de Jacques (la tombe de Silwan), la description de la mort de Jacques décrite par Josèphe dans les "Antiquités Judaïques" qui prétend (comme Origène) qu'il fut lapidé en 62 et donc avant la Guerre des Juifs est différente de la version décrite par la tradition chrétienne d'Eusèbe de Césarée par exemple qui prétend qu'il fut tabassé à mort ou décapité (cf. "Histoire ecclésiastique", Livre II, ch.I, 5), ce qui suggère que ce passage fut écrit par un auteur non-chrétien. En effet, selon l'Église, Jacques le Juste fut condamné à mort pendant la Guerre des Juifs. On tenta d'exécuter la sentence en le jetant du haut du Temple. Puis, après avoir évité la lapidation, il fut tabassé à mort (Meier, "Marginal Jew: Rethinking the Historical Jesus", Vol. 1, p58). On reviendra sur la vie de Jacques le Juste à propos de la querelle paulienne et son martyre.

Le Testominium Flavianum

Flavius Josèphe mentionne une seconde fois Jésus de manière claire et non ambiguë dans ses "Antiquités Judaïques", dans un passage connu sous le nom de "Testimonium Flavianum" (le témoignage de Flavius) qui fut traduit du grec en latin par Jérôme (347-420) : "Vers le même temps vint Jésus, homme sage, si toutefois il faut l'appeler un homme. Car il était un faiseur de miracles et le maître des hommes qui reçoivent avec joie la vérité. Et il attira à lui beaucoup de Juifs et beaucoup de Grecs. C'était le Christ. Et lorsque sur la dénonciation de nos premiers citoyens, Pilate l'eut condamné à la crucifixion, ceux qui l'avaient d'abord chéri ne cessèrent pas de le faire, car il leur apparut trois jours après ressuscité, alors que les prophètes divins avaient annoncé cela et mille autres merveilles à son sujet. Et le groupe appelé d'après lui celui des Chrétiens n'a pas encore disparu" (Livre XVIII, III, 63.3, 29-30). 

De nouveau, le texte ayant été rédigé en grec, certains traducteurs zélés ou plus catholiques que le pape ont traduit "C'était le Christ" par "Il était le Messie" ou "on croyait qu'il était le Messie" et ont remplacé le mot "groupe" par "tribu". On reviendra dans un instant sur ces passages.

Apparemment, ce second commentaire de Josèphe constitue une preuve supplémentaire de l'existence de Jésus. Mais la question est de savoir si ce récit est 1. authentique, 2. totalement faux (une contrefaçon) ou 3. partiellement authentique et contenant des ajouts tardifs ? Analysons chacune de ces hypothèses.

1. Le "Testimonium" serait authentique

Aujourd'hui, les exégètes et les historiens sont unanimes pour dire que l'ensemble du texte original grec du "Testimonium Flavianum" n'est pas authentique. Contrairement à l'affirmation résolument chrétienne "Il était le Messie" citée dans ce passage, Josèphe en tant que défenseur du judaïsme ne pouvait pas écrite ce genre de phrase (sinon le Sanhédrin n'aurait pas non plus condamné Jésus pour ses blasphèmes). De plus, Josèphe est heureux d'apprendre que des païens se sont convertis au judaïsme. En fait, aucun indice dans le livre de Josèphe ne suggère qu'il aurait cru en Jésus, comme le sous-entend le Testimonium.

2. Le 'Testimonium" serait une contrefaçon

Si le texte n'est pas authentique, il reste deux alternatives : soit il est faux soit partiellement faux. Pour un linguiste, la contrefaçon est peu probable. En effet, les expressions en grec sont celles que Josèphe à l'habitude d'utiliser malgré quelques mots qui ne semblent pas de son cru. Les phrases et les paragraphes s'harmonisent beaucoup mieux avec la façon d'écrire et de penser de Josèphe qu'avec celle des chrétiens. Selon Theissen et Merz déjà cités ("Historical Jesus", 1998, pp.66-67), sauf indication contraire, les phrases caractéristiques de Josèphe comprennent :

- 1. Le fait qu'il voit en Jésus "un homme sage" et appelle ses miracles des "actes surprenants" (mais cela dépend des traducteurs car certains notamment francophones ont résumé la phrase en écrivant "un faiseur de miracles")

- 2. L'utilisation de l'une des phrases préférées de Josèphe, "accepte la vérité avec plaisir" (en grec car traduite en français par "reçoivent avec joie la vérité") où le sens du mot "plaisir" a une mauvaise connotation chez les auteurs chrétiens qui ont préféré traduire le mot par "joie" en français

- 3. La référence "attira beaucoup de Grecs" (il s'agit des Gentils Hellénistes), qui s'harmonise mieux avec l'esprit romain de l'époque de Josèphe qu'avec les références aux Gentils des Évangiles, qui sont peu nombreuses (Jean 12:20-22). Pour en savoir plus sur le style littéraire de Flavius Josèphe, consultez l'ouvrage de Robert E. Van Voorst, "Jesus Outside the New Testament" (pp.89-91).

- 4. Le fait qu'il évoque la condamnation de Jésus par Pilate sur la dénonciation des autorités juives montre qu'il connait les sentences juridiques et autres condamnations appliquées en Judée. Cela contredit la tendance des rapports chrétiens sur le procès de Jésus qui accusent les juifs tout en réduisant la responsabilité de Pilate (Theissen et Merz, op.cit., p67).

- 5. Appeler les Chrétiens une "tribu" (dans les versions grecques et anglaises mais pas en français) tend à montrer qu'il s'agit bien d'une interprétation juive héritée de l'époque où les Hébreux étaient encore nomades et cotoyaient d'autres tribus nomades, ce qui n'a jamais été le cas des Chrétiens.

En théorie, il est possible qu'un faussaire ait appris à imiter le style de Josèphe ou qu'un réviseur ait adapté le passage à son style, mais un tel niveau de précision exige une lecture approfondie et détaillée des œuvres de Josèphe à une époque où les livres restent des objets rares et précieux et une grande familiarité avec son style et son vocabulaire, des exigences qui vont bien au delà du travail ordinaire d'un rédacteur pour finalement n'en retirer aucun bénéfice. Cette solution est peu plausible.

3. Le "Testimonium" a été modifié

Selon la troisième hypothèse, le "Testimonium Flavianum" aurait été modifié par d'autres. On pense à des copistes et rédacteurs laïques ou des ecclésiastiques chrétiens, ce qui est très probable puisque nous savons que beaucoup de textes antiques furent copiés, traduits, glosés et modifiés dès leur création et jusqu'au Moyen-Âge pour ne citer que la Bible.

Theissen et Merz évoquent l'hypothèse de l'interpolation, c'est-à-dire que le texte a pu être manipulé (Theissen et Merz, op.cit., pp.67-68) et reprennent l'analyse du philosophe classique allemand Eduard Norden (1868-1941) qu'il consacra aux "Antiquités Judaïques". Pour sa part, Richard France mentionne que le séquençage typique de Josèphe comprend des digressions (France, "The Evidence for Jesus", 1986). Ainsi, le vocabulaire de Josèphe concernant les révoltes est absent de la section sur Jésus, ce qui suggère qu'il a peut être été retiré par un copiste chrétien qui refusait de perpétuer la représentation de Jésus selon Josèphe qui le considérait comme un leader politique d'une rébellion réelle ou potentielle. Divers spécialistes ont également suggéré que le texte original de Josèphe présentait une vue négative de Jésus, mais d'autres y voyaient plutôt une vision neutre (Theissen et Merz, op.cit., p68-71) voire légèrement positive de Jésus (op.cit., pp71-74).

Dans un article publié en juin 1991 dans la revue BAS de la Société Archéologique Biblique intitulé "The Testimonium" (p23), John Meier déjà cité, soustrait trois phrases du "Testimonium Flavianum" car elles seraient tardives et d'origine chrétienne. Le passage deviendrait le suivant si on rature ces trois ajouts : "Vers le même temps vint Jésus, homme sage. , si toutefois il faut l'appeler un homme. Car il était un faiseur de miracles et le maître des hommes qui reçoivent avec joie la vérité. Et il attira à lui beaucoup de Juifs et beaucoup de Grecs. C'était le Christ. Et lorsque sur la dénonciation de nos premiers citoyens, Pilate l'eut condamné à la crucifixion, ceux qui l'avaient d'abord chéri ne cessèrent pas de le faire, car il leur apparut trois jours après ressuscité, alors que les prophètes divins avaient annoncé cela et mille autres merveilles à son sujet. Et la tribu appelée d'après lui celui des Chrétiens n'a pas encore disparu" ("Antiquités Judaïques", Livre XVIII, III, 63.3., 29-30 après correction). Le texte restant semble être du pur Josèphe.

Comme le précise l'historien et bibliste Steve Mason aujourd'hui à l'Université de Groningen aux Pays-Bas, dans son livre "Josephus and the New Testament" (1992/2002) : "en fait, longtemps après Eusèbe (de Césarée), le texte du Témoignage restait fluide. Jérôme [...] donne une version qui s'accorde étroitement avec le texte classique, sauf la phrase cruciale concernant Jésus: "on croyait qu'il était le Messie". Un débat de plusieurs dizaines d'années s'en suivi pour savoir si la traduction de Jérôme représente précisément ce que Josèphe avait écrit" (Mason, op.cit., p230).

Comme on le voit ci-dessous, il est intéressant de noter que nous possédons trois traductions du "Testimonium Flavianum" : en latin, en syriaque et en arabe et chacune copiée ou traduite par différents auteurs. Selon les analyses effectuées par Mason sur les trois textes les plus anciens, les variantes indiquent que des changements ont été apportés par d'autres auteurs.

A gauche, traduction latine du "Testimonium Flavianum" de Josèphe par l'ascète, écrivain et historien chrétien Rufin d'Aquilée (340-410) vers 402-403. Extrait du Codex 1035 daté de 1463, folio 14r. Document Dombibliothek de Cologne. Au centre, manuscrit du XVe siècle contenant le "Testimonium". La première phrase du manuscrit (encadré en vert) dit en grec : "Autour de cette époque, vécut Jésus, un homme sage, si toutefois il faut l'appeler un homme". La majorité des spécialistes estiment que ce passage est basé sur les textes originaux de Josèphe, mais contient des ajouts tardifs, probablement rédigés par des rédacteurs chrétiens. Extrait du Codex Parisinus gr. 2075, 45v. Document BnF. A droite, une page du Codex Vossianus, version grecque comprenant la "Guerre des Juifs" de Josèphe. Dans cette copie datant de la première moitié du XVe siècle le "Testimonium" est insérée à la ligne 2.167 où figure trois noms sacrés symboliques relatifs à Jésus (encadrés en orange) : "ισ" (iota-sigma pour Jésus), "χσ" (chi-sigma pour Christus) et "των χριστιανων" ("ton xristianon" pour des chrétiens). Voir aussi cette autre copie en grec. Document de la Bibliothèque de l'Université de Leyden. Voir aussi les commentaires de Roger Pearse.

La version latine originale de Jérôme dit que Jésus "était considéré comme le Messie". Notons qu'on retrouve cette version dans la traduction de l'historien et théologien Rufin d'Aquilée (340-410) qui traduisit l'"Histoire ecclesiastique" d'Eusèbe de Césarée (mais qui comprend également des commentaire sur l'époque de Rufin, traduction qui est peu fidèle au texte original, sauf le Testimonium qui est une copie "verbatim"). La version syriaque de Michel le Syrien (1126-1199), patriarche d'Antioche, reprise dans son livre "Chronique Syriaque" est mieux traduite : "On pensait qu'il était le Messie". Comme on le voit ci-dessous à gauche, ce passage est également repris dans la version syriaque de l'"Histoire ecclésiastique" d'Eusèbe de Césarée qui daterait du IVe siècle ou peu après la mort d'Eusèbe (en 340). Enfin, la version arabe du Xe siècle (c.942) écrite par Agapius (Mahbub ibn Qustantin) dans son livre "al-Makin" cite le passage de "Josèphe le Hébreu" ou Yusiphus qui fut traduit comme suit : "Il était peut-être le Messie à propos duquel les prophètes ont raconté des merveilles" (traduction de Shlomo Pines, 1971). Cette troisième version a le soutien d'une majorité écrasante de chercheurs[6].

Notons que les déclarations non-chrétiennes sont neutres (on rapporte, il était peut-être, ...) alors que les rédacteurs ayant la foi en Christ affirment "Il était" le Messie, "Il est apparu".

Selon Mason, ces versions latine, syriaque et arabe représentent très probablement d'origine, des traditions textuelles alternatives. "Les dignitaires chrétiens qui signalent innocemment ces versions comme si elles étaient de Josèphe n'avaient pas d'autre motif, semble-t-il, que d'affaiblir le témoignage concernant Jésus" (Mason, "Josephus and the New Testament", p231) car les chrétiens avaient tendance à faire des références plus élogieuses à l'égard de Jésus. De plus, il n'y a aucune indication que les rédacteurs anti-chrétiens auraient réduit ou supprimé les références glorifiant Jésus, des réactions qui auraient probablement été accompagnées de dénigrements. "Il semble donc probable que les versions du Testimonium Flavuanum de Josèphe faites par Jérôme, Agapius et Michel le Syrien reflètent des traditions alternatives que le texte de Josèphe ne contenait pas" (Mason, op.cit, p231), en particulier les passages chrétiens audacieux repris dans la version grecque, très apparents du fait des coupures dans l'harmonie et la fluidité du texte.

A gauche, le "Testimonium Flavianum" de Josèphe inclut dans la traduction syriaque de l' "Histoire ecclésiastique" d'Eusèbe de Césarée (se lit de droite à gauche). A droite, la version arabe du "Testimonium" extraite du livre "al-Makin" d'Agapius et sa traduction française réalisée par Martino Diez (Diez, "Studia Graeco-Arabica", 3, 2013, pp.134-5).

Mais ces versions ne sont pas si différentes des autres traductions du "Testimonium Flavianum". Elles utilisent plusieurs expressions similaires et font référence aux mêmes évènements, présentant des décisions et des évènements dans un ordre très similaire à quelques exceptions près. Bien qu'on note un certain degré de stabilité entre les trois versions, leurs différences suggèrent que le texte est clairement passé entre d'autres mains après Josèphe (c'est également à travers cette stabilité qu'on peut reconnaître les interventions et différences entre le texte de Josèphe et le passage appelé le "Testimonium Slavianum" ou version slavonne qui fut apparemment insérée dans la traduction en russe ancien reprise dans l'autre grande oeuvre de Josèphe, "La Guerre des Juifs").

En résumé, dans notre recherche des similitudes et des références dans les anciens manuscrits, les spécialistes reconnaissent que le style du "Testimonium Flavianum" écrit en grec classique n'est finalement qu'une tradition textuelle parmi d'autres. Dans l'ensemble, la version grecque n'est pas nécessairement supérieure aux autres traditions textuelles (Mason, op.cit., pp.234-236). En dépit d'un degré de stabilité dans le texte, sa fluidité est la preuve évidente que ce que Josèphe a écrit fut modifié ultérieurement. Comparé aux versions latine, arabe et syriaque, le texte grec semble délibérément différent pour nous faire croire que Josèphe prétend que Jésus était le Messie, peut-être en omettant des mots qui indiquaient que les gens l'appelait le Christ ou pensaient, rapportaient ou croyaient qu'il était le Christ. De plus, l'hypothèse des ajouts a reçu le soutien de la majorité des chercheurs, bien que cela ne constitue pas une preuve en soi.

Notons à propos des désaccords en juifs et chrétiens sur le "Testimonium Flavianum", du moins jusqu'à l'époque médiévale, l'historienne Alice Whealey[7] spécialiste de l'histoire intellectuelle européenne développe ce sujet dans son livre "Josephus on Jesus: The Testimonium Flavianum Controversy from Late Antiquity to Modern Times" (2003) en particulier aux pages 203-207.

Conclusion à propos de Tacite et de Josèphe

Grâce à Tacite et Josèphe qui pourtant n'étaient pas chrétiens, on constate que presque toutes les affirmations concernant Jésus mentionnées dans le Nouveau Testament sont corroborées ou confirmées par les passages pertinents de ces deux historiens. Ces sources historiques indépendantes - l'une romaine non-chrétienne et l'autre juive romanisée - confirment ce que nous racontent les Évangiles, à savoir :

1. Jésus a existé en tant qu'homme. Flavius Josèphe nous apporte un avis très pertinent sachant qu'il a grandi dans une famille sacerdotale en Palestine au cours du Ier siècle bien qu'il ait écrit son livre environ 60 ans (en 93) après la mort de Jésus. Les proches connus de Jésus dont son frère Jacques, étaient aussi ses contemporains. Le contexte historique et culturel était une notion familière de Josèphe. Selon Van Voorst, "si un écrivain juif était en mesure de connaître la non-existence de Jésus, c'était Josèphe. Son affirmation implicite de l'existence de Jésus a été, et est toujours, l'obstacle le plus important pour ceux qui feraient valoir que la preuve extra-biblique n'est pas probante sur ce point"[8]. Quant à Tacite, il était suffisamment rigoureux et prudent pour ne pas mentionner l'exécution d'une personne si elle n'existait pas.

2. Son prénom était Jésus, comme le rapporte Josèphe mais qui ne mentionne pas son patronyme ou son village natal.

3. Jésus était appelé "Christos" en grec, qui est une traduction du mot hébreu "Mashiach" (Messie) signifiant "Oint" ou "l'Oint", qui comme le dit Josèphe et le déduit Tacite (de même que Pline le Jeune, voir page 2), implique inconsciemment, comme les Romains le pensaient, que son nom était "Christus".

4. Jésus avait un frère nommé Jacques (Yacob), comme le rapporte Josèphe.

5. Jésus a gagné de son vivant le coeur de certains Juifs et de "Grecs" (ou plutôt des Gentils de la culture hellénistique) selon Josèphe, bien qu'il soit anachronique de dire que ses disciples étaient "nombreux" à la fin de sa vie. La forte expansion du nombre de disciples de Jésus ne survint qu'après sa mort et sa résurrection.

6. A l'époque, les dirigeants juifs ont exprimé des avis défavorables à propos de Jésus, du moins selon certaines versions du "Testimonium Flavianum".

7. Pilate condamna Jésus à mort, ce que disent également Tacite et Josèphe.

8. Jésus fut mis à mort par crucifixion selon Josèphe.

9. Jésus fut mis à mort pendant le ministère de Ponce Pilate en Judée (26-36 de notre ère), comme le déduit Josèphe et le précise Tacite, qui ajoute que c'était sous le règne de Tibère.

Certains disciples de Jésus lui sont restés fidèle après sa mort et certains ont conduit des missions d'évangélisation à travers le Moyen-Orient et l'Europe. Ils croyaient les prophéties et notamment celles de la bible hébraïque selon lesquelles le Messie leur apparaîtrait en vie plus tard. Ils croyaient aussi en la résurrection, même si Jésus n'avait pas donné de date ou de lieu précis. Un lien est attesté entre Jésus et les Chrétiens par le fait que le Christ, en tant que nom utilisé pour identifier Jésus, est à l'origine du nom identifiant ses partisans : les Chrétiens. Selon Tacite, le mouvement chrétien (le christianisme primitif) commença en Judée. Josèphe note qu'il a continué d'exister pendant le Ier siècle. Tacite déplore le fait qu'au cours du IIe siècle, il s'est répandu jusqu'à Rome.

Mais comme le soulignent Thiessens et Merz[9], pour autant que nous le sachions, "les témoignages non chrétiens à propos de Jésus ... montrent que les contemporains du premier et deuxième siècles ne voyaient aucune raison de douter de l'existence de Jésus".

Après les sources documentaires relativement fiables nous apportant des preuves quasi certaines de l'existence de Jésus, voyons à présent les sources documentaires qui évoquent Jésus mais n'apportent que des indices ou rien de concret sur son existence.

Deuxième partie

Les indices

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[1]  Cette ignorance des chefs religieux officiant dans les pays éloignés n'a rien d'exceptionnel et encore aujourd'hui, l'Europe ou les Etats-Unis se soucie peu des chefs religieux vivant aux antipodes comme eux-mêmes ne s'intéressent pas à l'actualité religieuse européenne ou occidentale. Seule chose qui a changé avec le temps, de nos jours les pays démocratiques s'inquiètent sans pour autant toujours intervenir quand certains pays totalitaires veulent intimider, emprisonner ou assassiner des religieux ou des laïques symboles du pacifisme comme le Dalaï Lama ou avant lui, le Mahatma Gandhi.

[2] Historiquement, l'empereur Auguste donna aux gouverneurs de l'ouest et du sud de la Judée le titre de "praefectus". Ce n'est qu'à partir du règne de Claudius (41-54) qu'on commença à donner le titre de "procureur pro legato", c'est-à-dire "procureur agissant en tant que légataire" aux nouveaux gouverneurs provinciaux. Rappelons qu'au sens légal, un procureur est un "gardien" au sens littéral, un intendant qui gère les affaires financières pour le compte du propriétaire. Les procureurs romains procuraient des services ou des conseils : ils étaient chargés de la gestion des impôts et des successions pour le compte de l'empereur et assuraient également des fonctions administratives.

Dans l'"International Standard Bible Encyclopedia", à la définition de "Procurator", Sherwin-White précise que "après que la Judée soit devenue une province romaine en l'an 6, les premiers gouverneurs de l'ouest et du sud de la Judée ont officiellement été nommés praefecti. Mais plus tard, généralement les écrivains les désignaient anachroniquement comme procureurs ou l'équivalent grec". Ceci demande un mot d'explication.

A l'époque où Tacite écrit son livre, vers 115-117 de notre ère, il aurait choisi intentionnellement d'écrire "procureur" car c'était la manière de parler par anachronisme en ce temps là. Au siècle dernier, les journalistes utilisaient également cette forme de style, notamment au sujet du "Secrétaire de la défense" américain durant la Seconde guerre mondiale que l'on dénommait "Secrétaire de la guerre". Même sans connaître le titre de l'homme d'État, dans ce cas-ci de Mr.Henry Stimson, chacun comprenait quel poste il occupait dans le gouvernement américain. Des expressions comme "Captain Planet" pour résumer l'oeuvre du Commandant Cousteau sont leur variantes populaires. Cette façon de cataloguer les personnes permet aux lecteurs qui ne connaissent pas les hiérarchies ou les anciens titres des hommes célèbres de comprendre facilement quel était leur poste officiel.

[3] Concernant les sources documentaires de Tacite, on peut supposer a priori qu'étant donné son statut, en tant que Proconsul d'Asie (l'actuelle partie occidentale de la Turquie en l'Asie Mineure), Tacite eut l'occasion de consulter des archives, des registres romains et des sources religieuses diverses (on l'ignore souvent, mais Tacite était un prêtre de haut rang de la religion romaine) mais n'y trouvant rien sur le Christ de Judée a obtenu ses informations auprès de chrétiens restés anonymes. En effet, Tacite a peut être supervisé des procès et notamment interrogé des accusés chrétiens et a pu en condamner à mort comme le fit son ami Pline le Jeune qui fut également gouverneur de la province. Ensuite, en 88 de notre ère, Tacite devient "membre du Quindecimviri Sacris Faciundis, l'organisation sacerdotale chargée entre autres de superviser la pratique des cultes étrangers officiellement tolérés dans la ville [...] face à la nécessité croissante de distinguer le christianisme illicite du judaïsme licite" (Van Voorst, "Jesus Outside the New Testament", 2000, p52), ou, selon d'autres historiens, "en raison de la résistance juive aux mesures oppressives prises par Rome, au moins pour surveiller de près les développements au sein du judaïsme. En effet, une archive romaine [...] le suggère, en particulier dans une note concernant la suppression temporaire de la superstition, ce qui indique une position officielle" (Theissen et Merz, "Historical Jesus", 1998, p83). Selon le théologien John Meier, l'adhésion à ce groupe sacerdotal a très probablement permis à Tacite d'accéder à certaines informations pour recouper celles qu'il possédait déjà à propos de Christus (Meier, "A Marginal Jew: Rethinking the Historical Jesus", Vol. 1, 1991, p90). Tacite dit lui-même dans ses "Annales" s'être intéressé aux fêtes religieuses et avoir "accordé une attention particulière aux ludi saeculares (les jeux séculaires) célébrés par Domitien en cette année" (Annales, Livre XI, 11.3-4).

En fait, Tacite veut défendre les traditions romaines et s'insurge contre toute dérive vers des pratiques étrangères et méconnues qui selon son point de vue ne peuvent qu'irriter les dieux dont la colère retombera sur le peuple romain. Ainsi, en 79 de notre ère, Tacite apprend par une lettre que lui adresse Pline le Jeune alors âgé d'environ 18 ans que le Vésuve était entré en éruption, anéantissant la ville de Pompéi et tua son oncle Pline l'Ancien (on a retrouvé les corps d'environ 1200 personnes). On peut raisonnablement supposer que Tacite aurait pu interpréter cette catastrophe comme la manifestation du courroux des dieux romains.

[4] Rappelons qu'après l'ascension au pouvoir de Titus, fils de Vespasien, en l'an 70 l'armée romaine détruisit Jérusalem et brûla son Temple, emportant notamment la Menorah sacrée qui se trouvait dans le Temple. Les romains commémorèrent leur victoire gagnée dans le sang en érigeant à Rome la fameuse Arche de Titus évoquée précédemment. Après cet évènement, Josèphe ne refusa pas le mécénat impérial, comme il l'avait déjà accepté de la part du frère de Titus, Domitien.

En tant qu'historien romain d'origine juive, Josèphe occupe une position unique car il était protégé et financé par les empereurs romains. Pourtant, Josèphe reste foncièrement juif dans l'âme et dans sa vision du judaïsme car il exprime la fierté dans son héritage juif tout en étant indépendant de la communauté juive. Ainsi, en introduisant les Romains polythéistes au judaïsme, il se sent libre de toute attache culturelle ou dogmatique et estime pouvoir écrire l'Histoire à l'intention des romains qui sont tout à fait opposés à la culture monothéiste et aux interprétations rabbiniques. Ainsi, dans ses livres, Josèphe essaye de transmettre aux érudits et aristocrates romain l'idée que le judaïsme est une religion admirable par sa profondeur morale et philosophique. En même temps, en épousant la culture romaine, Josèphe s'est définitivement séparé de ses origines juives au point d'ignorer l'opinion populaire juive voire de détourner leurs propos en faveur de l'idéologie romaine, ce que les historiens lui ont reproché en critiquant son manque chronique d'objectivité.

[5] Jacques, le frère de Jésus (également appelé Yacob) est un personnage auquel Josèphe accorde très peu d'importance. Il le mentionne simplement pour rappeler que sa mort empêcha Anan de perdre son poste de grand-prêtre.

Notons que Josèphe ne précise par le patronyme de Jacques (pas plus que celui de Jésus) alors que c'est un prénom juif commun à cette époque. Mais Josèphe sait que l'ajout de son patronyme, Jacques fils de Joseph, ne va pas aider à l'identifier car Joseph est également un prénom très commun. Par conséquent, Josèphe préfère éviter toute confusion en identifiant ce Jacques par référence à son célèbre frère Jésus, même si le prénom (Yehoshua) est également très commun et qu'il risque d'y avoir des homonymes dans quelques familles. Et de fait, certains d'entre eux sont nommés dans le Livre XX des "Antiquités Judaïques" dont Jésus fils de Damnaios, Jésus fils de Gamaliel et Jésus fils de Josedek. Notons que selon Paul Winter, Josèphe aurait identifié au moins 12 autres hommes prénommés Jésus (P.Winter in Emil Schürer, "The History of the Jewish People in the Age of Jesus Christ", en 3 volumes, Vol. 1, 1973, p431).

Par conséquent, Josèphe ajouta la phrase "qui est appelé Messie", ou, puisqu'il écrivait en grec, Christos. Cette référence exlicite à Jésus, une source étrangère, n'aurait aucun sens si Jésus n'avait pas été un personnage réel. D'ailleurs la plupart des spécialistes reconnaissent que ce bref passage est authentique comme le précise Meier dans le livre précité (Vol.1, p59 et pp.72-73).

[6] Pour la version en syriaque, Mason se réfère à la traduction de Shlomo Pines réalisée à partir des textes de Michel le Syrien (1126-1199), le patriarche d'Antioche qui écrit : "L'auteur Josèphe dit aussi dans son oeuvre sur les institutions des juifs : En ces temps il y avait un homme sage nommé Jésus, (s'il est approprié pour nous de l'appeler un homme). Sa conduite était bonne et [il] était connu pour être vertueux. Beaucoup [de gens parmi] les Juifs et les autres nations devinrent ses disciples. (Il était considéré comme le Messie. Mais pas) selon le témoignage des principaux [hommes] de [notre] nation(. À cause de cela), Pilate le condamna à la croix, et il est mort. Ceux qui l'avaient aimé n'ont pas cessé de l'aimer. (Il leur est apparu en vie au bout de trois jours. Les prophètes de Dieu en ont parlé [en termes] tellement merveilleux). Et le peuple des chrétiens, qui porte son nom, n'a pas disparu jusqu'à [ce] jour" (S.Pines, "An Arabic Version of the Testimonium Flavianum and Its Implications", 1971, pp.26-27).

Pines ajoute à propos de la phrase "Il était considéré comme le Messie" : "Cette phrase peut aussi être traduite par "Peut-être était-il le Messie"." Précisons que les passages que nous avons mis entre parenthèses sont les ajouts tardifs chrétiens identifiés par John Meier (voir le texte).

A propos de la version arabe, Louis H. Feldman pense qu'Agapius a mélangé plusieurs sources en plus de celle de Flavius Josèphe pour obtenir "une paraphrase, plutôt qu'une traduction" (Louis Feldman, "Josephus and Modern Scholarship (1937-1980)", 1984, p701). En revanche, John Meier n'accorde pas une grande importance à la version d'Agapius (J.Meier, "Marginal Jew: Rethinking the Historical Jesus", Vol. 1, 1991, pp.78-79).

[7] Selon Alice Whealey, durant le haut Moyen-Âge (vers 1050-1350), les érudits juifs affirmaient que le "Testimonium Flavianum" était une contrefaçon chrétienne qui avait été insérée dans le texte de Josèphe tandis que les chrétiens affirmaient qu'il s'agissait d'un document authentique. Le problème était qu'à cette époque, les deux parties ont justifié leur point de vue a priori sans examen critique et en particulier sans preuves. À la fin du XVIe siècle, certains érudits protestants ont publiquement dénoncé le texte comme étant un faux. Ensuite, au milieu du XVIIIe siècle, sur base d'une analyse textuelle et malgré les limites de cette méthode, les savants rejetèrent l'authenticité du document et la controverse prit fin il y a plus de deux siècles.

Toutefois, au XXe siècle les chercheurs ont relancé la controverse sur la base de "nouvelles" versions du texte et d'œuvres entières datant de l'Antiquité qui avaient été négligées. Au lieu d'adopter le point de vue binaire des chrétiens ou des protestants de jadis, la controverse s'est déplacée vers des notions plus académiques et moins sectaire marquées par la présence de laïques et pour la première fois d'érudits juifs dont les points de vues étaient partagés entre les partisans des différentes théories.

[8] Robert E. Van Voorst,  "Jesus Outside the New Testament", William B. Eerdmans Publishing Co., 2000, pp.99-102.

[9] G.Thiessen et A.Merz, "Historical Jesus", Augsburg Fortress, 1998, p63.


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