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La Bible face à la critique historique

Une tente de nomade dressée dans le désert. Document T.Lombry.

Les patriarches et l'Exode (I)

Alors que l'Église s'évertuait encore au siècle dernier à convaincre les chrétiens que les récits bibliques reflétaient l'Histoire du Monde, dans l'esprit des scientifiques, la Bible ne répondait pas à certaines questions relevant autant de l'histoire des religions que de la théologie : quelle sont les origines du monothéisme judéo-chrétien ?, quand naquit le concept de Dieu unique ? quelles sont les origines du peuple juif ?, qui sont les "enfants d'Israël" et d'où viennent-ils ?

Comme nous l'avons expliqué à propos de l'analyse critique de la Bible, à force de curiosité et de réflexions, nous avons pris nos distances avec les textes sacrés et on s'est rendu compte que le temps où la Bible était prise au pied de la lettre était révolu car on avait négligé les indices matériels.

L'excavation et l'étude systématique des ruines et des pièces archéologiques enfouies sous la terre ou le sable de Mésopotamie (future Irak), du pays de Canaan (future Palestine à partir de l'époque romaine), des Steppes de Moab (future Jordanie), du Sinaï et d'Égypte notamment ont révélé combien notre connaissance de l'époque biblique avait été déformée par les textes bibliques et la réalité parfois cachée par la doctrine imposée par le judaïsme et ensuite par l'Église.

Israël est l'un des pays qui a probablement été le plus fouillé au monde en raison de son histoire religieuse mais également géopolitique, faisant partie du "croissant fertile" et situé sur la route des migrations entre l'Afrique et le Moyen-Orient et l'Europe. Selon l'archéologue Gideon Avni de l'Université Hébraïque de Jérusalem (HUJI) et directeur de la division Antiquité auprès de l'Autorité des Antiquités d'Israël (IAA), environ 300 gisements archéologiques sont explorés chaque année en Israël par une cinquantaine d'expéditions dont les chercheurs proviennent d'institutions établies aux quatre coins du monde mais principalement d'Israël et des Etats-Unis. Les archéologues découvrent environ 40000 artefacts chaque année. On comprendra qu'étant donné l'abondance des données et des publications scientifiques, le bilan des découvertes a bouleversé nos connaissances sur les origines du monothéisme et des temps bibliques.

Selon les archéologues Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, auteurs du livre "La Bible dévoilée" (2002) et considérés parmi les plus grands spécialistes bibliques contemporains, des récits aussi célèbres que l'histoire des patriarches, l'Exode (la fuite hors d'Égypte sous la conduite de Moïse), la chute de Jéricho ou la splendeur de Jérusalem à l'époque de Salomon ne sont corroborés par aucun fait historique ou découverte archéologique. Or le judaïsme repose notamment sur l'Exode puisque le texte biblique décrit le don de la Torah à Moïse sur le mont Sinaï (cf. les Dix Commandements dans Exode 20:1-26). Comment peut-on expliquer ce paradoxe ?

Pour comprendre comment fut rédigée la Torah et plus généralement la bible hébraïque, tenter de lever les mystères qui l'entoure et authentifier les récits, nous devons relire l'Ancien Testament à la lumière de l'Histoire du Moyen-Orient et du peuple hébreu.

Nous allons donc décrire brièvement la chronologie historique des célèbres patriarches, les "pères des enfants d'Israël" sur base du texte biblique et nous tenterons de comparer chaque récit avec les données archéologiques, si tant est elles existent. Nous tirerons ensuite les conclusions qui s'imposent.

De la vénération des idoles au culte de Yahvé

Tous les récits bibliques s'articulent autour de la parole de Dieu ou pour les chrétiens, de son Fils, Jésus, le Christ, c'est-à-dire qu'ils glorifient une seule divinité, c'est le culte monothéiste. Comment ce culte est-il apparu et s'est-il implanté ?

Comme nous l'expliquerons, le culte monothéiste s'est développé graduellement et il n'y a pas eu tout d'un coup un dieu unique qui serait tombé du ciel, chaste, célibataire et tout-puissant comme tend à nous le faire croire les auteurs de la Bible.

Le dieu Baal (Baal-Zébub ou Belzébuth, Satan pour les chrétiens) du Panthéon des peuples sémitiques idolâtres du Moyen-Orient.

En réalité, comme l'explique le bibliste suisse Thomas Römer de la Faculté de Théologie de l'Université de Lausanne et professeur au Collège de France dans son livre "L'invention de Dieu" (2014), on trouve dès les premiers textes bibliques les traces d'une divinité locale et nationale, à la fois dieu créateur et chef de guerre (parfois pour gagner la suprémacie sur les autres dieux) auquel les prêtres sacrifiaient des humains. Cette double identité est déjà présente dans les statues de Baal (signifiant "Seigneur" en langues sémitiques) et El (signifiant "dieu" en langues sémitiques) adorées dans les temples sémitiques (juifs, cananéens, arabes) mais également akkadiens (Bël), phéniciens (Ba'lah) et égyptiens (Seth) où cette divinité est associée à un parèdre, c'est-à-dire une autre divinité moins influente mais très proche et toujours associée à la divinité principale. On retrouve cette dualité dans les cosmogonies d'Égypte, dans les relations duales entre dieux qui engendrent des couples (par exemple Osiris/Isis ou Amon/Amemet), à Sumer (avec Antu et son parèdre An), chez les Etrusques (avec Charun et son parèdre Vanth), en Grèce (avec Jupiter et son parèdre Junon) ou encore en Inde (avec Brahma et son parèdre Sarasvatî) parmi d'autres cultures.

Concernant le judaïsme, comme nous l'avons expliqué à propos des analogies entre la Genèse et certains mythes sumériens, cette théologie trouve ses racines vers le IIe millénaire avant notre ère, dans la région Indo-Européenne s'étendant de l'actuelle Turquie au sud de l'Irak (cf. cette carte) où existaient trois grandes civilisations. Les Hittites vivaient en Anatolie adoraient le dieu de l'orage (la forme originelle du dieu Baal, appelé Melqart chez les Phéniciens et Adad chez les Syriens) et accessoirement la déesse du Soleil. Les Assyriens implantés dans la vallée du Tigre adoraient officiellement le dieu Assur (Ashur) qu'on retrouve vers l300 avant notre ère chez les Sumériens sous la forme du dieu souverain Enlil parmi d'autres divinités, tandis que non loin de là les Babyloniens adoraient le dieu Anu (An en sumérien, le père des dieux), mais également Marduk (Amar Utu en sumérien, le dieu protecteur), Ea (Enki en sumérien, le dieu de la magie), Ishtar (Inanna, la déesse de l'amour et de la guerre), Nergal (dieu des mondes souterrains et des Enfers), Gilgamesh (le roi d'Uruk divinisé cers 2650 avant notre ère et dieu des Enfers) et une dizaine d'autres dieux, y compris paradoxalement Assur, l'ennemi de Marduk. On reviendra plus bas sur les parallèles entre le judaïsme et le culte assyrien.

Il est intéressant de noter que dès cette époque on constate que les Assyriens partent en guerre notamment contre les Babyloniens sous la protection du dieu Assur qu'ils considèrent comme un protecteur universel mais également impérialiste en raison de l'ambition dominatrice des rois assyriens qui justifient leurs guerres par la volonté d'Assur.

Assur (Ashur), le dieu guerrier assyrien. Il s'agit d'une peinture vernie sur une brique d'argile cuite trouvée dans la cité d'Ashur, dans le nord de l'Iraq actuel, dans le palais du roi Tukulti-Ninurta II qui régna de 890-884 avant notre ère. Elle est exposée au British Museum.

Plus tard, au VIIe siècle avant notre ère sous le règne de Sennachérib, le texte assyrien "L'Ordalie de Marduk" décrit comme son nom l'indique, le jugement de Marduk par un tribunal présidé par Assur. Une nouvelle fois, à l'image des inspirations sumériennes dans la Genèse, on retrouve dans la mythologie assyrienne tout le concept du dieu guerrier universel et Juge suprême évoqué dans la Bible par les différents narrateurs jusqu'à l'époque de la destruction du second Temple. On y reviendra.

Ces dieux étaient vénérés dans les limites de chaque État et la plupart des fidèles adoraient également de nombreux autres dieux et déesses, y compris le veau et le taureau, réminiscence des temps (plus de 10000 ans avant notre ère) où ces peuples animistes à peine sédentarisés vivaient de l'élevage des premiers animaux domestiqués et croyaient encore aux esprits (la force vitale des êtres), à des entités naturelles (animaux, phénomènes naturels, etc.) ou cosmiques (comme le Soleil, le dieu Ra égyptien). Tout cet aréopage et ce bestiaire de créatures plus ou moins souveraines ou divines forgea les différentes mythologies et cosmogonies de l'Antiquité dont nous avons conservé des traces, bien sûr à titre anecdotique, en astronomie et en astrologie et leurs dérives ésotériques ou chamanistes.

A l'origine, ce polythéisme résulte la plupart du temps d'alliances politiques entre différents rois et États de cultures différentes. Ce mélange des cultes était également familié des premiers Hébreux qui bien qu'ayant adopté YHWH, c'est-à-dire Yahvé[1], un dieu guerrier, vénéraient également d'autres dieux qui seront rapidement considérés comme des idoles et les peuples concernés classés parmi les "païens" par les théologiens juifs. Mais "rapidement" dans le sens historique représente tout de même deux millénaires d'histoire et d'évolution des idées où se mêlent les migrations, les révoltes, les guerres et les doutes.

Le judaïsme moderne présente encore les traces d'une imprégnation assyrienne, notamment avec l'utilisation du mot hébreu "Shekhinah" qui signifie "présence divine" ou "parole divine" quand on veut désigner la présence de Dieu parmi les hommes.

Dans un étude sur les rites sacrés assyriens publiée en 2007 par Pirjo Lapinkivi intitulée "The Sumerian Sacred Marriage in the Light of Comparative Evidence", l'auteur explique qu'en hébreu, Shelhinah est une entité féminine. Son équivalent en Mésopotamie est Ishtar (Istar), la "Parole de Dieu", la mère représentant l'amour, l'esprit et l'énergie. Pour les oracles assyriennes appelées "les paroles d'Ishtar", la déesse s'exprimait sous la forme maternelle du dieu suprême qu'on pouvait également considérer comme l'esprit de dieu ou le souffle de dieu qui résidait dans le coeur du prophète, l'inspirait et parlait à travers sa bouche, un concept qui annonçait l'idée de "l'esprit de Dieu" biblique et du "Saint Esprit" chrétien.

Ceci étant précisé, le premier pas vers un culte monothéiste (qui n'est pas encore judaïque) apparaît malgré tout en Mésopotamie (ancienne Chaldée dans la région de Sumer et d'Akkad) et selon la tradition judéo-chrétienne, à l'époque de Noé et d'Abraham. Voyons donc qui sont ces deux personnages avant de décrire l'évolution du monothéisme à l'époque du royaume de David et son institutionnalisation après le retour de la déportation à Babylone, sous le règne de Néhémie.

Les patriarches : Noé et Abraham

Selon la Bible, les Hébreux sont les membres de tribus sémites semi-nomades qui vivaient en Basse Mésopotamie vers le XIXe ou XVIIIe siècle avant notre ère que la tradition hébraïque fait descendre de Sem, fils de Noé.

Qui était Noé ? Le livre d'Enoch, la Genèse (Genèse 5:32) et les manuscrits apocryphes de la Genèse ne précisent pas l'origine, la date et le lieu de naissance de Noé. Un décompte des générations à partir de la Genèse indique que Noé est la 10e génération depuis Adam (Genèse 5:1-29) et qu'il serait mort à 950 ans, 350 ans après le Déluge.

Généalogie simplifiée et traditionnelle (donc en partie mythique) du peuple Hébreu. Notez les 12 fils de Jacob qui sont à l'origine des 12 tributs d'Israël.

Sur le plan historique, il n'existe aucun preuve de l'existence de Noé qui serait donc un personnage mythique au même titre qu'Adam et Ève (même si les Témoins de Jéhovah et quelques Églises américaines ne partagent pas cette idée). S'il fallait malgré tout le placer en un lieu et sur l'axe du temps comme auraient pu le faire les premiers rédacteurs, Noé aurait vécu sur les rives de la mer Noire vers l'an 1900 avant notre ère, un lieu et une date purement indicatifs pour un personnage de toute façon imaginaire.

Quoi qu'il en soit, selon la Bible vers 1850-1750 avant notre ère, Terah (Tétrach), le père d'Abram et originaire de Ur en Chaldée (Mésopotamie) prit sa famille et s'installa dans le nord de la Mésopotamie, à Harân (Harane ou Charan). Terah mourut à Harân à 250 ans.

Ensuite, comme lui ordonna en privé Yahvé, Abram alors âgé de 75 ans accompagné de sa famille, de ses serviteurs et de tous leurs biens traversèrent l'Euphrate pour s'installer en pays de Canaan (qui est le nom du petit-fils de Noé) que Yahvé offrit à sa postérité : "À toi et à ta race après toi, je donnerai le pays où tu séjournes, tout le pays de Canaan, en possession à perpétuité, et je serai votre Dieu" (Genèse 17:8).

Notons que la Bible n'évoque jamais l'expression "terre promise", juste que la "terre de Canaan" ou le "pays de Canaan" fut promis par Yahvé aux patriarches et à leur descendance, d'où l'association avec cette expression.

Que nous apprend l'archéologie sur le pays de Canaan ? C'est une région tampon entre la Mésopotamie et l'Égypte située entre la Phénicie au nord, l'actuel Liban, et la Philistie au sud, délimitée à l'ouest par la Méditerranée et à l'est par le Jourdain. Certaines cités de la région étaient habitées depuis l'Âge du Bronze, c'est-à-dire environ le IIIe millénaire avant notre ère mais la célèbre cité-forteresse biblique de Megiddo située à peu près au centre du pays de Canaan et sur laquelle nous reviendrons, existaient déjà il y a 7000 ans, certes sous une forme très rudimentaire semblable à un lieu-dit habité par quelques familles.

Toutefois, la plus grande partie des pièces archéologiques découvertes dans le pays de Canaan remontent entre le IIe et Ier millénaire avant notre ère et montrent des traces d'influences étrangères. Les découvertes archéologiques dans la cité biblique de Tel Dor (Dora) par exemple, proche de Megiddo et située sur le littoral à 30 km au sud de Haifa, montrent que les Philistins n'ont pas conquis la région avant le XIIe ou XIe siècle avant notre ère. Auparavant, il n'y a aucune trace archéologique dans la région. Rappelons que nous sommes au début de l'Âge du fer, une époque où les artisans, les bâtisseurs et les soldats découvrent les avantages du fer pour fabriquer des objets très solides et résistants. D'autres tablettes d'argile découvertes dans les ruines de la cité de Mari confirment qu'à cette époque le pays de Canaan était sous un statut politique spécifique, différent du régime assyrien ou égyptien. On reviendra en détails sur cette époque quand nous évoquerons la période dynastique.

Les Périodes de l'Histoire Antique (I)

Néolithique

8300 à 4500 avant notre ère

Chalcolithique

4500 à 3200 avant notre ère

Bronze ancien

3200 à 2200 avant notre ère

Bronze moyen

2200 à 1550 avant notre ère

Bronze récent

1550 à 1200 avant notre ère

Âge du fer I

1200 à 1000 avant notre ère

Âge du fer II

1000 à 586 avant notre ère

Selon la tradition, pendant son voyage Abram fit construire des autels à la gloire de Yahvé en de nombreux endroits du pays. Pour l'encourager à devenir le patriarche d'un grand peuple et "le père d'une multitude de nations" (Genèse 17:5), Yahvé le renomma Abraham et sa femme Sara.

Abraham aurait engendré la totalité des peuples du pays de Canaan. Notons que Sara étant trop âgée pour enfanter (la Genèse lui donne 90 ans), Abraham prit la servante égyptienne de Sara comme concubine, Hagar, qui lui donna un fils du nom d'Ismaël. Selon la Genèse, il fut à l'origine des Arabes qui peuplèrent la région désertique méridionale de la péninsule Arabo-persique.

Selon le livre de la Genèse Abraham s'installa à Hébron (aujourd'hui en Cisjordanie, au sud de Jérusalem) où il fit l'acquisition de la "grotte qui est dans le champ de Makpéla, en face de Mambré, au pays de Canaan, [qu'il avait] achetée à Ephrôn le Hittite comme possession funéraire". A sa mort, Abraham y fut "enseveli avec sa femme Sara" et plus tard "Isaac, sa femme Rébecca", Léa et Jacob y furent également ensevelis (Genèse 49:30-31) de même... qu'Adam et Ève. Aujourd'hui cette sépulture est considérée par les juifs comme la Tombe des patriarches et est également un lieu vénéré par les Musulmans.

Que contient cette tombe ? Comme l'explique le compte-rendu détaillé publié dans les "Archives de l'Orient Latin" (t.II, ch.V. "Invention de la sépulture des patriarches" en 1884), il faut remonter en l'an 1119, lorsque des moines Augustins établis à Hébron découvrirent deux puits sous leur église reliés par un étroit couloir. L'un des puits donne accès à des grottes où des jarres contenant des ossements furent découvertes; il s'agirait des ossements des patriarches. Mais étant donné la sensibilité religieuse du site, aucune analyse ADN n'a été réalisée à ce jour, ce qui empêche de dater les ossements et d'établir un éventuel lien de parenté entre ces personnes mais évite aussi les déceptions tout en ménageant les fidèles les plus crédules.

Reconstruction du premier étage de la ziggourat de Ur en Irak (cf. Google Maps) et son aspect vers 1920. Elle culmine à 25 m de hauteur. Elle fut bâtie entre 2100-2050 avant notre ère. 

Le patriarche Abraham a-t-il existé ? Grâce aux découvertes archéologiques et le déchiffrement de nouvelles tablettes cunéiformes, les experts ont tenté d'établir de nouvelles correspondances entre les faits bibliques et les faits historiques.

Il est intéressant de noter que les rédacteurs de la Genèse ont pris soin de préciser la ville natale d'Abraham, Ur (Urim en sumérien), aujourd'hui située au sud de l'Irak et renommée Tell al-Muqayyar. Au IIe millénaire avant notre ère, c'est-à-dire à l'époque biblique, Ur était la capitale de l'Empire mésopotamien qui s'étendait "de la mer d'en haut à la mer d'en bas", c'est-à-dire de la Méditerranée au Golfe Persique. La cité impériale comptait 65000 habitants et comprenait notamment la célèbre ziggourat en escalier présentée à droite qui fut débarrassée de son sable dans les années 1920-1930 (voici une photo pris vers 1920) puis reconstruite jusqu'au premier étage haut de 25 mètres sous Saddam Hussein dans les années 1980.

Comme Babylone, Suse, Nimrud ou Ninive, Ur rayonnait largement au-delà des frontières de la Mésopotamie. Dans l'esprit du narrateur, il aurait été dommage de considérer Abram comme un simple villageois et de ne pas exploiter cette filiation intellectuelle prestigieuse.

D'un point de vue social, le prénom Abram est connu en Mésopotamie à différentes époques mais il n'est pas cité dans les innombrables tablettes découvertes à Ur, ce qui pose déjà un premier problème d'identification et d'authentification.

Aujourd'hui encore, si certains juifs, chrétiens et musulmans pratiquants ne croient pas nécessairement en l'existence des premiers patriarches et encore moins à Adam et Ève, la plupart croit en revanche en celle de Jacob. La raison est purement intellectuelle et non religieuse. En effet, Jacob est le petit-fils d'Abraham et enfanta 12 fils qui devinrent par la suite les 12 tribus d’Israël présentées plus haut : Ruben, Siméon, Lévi, Juda (ou Judah), Issacar, Zabulon, Dan, Nephthali, Gad, Asher, Joseph (dont sont issues les tribus de Manassé et Ephraïm) et Benjamin. Sans Jacob et ses 12 fils, les 12 tribus d'Israël n'existeraient pas. Donc, les croyants ont jugé a priori que Jacob est un personnage historique. Retenons, car nous y reviendrons à l'époque des prophètes messianiques, que la tribu de Lévi fut dédiée au service du temple de Jérusalem tandis que la tribu de Juda est celle de la dynastie du roi David. Ces deux tribus joueront un rôle très important dans l'histoire du peuple juif.

Ceci dit, les Musulmans sont presque obligés de croire en l'existence d'Abraham car, selon le Coran, il construisit la Kaaba de La Mecque (le grand édifice noir et vide faisant l'objet d'un pèlerinage). Selon la tradition coranique, l'empreinte d'Abraham est d'ailleurs visible dans la "station d'Abraham" (maqām ibrāhīm) édifée à proximité de la Kaaba (cf. cette photo prise avant 2014 et l'extension du mataf, l'esplanade circulaire).

Mais faute de preuves historiques pouvant authentifier l'existence des patriarches, les scientifiques s'accordent pour considérer que le personnage biblique d'Abraham tout comme celui d'Isaac et de Jacob sont fictifs, point de vue partagé par l'historien Shlomo Sand de l'Université de Tel-Aviv, auteur du livre "Comment le peuple juif fut inventé" (2008). C'est un nouvel exemple d'hagiographie où les rédacteurs ont inventé la biographie des personnages illustres pour fonder l'origine historique et la relation privilégiée du peuple d'Israël avec Dieu.

La Tour de Babel

Selon la rumeur, la ziggourat de Ur servit de modèle à la Tour de Babel biblique (Genèse 11:1-9). "Babel" signifie Babylone en hébreux. On pense que la tour fut érigée au centre de Babylone, sur la rive gauche de l'Euphrate (cf. ce dessin) où on a retrouvé un cylindre décrivant une grande tour alors appelée Etemenanki. A quelques centaines de mètres au sud des ruines actuelles de la cité, on a découvert un carré de terre de 91 mètres de côté entouré d'un fossé (voir plus bas) et quelques briques plates carrées en terre poinçonnées typiques des édifices de la cité impériale. La tour de Babel fut bâtie à partir du VIIe siècle avant notre ère sous le roi Assarhaddon et fut terminée au VIe siècle sous Nabuchodonosor II.

Juste à côté de la tour d'Etemenanki, à quelques centaines de mètres au sud se trouvait le temple de l'Esagil dédié au dieu Marduk.

Selon l'archéologue Jeff Allen, directeur du Fonds Mondial des Monuments et les résultats des tests effectuées par des ingénieurs irakiens et égyptiens qui ont étudié les briques utilisées à Babylone, la tour fut construite en briques de terre cuite et non pas en briques d'adobe (de la terre crue mélangée à un peu de paille séchée) car ces dernières se décomposent sous la pluie ou se brisent si on les accumulent au-delà d'une hauteur d'environ 20 mètres. En revanche, les briques en terre cuite résistent à une charge dix fois plus importante et offrent une résistance structurelle suffisante pour bâtir une tour 4 fois plus haute.

A consulter : The Babylonian Engine

Translitération de textes en cunéiforme grâce à l'IA

A gauche, une carte de Babylone. Au centre, vue aérienne du site archéologique de Babylone le long de l'Euphrate en partie restauré. L'édifice blanc au sommet de la bute à gauche est l'ancien palais de Saddam Hussein aujourd'hui abandonné. A droite, la tablette de l'Esagil exposée au Louvre. Il s'agit d'une copie en argile de 18.1 x 10 x 2.4 cm crée vers -229 d'un document néo-babylonien écrit à Uruk d'après un original de la ville de Borsippa datant de -604 à -539. Gravée en cunéiforme elle donne les mesures du temple de l'Esagil et de l'Etemenanki. Documents D.R. et Le Louvre.

Selon le Livre de la Genèse, "Après avoir quitté l'est, ils trouvèrent une plaine dans le pays de Shinear et s'y installèrent. [...] La brique leur servit de pierre, et le bitume de ciment"  (Genèse 11:2-3). Le pays de Shinear (ou Sin'ar ou Sennaar) correspond à la partie sud de la Mésopotamie comprenant notamment Babylone et Ur.

Dans tout le pays et en particulier à Babylone, les briques étaient jointes et solidarisées avec de la poix. De fait, de l'asphalte naturelle remonte du sol dans toute la région et on retrouve sur les murs de Babylone des traces d'asphalte noire ayant suité entre les briques plates d'origine. Outre sa structure collante, l'asphalte étanchéifie les murs et les coques des bateaux et renforce leur résistance. La Tour fut ensuite recouverte d'un mur extérieur de briques de protection. Pour éviter qu'elle ne s'effondre sous son propre poids, comme les autres ziggourats et pyramides, la base de la Tour était plus large que le sommet. De cette façon elle pouvait résister à la fois à la pression et aux intempéries. Des modélisations montrent qu'il était possible d'édifier une tour de 91 mètres de hauteur.

Comme la Porte d'Ishtar, le septième et dernier étage de la Tour devait briller d'un éclat intense. Pour y parvenir, les Babyloniens l'ont construit en briques de terre cuite vernissées bleues avec des décorations dorées. La couleur bleue vernissée était obtenue à partir de poudre de silex (des galets de silice) mélangée à un fondant comme l'oxyde de cobalt qui apporte la couleur bleue. Cela permet d'imiter à moindre frais le Lapis-Lazuli et le bleu du ciel. Ces briques qui ressemblaient à de l'émail réfléchissaient la lumière du Soleil et donnaient à la façade un éclat brillant similaire à celui d'un bijou.

La Tour de Babel était dédiée au dieu Marduk. Elle devait permettre au roi de se rapprocher du lieu où séjournait Marduk et du Paradis (dont le concept se réfère au Jardin d'Eden d'origine mésopotamienne).

Quant à l'expression selon laquelle "la Tour de Babel était si haute qu'elle touchait le ciel", la région étant entourée d'eau, après une nuit froide, sous l'ardeur des rayons du Soleil l'humidité remontait du sol et pouvait envelopper la Tour puis stagner près de son sommet avant de s'évaporer. Combinée à sa couleur bleue, la Tour pourrait donner l'impression de disparaitre dans les nuages.

La Tour de Babel fut la construction la plus haute de l'empire néo-babylonien, l'une des plus belles avec les jardins suspendus de Babylone au point qu'elle constituait l'une des merveilles du monde jusqu'à ce qu'elle fut dépassée par le phare d'Alexandrie qui atteignait ~135 m de hauteur.

A voir : Babylone, Google Maps

Babylon 3D

Vues aériennes du site archéologique de Babylone le long de l'Euphrate. A l'avant-plan de la photo de gauche on distingue un carré entouré d'un fossé où aurait été érigée la ziggourat d'Etemenanki, qui est probablement la fameuse Tour de Babel citée dans la Bible dont une vue rapprochée figure à droite. Les fondations forment un carré de 91 m au centre d'une enceinte de 460 x 420 m de côté. Documents Google Earth.

Après le déclin de Babylone en 482 sous Xerxès Ier, la Tour de Babel, les temples et d'autres édifices furent totalement démontés et leurs briques réputées pour leur qualité furent réutilisées pour construire les villages avoisinants tels que Al-Hilla situé à quelques kilomètres de Babylone où il existe encore aujourd'hui des murs d'époque sur pied, notamment dans une ancienne synagogue.

Le Livre de la Genèse mentionne la Tour de Babel car les Juifs voulaient ainsi dénoncer l'orgueil, la mégalomanie et la supériorité qui se dégageaient de la cité impériale et d'une civilisation qui leur valut tant de maux. Selon la Bible, Yahvé détruisit Babylone et dispersa ses habitants en guise de châtiment : "l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre et leur donna tous un langage différent ; et ils cessèrent de bâtir la ville. C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre" (Genèse 11:8-9).

Rappelons qu'à son apogée Babylone rayonnait dans tout le Proche-Orient et au-delà et était une cité cosmopolite au carrefour des cultures. Par étonnant que les juifs y entendirent de nombreux langues étrangères. Pas besoin d'un dieu pour mélanger les cultures.

La Tour de Babel imaginée par Pierre Bruegel l'ancien. A gauche, un tableau réalisé en 1563 de 114 x 155 cm exposé au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Au centre, un plus petit tableau de 60 x 74.5 cm réalisé en 1568 exposé au Museum Boymans van Beuningen de Rotterdam. En réalité, on estime que cette tour avait la forme d"une ziggourat avec une base carrée de 91 m de côté et s'élevait sur 7 étages jusqu'à environ 90 m de hauteur. Elle était dédiée au dieu Marduk.

Si aujourd'hui la région est semi-aride bien que l'eau ne soit jamais très loin, il faut imaginer qu'entre 2000 et 500 ans avant notre ère, toute la région était verdoyante, quasi luxuriante. Le Golfe Persique arrivait aux pieds de la ziggourat d'Ur (cf. Google Maps) ainsi qu'aux portes des villes d'Uruk, Shuruppak et Kish parmi d'autres (cf. cette carte). En 4000 ans, la mer recula de plus de 260 km. Aujourd'hui, l'ancien bras secondaire de l'Euphrate qui touchait les murs d'enceinte de Babylone est à sec mais il existe toujours et s'est déplacé de quelques centaines de mètres vers l'ouest de la ville antique.

Datation du récit d'Abraham et de Jacob

Plusieurs détails anachroniques permettent de déterminer l'époque à laquelle fut rédigé le récit d'Abraham. Tout d'abord, la route suivie par Abraham vers le pays de Canaan qui est aujourd'hui bien documentée ne correspond à aucune route de migration existante à l'époque en Mésopotamie (partie est de l'Irak) et en Assyrie (partie ouest de l'Irak). Selon les assyriologues, contrairement à ce qu'on pensait jadis, la migration d'Abraham n'est pas une migration d'Amorrites (des sémites syriens régnant entre 2000-1595 avant notre ère) comme il y en eut au cours du IIe millénaire avant notre ère. En effet, à l'époque citée dans la Bible, ces déplacements s'effectuaient généralement d'ouest en est et notamment vers la Mésopotamie et Babylone. D'autres textes évoquent aussi des coutumes et des rites plus récents que l'époque indiquée (voir plus bas).

Autre anachronisme, la Bible prétend qu'Abraham voyagea à dos de chameaux alors que cet animal n'était pas encore domestiqué au XIXe ou XVIIIe siècle avant notre ère. En effet, les archéologues ont découvert des ossements de chameaux dans toute la région de Canaan mais les archéozoologues ont montré que les chameaux ne furent pas domestiqués et utilisés comme bête de somme avant le Xe siècle avant notre ère.

Après l'anachronisme de la monnaie décrit précédemment, ceci donne une nouvelle indication sur l'origine du rédacteur et sa connaissance du tissu commercial de la région. En fait, les routes caravanières qui transportaient des huiles et des épices dont parle la Bible ne sont passées aux confins du royaume du Juda qu'à partir du VIIe siècle avant notre ère.

A partir des anachronismes, on peut déjà déduire qu'Abraham et Jacob n'ont pas vécu au XIXe ou XVIIIe avant notre ère, en supposant qu'ils auraient existé. Ces textes furent rédigés durant l'Âge du fer II, après le Xe siècle avant notre ère, lorsque le royaume des Philistins dominait le petite royaume de Juda. On reviendra sur ces royaumes.

Sacrifice du premier né par le feu à Baal-Molk en signe d'apaisement. Ce rite païen pratiqué à Carthage, en Tunisie, était également en usage dans le Royaume du Nord (l'Israël antique) et le Royaume d'Ammon ainsi qu'en Assyrie. Les Hébreux ont interdit ce meurtre et lui ont substitué le sacrifice d'un animal.

En analysant les sources documentaires, le bibliste allemand Julius Wellhausen (1844-1918) et ses contemporains ont également noté au moins deux styles différents d'écritures et trois inspirations différentes dans ces récits. Le récit d'Abraham semble avoir été écrit plus récemment que celui de Jacob a priori daté du Xe siècle avant notre ère. Le texte d'Abraham aurait été écrit durant la période monarchique, probablement entre le VIe et le Ve siècle avant notre ère, car l'auteur fait référence à des préoccupations politiques typiques de la monarchie israélite tardive qu'il a projeté sur le mythe des pères fondateurs.

Les biblistes et les spécialistes des civilisations antiques ont également trouvé des indices dans trois textes de la Genèse. Dans le premier (Genèse 12), Abraham réside plus au sud, dans une région semi-désertique du pays de Canaan, au nord du Néguev. Dans un second texte (Genèse 22), à l'appel de Yahvé, Abraham est sur le point de sacrifier son fils Isaac quand Yahvé l'arrête et lui propose de tuer un bélier à la place (en réalité Abraham commis une erreur et crut entendre le mot "sacrifier" alors que Yahvé avait prononcé le mot "holocauste" qui veut dire "me montrer"). Enfin, un troisième texte (Genèse 32) relate la lutte entre Jacob et l'ange de Dieu qui le renomme "Israël", ce qui signifie "celui qui lutte avec Dieu" ou "lutteur avec Dieu".

Précisons que la Torah condamne le sacrifice du premier né, comme les prophètes ont également condamné les sacrifices humains considérés comme une idolâtrie, une réminiscence païenne. Cette pratique était en usage chez les Ammonites, une éthnie cananéenne vivant à l'est du Jourdain, dans le royaume d'Ammon (actuelle Jordanie), adoratrice des dieux Baal et Molk notamment, et dans le royaume de Moab lors de graves crises (une guerre par exemple, cf. 2 Rois 3:26-27) mais on ignore si le roi moabite sacrifiait à Yahvé ou au dieu Molek. Tous les pères fondateurs d'Israël, d'Abraham au roi David se sont battus contre ces pratiques sanglantes et les sacrifices par le feu. Comme les statues et autres iconographies divines, ils sont même devenus tabous durant l'époque perse.

Dès le proto-judaïsme celui qui pratiquait un sacrifice humain était passible de la peine de mort. Ce rite n'est donc pas hébreu. En revanche, la substitution par un animal et la référence au Dieu unique YHWH sont spécifiques au peuple juif. Ceci dit, ce rite n'est pas moins sanguinaire et violent puisque l'animal doit être égorgé conscient ce qui aujourd'hui choque les populations non-juives qui ont demandé que ce rite soit réévalué afin que les mamifères sacrifiés ne souffrent pas.

Ces rites symboliques seraient apparus entre le XIIIe et le VIIIe siècle avant notre ère. Ensuite, les massorètes ont scindé le concept YHWH-Mèlek associé au sacrifice d'enfants en YHWH et Molek pour souligner la différence entre le culte du vrai Dieu et l'idolâtrie des faux dieux. On reviendra sur le sujet dans l'article consacré aux origines du Dieu unique.

Sachant cela, selon l'historien et bibliste allemand Martin Noth (1902-1968) de l'Université de Bonn, expert de l'époque israélite pré-monarchique, ces trois récits sont la compilation de trois traditions différentes extraites des coutumes du royaume du Nord, Israël, et du royaume du Sud, Juda, de cultures totalement différentes. Ils renvoient tous les trois au VIIe siècle avant notre ère, plaçant Abraham comme le père des patriarches et Juda comme le symbole du coeur du royaume juif. Cette théorie est également acceptée par les biblistes et les historiens.

Ainsi qu'on le constate, l'analyse des textes et des pièces archéologiques montrent que la chronologie biblique et les sous-entendus narratifs ne correspondent pas du tout à la réalité historique. Nous verrons plus loin pourquoi les auteurs de ces livres bibliques ont altéré les faits voire inventé ces légendes.

Nous avons des exemples similaires combinant des altérations des faits et des inventions avec le récit de l'Exode en Égypte, l'histoire de Moïse et le passage de la mer Rouge que nous allons décrire dans les prochains chapitres.

Prochain chapitre

L'Exode et les flux migratoires vers l'Égypte

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[1] Le texte de la Torah ne transcrivant presque exclusivement que les consonnes, les théologiens juifs ont très tôt transcrit le tétragramme YHWH par des noms théophores (relatifs à Dieu) comprenant également des voyelles afin qu'il puisse être lu et prononcé. Sauf exception, nous adopterons le nom de "Yahvé" (plutôt que Adonaï, Elohim, l'Eternel et autre Seigneur) dans tous les articles consacrés à l'Ancien Testament car il est phonétiquement plus proche du tétragramme que les autres noms sacrés. Nous reviendrons sur la traduction du tétragramme dans l'article consacré aux noms de Dieu.


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