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La Bible face à la critique historique
Adam et Ève et le Jardin d'Éden L'histoire d'Adam et Ève et du fameux Jardin d'Éden évoqués dans les quatre premiers chapitres du livre de la Genèse (et représentant environ 50 versets) méritent une attention particulière. Jusqu'au XXe siècle, ce récit que tous les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans connaissent par coeur pour l'avoir entendu ou lu à l'école primaire faisait partie de ces traditions doctrinales qui ne souffraient d'aucune digression, bien qu'antérieurement au christianisme certains croyants pensaient déjà qu'il pouvait s'agir d'une légende. Mais personne ne pouvait prouver que le récit relatait des évènements réels ou inspirés de faits réels pas plus que personne ne pouvait prouver qu'il fut inventé. Finalement, il fallut attendre le XXe siècle pour découvrir la réalité historique cachée derrière ce récit. Les analyses littéraires du livre de la Genèse réalisées par l'exégète allemand Hermann Gunkel (cf. Israel and Babylon, 1902-1903 et Genesis, 1910) et le jésuite français Pierre Gibert (cf. Bible, mythes et récits de commencement, 1986) ont montré sans équivoque que les rédacteurs de ces versets ont puisé dans des légendes sumériennes et mésopotamiennes. Que savons-nous aujourd'hui sur l'origine du récit d'Adam et Ève et celle du Jardin d'Éden ? Adem et Ève Le nom "Adam" sous la forme "adm" fut découvert sur des tablettes de Ras Shamra gravées en langue ougaritique (la langue parlée à Ras ech-Chamra, l'actuelle Ras Shamra en Syrie) vers 1400 avant notre ère (cf. les nouveaux textes mythologiques de Ras Shamra), à l'époque du dieu Mardouk (également appelé Bel ou Baal signifiant Maître). Ce mot "adam" signifie "humanité". On y trouve aussi l'expression "Ab adm", signifiant "Père de l'humanité" et le mot "adama" signifiant "la terre". Dans les versions hébraïques du livre de la Genèse, il est écrit : "Élohim forma ha-adam, poussière de ha-adama" (Genèse 2:7). "Ha-adam" représente l'homme, "Adam". Dans les traductions modernes en langues étrangères, cette nuance a disparu : "L'Eternel Dieu forma l'homme de la poussière de la terre". Dans toutes les traductions modernes de la Bible, "l'Adam" fut traduit par "Adam", l'homme. La Genèse nous apprend que "l'Adam fut créé à son image. Dieu l'a créée homme et femme" (Genèse 1:27), autrement dit l'humanité fut créée à l'image de Dieu. L'Adam est donc asexué et créa ensemble l'homme et la femme. Malheureusement, la plupart des bibles ont traduit ce passage par "Dieu créa l'homme à son image". Un peu plus loin, un passage écrit par un second rédacteur contredit le rédacteur précédent. Les bibles modernes écrivent : "Alors l'Eternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit; il prit une de ses côtes, et referma la chair à sa place. L'Eternel Dieu forma une femme de la côte qu'il avait prise de l'homme, et il l'amena vers l'homme." (Genèse 2:21-22). D'où la croyance que Dieu créa l'homme avant la femme. En réalité le texte original dit que la côte fut "prise sur l'Adam", l'humanité, par nature asexuée. Le mot "côte" vient du mot hébreu "tsela" a un double sens qui signifie "la côte" (d'un homme) mais aussi "le côté" d'un objet. Le texte original hébreux sur la création de la femme utilise le mot "ezrath" signifiant "aide" mais dans le sens "porter secours" à quelqu'un (cf. les Psaumes). Or, une interprétation très répandue est que la femme fut créée pour aider l'homme, mais dans le sens péjoratif de servante voire de bonne à tout faire, une mentalité encore ancrée chez beaucoup d'hommes machistes, y compris chez les prêtres et les rabbins sans parler des musulmans. Enfin, c'est Adam qui appela sa femme Ève. Dans le texte hébreux, elle s'appelle "Chavvah" signifiant "la vie, la première femme". Le texte dit à propros d'Adam et Ève : "Et l'homme dit : Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair! on l'appellera femme, parce qu'elle a été prise de l'homme. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair" (Genèse 2:23-24). En hébreux, "femme" se dit "ishah" et "homme" se dit "ish", un autre double sens qui aide à comprendre l'origine de ces noms. Notons que c'est aussi le seul moment où Adam est appelé "ish", c'est-à-dire en présence de sa femme, isha. Autrement dit, l'homme et la femme ne peuvent se définir pleinement comme humains qu'unis l'un à l'autre. Lorsqu'ils s'unissent ils deviennent "un", comme à l'origine, avant que l'ish et l'ishah ne soient séparés, à l'image de Dieu. Si pour le premier rédacteur, Dieu est à la fois masculin et féminin et l'Adam est l'union de l'homme et de la femme, pour le second rédacteur et dans tous les autres textes, la femme est séparée de l'homme, elle vient après l'homme et joue un rôle secondaire. Dans la Genèse, elle n'a aucun droit et ne parle pas. Elle ne parlera qu'en présence de Dieu, dans le Jardin d'Éden, lorsqu'Adam la dénoncera pour l'avoir tenté de croquer la pomme et qu'elle se défendra en dénonçant le diable caché dans le serpent (Genèse 3). Éden, du côté de l'orient, en terres sumériennes Les auteurs du livre de la Genèse présentent le Jardin d'Éden comme le lieu surnaturel où séjournaient Adam et Ève et donc où, selon la tradition judéo-chrétienne, se situe les origines de l'humanité. Selon les linguistes, "Éden" vient du mot akkadien "edinu" qui est lui-même dérivé du sumérien "e-din". Ce mot signifie "prairie" ou "steppe". Même chose pour le mot "Paradis" dérivé du grec "Paradaesa" pour lequel les Hébreux ont un synonyme "Gan eden" qu'on retrouve en vieux persan "Gah-e-fin" qui signifie "terrain de chasse délimité" ou "jardin clos". Dans un tel cadre bucolique, on devine aisément la suite de l'histoire. Selon la tradition juive, le Jardin d'Éden comprend un fleuve qui se divise en quatre bras et précise que "le nom du troisième est Hiddékel; c'est celui qui coule à l'orient de l'Assyrie. Le quatrième fleuve, c'est l'Euphrate" (Genèse 2:14), ce qui situe clairement ce lieu en Mésopotamie.
La Bible nous apprend qu'Adam (en réalité l'Adam) fut créé quelque part à l'ouest de la Mésopotamie, puis fut conduit dans le Jardin d'Éden situé à l'est : "en Éden, du côté de l'orient, et il y mit l'homme qu'il avait modelé" (Genèse 2:8). On notera également qu'après avoir assassiné son frère Abel, Caïn, le fils aîné d'Adam fut maudit par Dieu qui l'envoya vivre "dans la terre de Nod, à l'orient d'Éden" (Genèse 4:16). On reviendra sur le rôle du serpent du Jardin d'Éden et son identification tardive avec le personnage de Satan dans l'article consacré à L'invention de Satan et de l'Enfer. L'arbre de vie "L'arbre de vie" évoqué dans la Bible est également un emprunt sumérien généralement asssocié à Adam et Ève comme on le voit sur le Caméo présenté ci-dessus à droite datant de l'Antiquité tardive, vers 2200-2100 ans avant notre ère. Selon la Bible, alors qu'ils étaient sous l'arbre de la connaissance (du bien et du mal), Ève fut séduite par le serpent et proposa à Adam de croquer dans la pomme et constatèrent qu'ils étaient nus. Adam et Ève tentèrent de s'excuser auprès de Dieu qui leur avait interdit d'y goûter sous peine de mourir mais il décida de briser cette amitié et de les chasser du Jardin d'Éden : "Et l'Eternel Dieu le chassa du jardin d'Eden, pour qu'il cultivât la terre, d'où il avait été pris. C'est ainsi qu'il chassa Adam; et il mit à l'orient du jardin d'Eden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie" (Genèse 3:23-24). "L'arbre de vie" dont il est question est un concept mystérieux. D'abord il ne faut pas le confondre avec l'arbre de la connaissance qui se trouve à côté de lui. La nature de l'arbre de vie n'est pas expliqué dans la Torah mais uniquement dans quelques versets des Proverbes, un livre poétique faisant partie de la Bible hébraïque. Il fut rédigé en partie par Salomon et contient également des textes compilés ultérieurement, notamment par Ézéchias. On lit par exemple dans les Proverbes : "Heureux l'homme qui a trouvé la sagesse, Et l'homme qui possède l'intelligence ! Car le gain qu'elle procure est préférable à celui de l'argent, Et le profit qu’on en tire vaut mieux que l'or ; Elle est plus précieuse que les perles, Elle a plus de valeur que tous les objets de prix. Dans sa droite est une longue vie ; Dans sa gauche, la richesse et la gloire. Ses voies sont des voies agréables, Et tous ses sentiers sont paisibles. Elle est un arbre de vie pour ceux qui la saisissent, Et ceux qui la possèdent sont heureux" (Proverbes 3:13-20). Ou encore, "Un espoir différé rend le cœur malade, Mais un désir accompli est un arbre de vie" (Proverbes 13:12) et "La langue douce est un arbre de vie, Mais la langue perverse brise l'âme" (Proverbes 15:4). L'arbre de vie symbolise donc la sagesse et l'intelligence. C'est une voie d'accès à la véritable richesse et à la vraie gloire, celle de la sérénité qui rend heureux, c'est un chemin de justice conduisant à Dieu. Comme l'explique le scientifique et démystificateur (débunker) américain Anton Parks dans son livre "Eden, la vérité sur nos origines" (2011), ces passages de la Bible ont une très vieille histoire. Ils furent extraits de textes cunéiformes et d'illustrations gravés dans des tablettes d'argile plus de 1000 ans avant la rédaction des premiers récits bibliques et copiés lors de la captivité des Hébreux à Babylone (la première fois lors de l'exil en 722 avant notre ère puis en 597 et en 586 avant notre ère) qui furent ensuite adaptés et fixés dans la Torah à l'intention du peuple juif. Le motif de l'Exode est au centre de ces récits. L'interprétation chrétienne Le mythe d'Adam et Ève ne s'est pas arrêté là. Nous savons que les Chrétiens (et les Musulmans) ont également réinterprété cette histoire à leur façon. Dès le début du christianisme, les théologiens et les philosophes se sont interrogés sur les raisons pour lesquelles Dieu créa l'homme et la femme pour ensuite les chasser du Paradis et les condamner à mort et à une vie de souffrance. Les rabbins et les Pères de la Grand Église ont émis différentes opinions sur le sens de cette histoire. Certains la considéraient littéralement et donc authentique puisqu'elle avait a priori été écrite par Moïse (on y reviendra à propos des auteurs de la Torah), d'autres y voyaient une allégorie avec des éléments caractéristiques de la mythologie : un lieu hors du temps, un arbre magique, un serpent qui parle, etc. Les romains se moquaient de ce récit. En revanche, les érudits chrétiens ont défendu cette histoire sous l'argument qu'elle pouvait être interprétée de la même manière que les allégories de Platon. A voir : La chapelle Sixtine, Rome Passion
Aussi, au cours des siècles qui suivirent, pour différencier l'histoire d'Adam et Ève des hérésies comme l’"Apocalypse d'Adam" (IIe.s.) qui décrit un Dieu dépassé par son oeuvre où Ève prend l'ascendance sur Adam, le philosophe juif hellénisé Philon d'Alexandrie (c.-25 à 50) réinterpréta les textes bibliques selon ce qu'on appelle les "catégories" de la connaissance hellénistique et proposa de prendre ce récit biblique comme une allégorie. Plus tard, saint Augustin (354-430) réinterpréta le mythe d'Adam et Ève et développa les raisons réelles pour lesquelles ils furent chassés du Paradis. Selon Augustin, c'est la culpabilité du péché originel qui frappa l'humanité et qui par la suite pesa lourdement tout au long de l'histoire du christianisme. En effet, avant Augustin personne n'avait accordé à ce mythe une importance doctrinale. Or, Augustin fut le premier qui accusa la femme d'avoir péché en succombant aux paroles du serpent et d'avoir séduit l'homme. Autrement dit, la misogynie de l'Église et son problème avec la sexualité sont nés avec saint Augustin qui fit de la transgression d'Ève une sorte de "tare biologique" qui expliquait tous les maux de l'existence que subissaient ses descendants. Étonnemment, les révoltes sociales du XIVe siècle se sont emparées de l'histoire d'Adam et Ève pour en proposer une interprétation révolutionnaire. Ainsi, en 1381 le prêtre anglais John Ball lança son fameux mot d'ordre : "Quand Adam bêchait et Ève filait, où donc était le gentleman ?" Ball fut exécuté pour cette insolente critique envers l'autorité mais sa question refit jour au XVIIe siècle lorsque les révolutionnaires se battirent pour revendiquer l'égalité et la liberté d'avant la Chute, laquelle conduisit à la tyrannie des rois d'Angleterre. Dans l'esprit des révolutionnaires, le fruit défendu n'était pas la pomme mais la propriété privée, une autre pomme de discorde. Il faudra attendre l'ouverture d'esprit et le génie des artistes de la Renaissance (XVe-XVIIe siècle) comme Dürer, Le Caravage ou Rubens pour rendre leur dignité à Adam et Ève et replacer ce récit à la place réelle qu'il n'aurait jamais dû quitter, celui d'un mythe, n'en déplaise aux Créationnistes et aux personnes sectaires notamment des Églises américaines qui interprètent encore littéralement le texte de la Genèse. Enfin, c'est grâce au poète anglais John Milton auteur du "Paradis Perdu" (1667) que ce mythe de la création devint un conte épique exprimant la liberté fondamentale de l’homme de choisir et en particulier de désobéir aux interdits. Finalement, la lutte contre le sexisme se transforma en mouvement féministe dès la fin du XIXe siècle, un combat pour l'égalité des genres qui est toujours d'actualité. A lire : Paradise Lost, John Milton, 1667, Project Gutenberg Notons que dans son livre "Adam & Ève" (2017), le critique littéraire et historien Stephen Greenblatt de l'Université d'Harvard relate l'histoire de ce mythe et de son interprétation de ses origines mésopotamiennes à aujourd'hui à travers le point de vue des ecclésiastiques (saint Augustin), des peintres (Dürer, Le Caravage, Rubens), de poètes (John Milton), d'écrivains (Voltaire), de scientifiques (Charles Darwin) ou encore de féministes (Alexandra Tarabotti, Mary Wollstonecraft) parmi d'autres personnages. C'est un livre très complet et très intéressant. Comme quoi on peut être juif Ashkenaze et ne pas croire tout ce qui est écrit dans la Bible ! Le fruit défendu était-il vraiment une pomme ? Dans un verset du livre de la Genèse, le rédacteur évoque un arbre de la connaissance portant un fruit défendu : "Et l'Eternel dit : Qui t'a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ?" (Genèse 3:11). La scène se déroule peu de temps après que Dieu ait averti Adam de ne pas manger de l'arbre de la connaissance (Genèse 2:9). Cependant, le serpent rusé du Jardin d'Éden leur dit qu'ils n'en mourraient point, ce qui convainquit Ève de prendre le fruit et d'en manger puis de le partager avec Adam (Genèse 3:6). Le "fruit défendu" était-il vraiment une pomme comme l'affirme l'Église ? Rien ne permet de l'affirmer car la Genèse évoque simplement un "fruit" sans l'identifier. Et aucun autre livre biblique ne précise quel était ce fruit. Reprenons le texte original de la Torah (Bereshit, section shlishi qui correspond aux versets de la Genèse 2:20 à 3:21). Le mot hébreu utilisé dans ces versets est "peri" (פרי), un mot générique pour fruit en hébreu biblique et moderne. Le mot hébreu moderne pour pomme est "tapuach" (טאפוח) mais il n'apparaît dans aucun des cinq premiers livres de la Bible hébraïque (mais il apparaît dans d'autres textes bibliques écrits par la suite). Si le "fruit défendu" n'était pas une pomme, de quoi peut-il s'agir ?
Dans le Talmud de Babylone compilé par la Diaspora après l'Exode en Mésopotamie vers 500 avant notre ère et qui rassemble des lois juives (la Mishna), des commentaires de la Bible hébraïque (la Gémara), des enseignements rabbiniques et d'autres écrits, les rabbins ont noté plusieurs commentaires à propos de ce que serait ce fruit, mais.... la pomme n'en fait pas partie ! Au fil du temps et des discussions, les rabbins ont écrit que le fruit aurait pu être une figue, car dans la Genèse, Adam et Ève ont utilisé des feuilles de figuier pour se couvrir (Genèse 3:7). Ils ont aussi écrit que c'était du blé, parce que le mot hébreu pour blé, "chitah" (חיטה), est phonétiquement et orthographiquement proche du mot péché, "cheit" (חטא). Ils proposèrent également qu'il pourrait s'agir de raisins et même du vin de raisins. Enfin, les rabbins ont écrit qu'il pourrait s'agir du cédrat ou "etrog" (אֶתרוֹג) en hébreu, un fruit aigre-doux ressemblant à un gros citron. Le cédratier (Citrus medica) est originaire des contreforts de l'Himalaya. Le cédrat fut exporté au Moyen-Orient (en Médie, la future Perse) vers le VIe siècle avant notre ère et vers l'Asie du Sud-Est et Orientale avant de séduire les Grecs et puis le reste du monde. Le cédrat était donc connu des Hébreux d'Israël en raison de leur commerce avec les Perses et les Assyriens.
Le cédrat est utilisé pendant la fête juive de Souccot (ou fête des Tentes qui remonte à l'Exode et qui se célèbre en automne à partir du 15 tishri). Mais cette interprétation ne provient probablement pas de la tradition juive. En effet, dans le Lévitique on trouve une liste de quatre espèces de plantes qu'il faut consommer en l'honneur de la fête de Souccot : "Vous prendrez le premier jour un fruit de l'arbre de hadar, des branches de dattier, des rameaux de myrte et des saules de rivière" (Lévitique ou Vayikra 23:40). Par tradition, les juifs considèrent que "le fruit de l'arbre de hadar" désigne le cédrat. Mais d'un point de vue judaïque, l'usage de ce fruit est très restrictive car selon la Loi seul le cédrat, à l'exclusion de tout autre agrume, peut être employé lors de la mitsva (l'application des ordonnances et prescriptions juives). Ce n'est donc pas le fruit qu'on cherche. Si aucun de ces fruits n'a retenu l'attention des juifs ni plus tard des chrétiens, remontons aux origines de l'histoire de la pomme pour comprendre pourquoi les Pères de l'Eglise choisirent ce fruit. La pomme est originaire du Kazakhstan (cf. N.Duan et al., 2017) et on trouve encore des pommiers sauvages (Malus sieversii) en Asie centrale dans les quelques rares bois indigènes qui subsistent, en particulier dans les montagnes du Tian Shan situées au nord-ouest du bassin du Tarim où se trouve le désert du Taklamakan. C'est l'hybridation de cette espèce très ancienne qui existait déjà il y a 80 millions d'années qui donna les quelques 11000 variétés de pommes mais dont une centaine de variétés sont encore cultivées. Le pommier est domestiqué depuis 4000 à 10000 ans. Les pommes furent exportées vers l'Europe il y plus de 2000 ans grâce à la Route de la Soie, ce qui permit son hybridation et son introgression avec des variétés de Sibérie, du Caucase et d'Europe. Mais comment la pomme qui n'est même pas originaire du Moyen-Orient est-elle devenue l'interprétation dominante du "fruit défendu" ? Si l'explication ne se trouve pas dans Bereshit, c'est-à-dire le livre original de la Genèse écrit en hébreu, examinons ses traductions. En 382 de notre ère, le pape Damase demanda à Jérôme de Sidron de traduire la Bible en latin (cf. La Transmission de la Bible). Dans la bible "Vulgate", Jérôme traduisit le mot hébreu "peri" par le mot latin "malum" (Genesis 3:5). Respectant au mieux le style des rédacteurs qui aimaient jouer avec les mots, Jérôme a probablement choisi le mot "malum" car il peut aussi signifier le mal (c'est d'ailleurs sa première traduction en français) qu'on retrouve dans l'expression biblique "bonum et malum" (le bien et le mal) de la Genèse. Quelques versets plus loin, conformément au texte original, Jérome utilise les mots "ex ligno" c'est-à-dire "[le fruit] de l'arbre". Jérome a donc fait un jeu de mots habile, faisant référence au fruit associé à la première "grosse erreur" de l'humanité à travers le mot "malum" à double sens. Sur le plan éthymologique, en français, le mot "pomme" a le sens qu'on lui connaît aujourd'hui au moins depuis l'an 1100 (cf. CNRTL). C'est seulement au XIVe siècle qu'on associe la pomme au fruit défendu dans les récits religieux (cf. Robert Grosseteste, "Château d'Amour", 1355; Personnages, "Miracles de Nostre Dame", éd. G.Paris et U.Robert, XVI, 819, 1876). Dans les versions anglaises de la Vulgate, dans la traduction jugée hérétique de John Wycliffe (c.1329-1384) et par conséquent pour les nombreux lecteurs anglo-saxons des siècles suivants, "fructus arboris pulcherrimae" signifiait en vieil anglais "fruytis of the faireste tree" (le fruit du plus bel arbre), un superlatif que certains juifs ont également repris indépendamment. En vieil anglais "apple" signifie "n'importe quel fruit, le fruit en général". C'est un mot emprunté aux langues proto-germaniques "ap(a)laz" et au vieux haut allemand "apfel". Selon les linguistes, "En moyen anglais et jusqu'au 17e siècle, c'était un terme générique pour tous les fruits autres que les baies, y compris les noix [...]. D'où sa greffe sur le "fruit de l'arbre défendu" sans nom dans la Genèse" (cf. Online Etymology Dictionnary). Par la suite, les artistes ont contribué à renforcer cette symbolique en utilisant la pomme pour représenter le fruit défendu qui n'est plus du tout un fruit générique qui de toute façon ne serait pas représentable. Il existe cependant quelques peintures classiques représentant d'autres fruits.
Le "Retable de Gand" réalisé par Hubert et Jan van Eyck en 1432 montre Ève tenant un cédrat dans sa main gauche. Le tableau "Ève Tentée par le Serpent" réalisé par Defendente Ferrari en 1520-25 montre un abricot tandis que "La Chute de l'Homme" de Pierre Paul Rubens peinte en 1628-29 montre une grenade. Pourtant, au XVIe siècle, la pomme faisait déjà partie de la coupe des fruits proverbiale. En 1504 par exemple, une gravure d'Albrecht Dürer et une peinture de Lucas Cranach l'Ancien de 1533 représentaient le "fruit défendu" comme une pomme. Enfin, dans son poème épique "Le Paradis perdu" publié en 1667, John Milton utilise le mot "pomme" à deux reprises pour désigner le fruit défendu (Livre II v.349 et Livre X v.387). Si seulement c'était le fameux "Franken-tree" ou "arbre de Franken", un arbre greffé moderne planté à Newton, dans le Massachusetts, portant 40 types de fruits imaginé par Sam Van Aken, professeur à l'Université de Syracuse et artiste. L'arbre fructifia pour la première fois en 2015. Mais il n'existait évidemment pas à l'époque biblique, mais c'était le cas, cela aurait pu répondre à notre question qui reste donc à jamais ouverte. Le Déluge et l'Arche de Noé relatés dans le livre de la Genèse aux chapitres 6 à 9 sont un autre exemple d'histoire détournée au profit du judaïsme. Pour ne pas alourdir cet article, on reviendra en détails sur le sujet qui attise toujours les passions dans l'article suivant. A lire : Le Déluge et l'Arche de Noé Sodome et Gomorrhe Un autre récit encore plus étrange est celui de la Genèse décrivant la destruction des ville de Sodome et Gomorrhe situées le long de la mer Morte. Selon la tradition, Yahvé punit son peuple pour ne pas avoir respecté la plus sacrée de toutes les lois orientales, celle de l'hospitalité : "Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du soufre et du feu" (Genèse 19:24). Dans plusieurs sites archéologiques pouvant correspondre à la description biblique situés tant au nord qu'au sud de la mer Morte, les archéologues ont trouvé d'importantes couches de cendres, des fragments d'os ou des débris calcinés, des tessons et du sable vitrifiés comme si une forte chaleur s'était abattue sur la région. De toute évidence, ces traces ne peuvent pas être le résultat d'une bataille. Vu la complexité du sujet, nous prendrons le temps d'analyser séparément cette "manifestation du courroux divin" qui sort vraiment de l'ordinaire et tenterons de l'expliquer par la science. A lire : Sodome et Gomorrhe En résumé, dans les récits de la Genèse il n'a jamais fallu d'intervention divine pour les expliquer. Mais tout bien considéré, s'il faut bâtir une belle histoire, les premiers rédacteurs de la Torah avaient tout intérêt à inventer et tout au mieux à embellir et détourner des mythes et quelques faits historiques restés dans la mémoire collective pour construire leur nouvelle théologie. On y reviendra. Quant aux miracles et autres mystères relatés dans l'Ancien Testament, les exégètes et les scientifiques reconnaissent que les textes bibliques peuvent aussi être interprétés à plusieurs niveaux. Tous ceux qui ont étudié la Bible savent que dans l'Antiquité, dans tout le Proche-Orient le "miracle" était considéré comme une figure de style plutôt qu'une réalité, comme aujourd'hui la métaphore ou l'analogie peut éclairer son sujet. On reviendra sur le sujet à propos des prophéties et des miracles et des apparitions attribués à Jésus. A lire : Les patriarches et l'Exode
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