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Les trous noirs supermassifs

La galaxie de Seyfert NGC 1097 du Fourneau abrite un trou noir supermassif de 140 millions de masses solaires. Documents ESO/R.Gendler.

Co-évolution des galaxies et des trous noirs supermassifs : à démontrer (III)

Les trous noirs supermassifs ont-ils un impact sur leur environnement ? Autrement dit, jouent-ils un rôle dans la formation et l'évolution des galaxies, notamment sur le taux de formation stellaire ?

Nous avons expliqué en cosmologie que les jeunes galaxies riches en gaz forment de nouvelles étoiles à un taux élevé mais faute de carburant, la formation stellaire finit par s'arrêter à mesure que la galaxie vieillit. Ainsi, on observe dans l'Univers primordial des galaxies formant plusieurs centaines d'étoiles chaque année alors que la Voie Lactée produit en moyenne à peine trois étoiles par an (cf. les découvertes récentes). Seul l'effet d'une pression dynamique (vent stellaire, etc.) sur le gaz présent dans le milieu interstellaire peut réinitialiser pendant quelque temps le processus de formation stellaire.

La croissance des trous noirs supermassifs libère de grandes quantités d'énergie. De manière générale, selon le scénario classique de formation et d'évolution des galaxies et des trous noirs supermassifs, le rayonnement ainsi que les gaz émis à grande vitesse par le coeur de ces galaxies à noyau actif (AGN) peut affecter les nuages moléculaires (comme le CO) et modifier le taux de formation stellaire, voire même synthétiser des molécules comme l'eau ou des composés organiques. On y reviendra.

C'est du moins des hypothèses que tentent de confirmer les astrophysiciens depuis quelques années en démontrant ce qu'on appelle la co-évolution des galaxies et des trous noirs supermassifs. Il existe des observations appuyant cette théorie mais il existe également des contre-exemples qui ne confirment pas du tout cette éventuelle co-évolution.

Rétroaction des trous noirs supermassifs sur la formation d'étoiles

Dans une étude publiée dans la revue "Nature" en 2009 (en PDF sur arXiv), une équipe internationale d'astronomes dirigée par Andrea Cattaneo de l'Institut d'Astrophysique de Potsdam étudia la co-évolution des galaxies et des trous noirs supermassifs.

Un trou noir supermassif n'est lumineux que lorsqu'il affecte la matière des régions internes de la galaxie hôte (quasar, AGN, émetteur Lyman-alpha, etc). Les coeurs de ces galaxies actives sont très variables et leurs propriétés dépendent de la taille du trou noir, du taux d'accrétion du nouveau matériau tombant sur le trou noir et d'autres facteurs comme le taux de rotation.

Depuis des décennies, les astronomes se sont donc fondés sur la masse des trous noirs supermassifs comme une approximation de l'énergie fournie par les AGN. Ils ont estimé que l'énergie libérée par ces trous noirs supermassifs empêchait la formation d'étoiles. En effet, cette énergie chauffe et dissipe le gaz alentour, empêchant son refroidissement et sa condensation pour former des étoiles. C'est du moins ce qu'on pensait jusqu'à présent.

Une question centrale dans l'évolution des galaxies est de savoir dans quelle mesure ce processus provoquerait un ralentissement du taux de formation stellaire dans les grandes galaxies elliptiques, qui possèdent généralement peu de gaz froid et peu de jeunes étoiles, contrairement aux galaxies spirales.

Pour le savoir, nous devons répertorier les AGN et analyser l'origine et la nature de leurs rayonnements. C'est un travail de longue haleine qui occupe la communauté des astronomes depuis 1948 mais qui a déjà permis de cataloguer plus de 1.35 million de quasars (cf. le catalogue MILLIQUAS) et d'en dresser un portrait général à travers un modèle unifié.

A gauche, image composite d'une galaxie éloignée émetteur lyman-alpha ou "blob" LAE. Il s'agit du compositage d'une image optique Lyman-alpha (jaune) prise avec le télescope Subaru de la NAOJ, d'une image blanche prise poar le Télescope Spatial Hubble, d'une image infrarouge prise par le télescope Spitzer (rouge) et d'une image X prise par le satellite Chandra. Les rayonnements émis par le trou noir supermassif situé au coeur du blob sont suffisamment puissants pour ioniser et chauffer le gaz dans l'ensemble de la structure gazeuse. A droite, sa représentation artistique. Documents Chandra.

Dans une étude publiée dans l'"Annual Review of Astronomy and Astrophysics" en 2014, Timothy M. Heckman de l'Université Johns Hopkins et Philip N. Best de l'Observatoire Royal d'Edimbourg ont justement étudié la co-évolution des AGN et des trous noirs supermassifs.

Les AGN peuvent être divisés en deux populations distinctes :

- Les AGN en mode radiatif associés à des trous noirs actifs qui émettent de l'énergie alimentée par accrétion à des taux supérieurs à ~1% de la limite d'Eddington (la luminosité maximale qui dépend de sa masse au-dessus de laquelle un trou noir ne peut plus accumuler de matière). Ils sont principalement associés à des trous noirs peu massifs se développant dans des pseudo-bulbes galactiques à haute densité en moins de 10 milliards d'années.

- Les AGN en mode jet où l'essentiel de la production énergétique prend la forme d'écoulements collimatés, le fameux jet bipolaire. Ces AGN sont associés à des trous noirs plus massifs situés dans des coeurs galactiques plus massifs et les galaxies elliptiques.

Le coeur des AGN en mode radiatif contient du gaz froid de haute densité qui contribue à la formation d'étoiles. Les grandes fusions de galaxies ne sont pas le principal mécanisme de transport de ce gaz vers l'intérieur mais plutôt les processus séculaires qui semblent dominants.

Dans les AGN en mode jet, le trou noir central est probablement alimenté par l'accrétion de gaz chaud se refroidissant lentement à un taux qui est limité par la rétroaction de l'AGN, c'est-à-dire par le chauffage fourni par le rayonnement de l'AGN. Les sondages portant sur les galaxies à haut redshift dressent un tableau similaire. Mais ni l'accrétion sur ces trous noirs ni la formation d'étoiles dans leur noyau ne sont importants à l'époque actuelle.

Sur base du fait que le rapport entre le taux de formation stellaire et la croissance des trous noirs est resté globalement constant au cours des 10 derniers milliards d'années, Heckman et Best estiment que les processus qui ont lié l'évolution cosmique des galaxies et des trous noirs supermassifs sont toujours à l'oeuvre aujourd'hui.

La radiogalaxie 3C 84

L'accrétion de gaz par le trou noir supermassif d'une galaxie et la rétroaction énergétique qui en résulte par un AGN en accrétion sur le gaz dans et autour d'une galaxie sont deux processus étroitement liés mais concurrents qui jouent un rôle crucial dans l'évolution de galaxies.

On sait depuis longtemps que les trous noirs supermassifs actifs situés au centre des galaxies émettent d'énormes quantités d'énergie. Cela provoque un échauffement du gaz environnant et un écoulement de gaz à grandes distances du centre. Ce phénomène rend le trou noir moins actif.

Illustration artistique des filaments de gaz circulant vers le disque d'accrétion du trou noir supermassif de l'AGN 3C 84. Document Luca Oosterloo.

Les observations des amas de galaxies ont montré que les jets de plasma émis par un AGN chauffent le milieu intra-amas, empêchant le refroidissement du gaz de l'amas et ainsi la chute de ce gaz sur la galaxie centrale. D'un autre côté, les flux de gaz sortants entraînés par les jets peuvent se refroidir à mesure qu'ils se propagent dans le milieu intra-amas, conduisant à des filaments de gaz plus froids. L'évolution de ce gaz froid n'est pas clair, mais on imagine qu'il joue un rôle dans l’alimentation du trou noir supermassif central.

Dans un article publié dans la revue "Nature" en 2023 (en PDF), l'équipe de Tom Oosterloo de l'Université de Groningen et membre de l'Institut Néerlandais de Radioastronomie ASTRON a trouvé un nouvel exemple de galaxie dans laquelle la matière éjectée par un trou noir supermassif peut revenir nourrir la galaxie qui l'abrite.

Oosterloo et ses collègues ont étudié la radiogalaxie NGC 1275 alias 3C 84 (Perseus A), en particulier dans la raie du CO(2-1) à l'aide de l'installation radiosubmillimétrique ALMA de l'ESO afin d'étudier le gaz moléculaire froid dans les régions centrales de cette galaxie située à 235 millions d'années-lumière au centre de l'amas de Persée.

Les données montrent que des filaments de gaz froids mesurant 1 kpc résultant du refroidissement induit par le jet de gaz de l'amas s'écoulent vers le centre de la galaxie où ils alimentent le disque d'accrétion circumnucléaire de ~3200 années-lumière de diamètre du trou noir supermassif. C'est la première fois que le gaz refroidi se déplaçant vers un trou noir supermassif est réellement observé. C'est l'exemple classique de rétroaction ou de recirculation de gaz à proximité d'un trou noir.

Selon les chercheurs, "le gaz refroidi joue un rôle dans l'alimentation de l'AGN et confirme l'existence d'un boucle de rétroaction sur la manière. Un AGN peut donc avoir un impact sur son environnement et sur la manière dont les effets de cet impact maintiennent l'activité de l'AGN."

À l'avenir, les chercheurs prévoient de cartographier le flux d'autres gaz moléculaires.

À la recherche des geysers rouges

Cette rétroaction des trous noirs supermassifs fut déjà confirmée en 2018 dans un article publié sur le site du SDSS (puis repris dans les "MNRAS") par l'équipe de Samantha Penny de l'Université de Portsmouth qui analysa 17 galaxies proches dans le cadre du projet MaNGA (Mapping Nearby Galaxies at Apache Point Observatory) à la recherche de ce que les astronomes ont appelé les "geysers rouges".

L'une des galaxies naines (encart) contenant un geyser rouge signifiant qu'elle ne forme plus de nouvelles étoiles. La galaxie naine contient 3 milliards d'étoiles, soit cent fois moins que la grande galaxie située à l'avant-plan. Document Samantha Penny / U.Portsmouth, SDSS collab.

Penny définit un "geyser rouge" comme "le résultat du gaz tombant dans le trou noir central d'une galaxie. Lorsque le gaz est accrété, il s'échauffe jusqu'à des millions de degrés et brille de mille feux. Mais cette accrétion de gaz génère aussi de puissants vents soufflant à travers la galaxie à des milliers de kilomètres par seconde."

Selon Kevin Bundy, responsable du projet MaNGA à l'Université de Californie à Santa Cruz : "nous avons appelé ces caractéristiques geysers rouges parce que les explosions de vent sporadiques nous rappellent un geyser et parce qu'au stade terminal des formations stellaires, la galaxie ne contient plus que des étoiles rouges". En effet, a priori les astronomes ne s'attendaient pas à trouver des geysers rouges dans les grandes galaxies, souvent riches en gaz et en poussière. Or MaNGA a permis de découvrir que les trous noirs actifs peuvent produire des effets à travers toute une galaxie et affecter le taux de production d'étoiles.

En quelque trois années d'activité, MaNGA a permis aux astronomes d'analyser tous les types de galaxies, de la naine à la géante dont plus de 300 galaxies naines. À leur grande surprise, Penny et son équipe ont découvert des geysers rouges dans environ 10% des galaxies naines étudiées.

La question est maintenant de savoir quelle est la nature de cette rétroaction car un trou noir peut éjecter de l'énergie dans une galaxie de différentes façons. Cette découverte nécessite néanmoins de nouvelles données. Affaire à suivre.

Henize 2-10

Un autre exemple de rétroaction d'un trou noir supermassif sur le taux de production stellaire est visible dans la galaxie naine Henize 2-10 alias ESO 495-G021 située dans la constellation de la Boussole à environ 30 millions d'années-lumière de la Voie Lactée. Son étude détaillée fit l'objet d'un article publié dans la revue "Nature" en 2022 (en PDF sur arXiv) par Zachary Schutte de l'Université d'État du Montana et Amy E. Reines.

Henize 2-10 est également classée parmi les prototypes de galaxies HII et les galaxies bleues compactes (BCG). Elle mesure seulement ~21" ou ~3000 années-lumière de diamètre mais abrite un trou noir supermassif de ~4.5 millions de masses solaires (cf. A.M. Ghez et al., 2008), soit aussi massif que celui de la Voie Lactée.

La masse stellaire de la galaxie naine est d'environ 4 milliards de masses solaires pour 160 millions de masses solaires de gaz moléculaire (H2) et 190 millions de masses solaires de gaz neutre (HI) (cf. Arcetri, 2017). Henize 2-10 brille en rayons X avec une luminosité de ~1038 erg/s qui coïncide avec le coeur d'une radiosource.

Les images prises par le Télescope Spatial Hubble présentées ci-dessous montrent très clairement que le trou noir supermassif central alimente en gaz une pépinière d'étoiles située à 230 années-lumière du trou noir.

Le trou noir de Henize 2-10 souffle du gaz à environ 445 km/s dans la région stellaire, déclenchant la naissance de nouvelles étoiles, d'où son appartenance à la famille des galaxies à sursauts d'étoiles ou Starburst. La façon dont cela se produit est encore incertaine, car normalement les émissions de gaz des trous noirs supermassifs réchauffent tellement les nuages de gaz environnants qu'ils ne se refroidissent pas suffisamment pour former des étoiles. Or Henize 2-10 produit dix fois plus d'étoiles que le Grand Nuage de Magellan soit 1.9 M par an alors que les deux galaxies ont une taille similaire (cf. A.E. Reines et al., 2011; Arcetri, 2017).

Photos de la galaxie naine Henize 2-10 prise par le HST. A droite, l'image couvre 25" ou ~3586 a.l. L'encart qui couvre une région de 6"x4" (1" ~ 143 a.l.) comprend une image prise en H-alpha et dans le continuum stellaire. Documents NASA/ESA, A. Pagan (STScI) et NASA/ESA/Z.Schutte et A.Reines (2022) adapté par l'auteur. 

Les théories actuelles sur l'origine des trous noirs massifs et supermassifs se divisent en trois catégories :

- 1. Ils se sont formés comme des trous noirs de masse stellaire, à partir de l'implosion d'étoiles, et ont en quelque sorte rassemblé suffisamment de matière pour devenir massifs,

- 2. Des conditions spéciales au début l'Univers ont permis la formation d'étoiles supermassives qui se sont effondrées pour former des "germes" massifs de trous noirs dès le départ,

- 3. Les "germes" de futurs trous noirs massifs sont nés dans des amas d'étoiles denses, où la masse globale de l'amas aurait été suffisante pour les créer d'une manière ou d'une autre à partir d'un effondrement gravitationnel.

Jusqu'à présent, aucune de ces théories ne prédomine. Des galaxies naines comme Henize 2-10 offrent donc des indices potentiels prometteurs, car elles sont restées petites au cours du temps cosmique et n'ont pas subit la croissance et les fusions de grandes galaxies comme la Voie Lactée. Les astronomes pensent que les trous noirs des galaxies naines pourraient servir d'analogues aux trous noirs de l'Univers primitif, alors qu'ils commençaient juste à se former et à se développer.

N'ayant pas eu l'occasion d'observer la formation des premiers trous noirs, on ignore comment ils se sont formés. L'étude de Henize 2-10 peut donc nous apporter beaucoup d'informations sur l'évolution de tels trous noirs.

L'objet de Hanny 

Dans le cadre du projet collaboratif Galaxy Zoo qui permet aux amateurs de classer les galaxies afin d'aider les professionnels, l'amateur hollandais Hanny van Arkel découvrit en 2007 une étrange structure qu'il appela "l'objet de Hanny" (Hanny's voorwerp) près de la galaxie spirale IC 2497 présentée ci-dessous située à 700 millions d'années-lumière dans la constellation du Petit Lion.

La galaxie IC 2497 et l'étrange structure verte située à proximité découverte en 2007 par l'amateur Hanny van Arkel dans le cadre du projet Galaxy Zoo. Voir le texte pour les explications. Document NASA/ESA, William Keel/U.Alabama et Galaxy Zoo adapté par l'auteur.

Après analyse, comme l'explique le schéma, à l'origine "l'objet de Hanny" était une galaxie naine que la galaxie hôte captura il y a des millions d'années. Aujourd'hui, elle est en partie absorbée par IC 2497 mais il reste encore une queue de marée qui est portée à haute température (10000 K) par la friction dynamique.

Le jet bipolaire (rouge) observé dans l'objet de Hanny situé dans l'amas de Phoenix. Il s'agit d'une image composite radio (ALMA), X (Chandra) et en lumière blanche (HST). Document ALMA.

IC 2497 abrite en son coeur un trou noir supermassif actif qui a transformé la galaxie en quasar. Il émet un puissant cône de lumière qui ionise une partie de la queue de marée ainsi que du gaz qui est expulsé jusqu'à la queue de marée où il comprime le milieu interstellaire, déclenchant la formation de nouvelles étoiles; il s'agit de la tache jaunâtre visible dans l'Objet de Hanny. IC 2497 est l'un des rares exemples où on observe un quasar et indirectement un trou noir produire une rétroaction sur la formation stellaire.

Dans une nouvelle étude publiée dans la revue "Nature" en 2018, Ignacio Martín-Navarro, postdoctorant à l'Université de Santa Cruz et ses collègues ont observé un phénomène analogue mais au coeur même de quasars très éloignés.

Les chercheurs ont analysé les mouvements des étoiles dans les galaxies et AGN abritant des trous noirs supermassifs afin de déterminer les histoires de la formation stellaire à la recherche d'une éventuelle corrélation.

Grâce au sondage spectroscopique des galaxies massives réalisé au moyen du Hobby-Eberly Telescope (HET), ils ont apporté une nouvelle preuve observationnelle de l'effet des trous noirs sur la formation des étoiles. Pour cela, ils ont analysé plusieurs galaxies situées au coeur de l'amas de Phoenix situé à environ 5.7 milliards d'années-lumière dont l'un des membres très actif est présenté à gauche.

Pour affiner leurs résultats, les chercheurs ont analysé le spectre de plusieurs galaxies de cet amas et déterminé la meilleure combinaison de populations stellaires pouvant s'adapter aux données spectroscopiques. En comparant l'évolution stellaire dans des galaxies abritant des trous noirs de différentes masses, ils ont trouvé des différences frappantes mais pas du tout celles qu'ils attendaient. Ces différences ne dépendent pas des propriétés des galaxies (taille, morphologie, composition, etc) mais de la masse du trou noir. Autrement dit, il existe un couplage entre l'activité du trou noir supermassif et la formation d'étoiles tout au long de la vie d'une galaxie ou d'un AGN, corrélation qui affecte chaque génération d'étoiles.

Selon Martin-Navarro, pour des galaxies de même masse stellaire mais abritant des trous noirs de différentes masses, les galaxies dont les trous noirs sont plus massifs génèrent plus tôt et plus rapidement des étoiles que celles abritant des trous noirs plus petits ou moins massifs.

Contre-exemples d'absence de rétroaction

Si la théorie de la co-évolution des trous noirs supermassifs et des galaxies est valide pour les échantillons de galaxies étudiés où des rétroactions sont évidentes, toutes les observations ne vérifient pas cette interaction entre le flux nucléaire galactique et le taux de formation d'étoiles. On a découvert quelques cas (les recherches sont récentes) qui l'invalident, où il est difficile de comprendre la relation réelle entre l'activité des trous noirs supermassifs et la formation d'étoiles dans les galaxies. Si ces quelques contre-exemples n'invalident pas la théorie, ils imposent au moins de contraindre le processus à certaines conditions. Décrivons quelques contre-exemples.

Les quasars TXS0211-122 et TXS 0828+193

Dans un article publié dans les "MNRAS" en 2017, l'astrophysicien Andrew Humphrey de l'Université de Porto et ses collègues ont publié les résultats d'une étude portant sur les quasars TXS0211-122 et TXS 0828+193 qui ressemblent visuellement à des étoiles mais comptent parmi les AGN les plus actifs. Ils abritent chacun un trou noir supermassif dont les jets comptent parmi les plus puissants connus.

Les chercheurs ont découvert que ces AGN présentaient des superbulles de gaz et de poussière en expansion dont l'origine la plus probable est une rétroaction du trou noir par laquelle l'AGN injecte de grande quantités d'énergie dans sa galaxie hôte, créant un puissant vent stellaire à l'origine de cette superbulle.

Dans le cas de ces deux AGN, l'étude de la symbiose entre le trou noir supermassif et la galaxie massive montre que l'émission UV du disque d'accrétion du trou noir peut inhiber temporairement la formation d'étoiles en ionisant le milieu interstellaire. Ces éjections de gaz du trou noir supermassif peuvent donc entraîner une inhibition permanente de la formation d'étoiles.

Pas de co-évolution dans WISE1029+0501

L'astrophysicien Yoshiki Toba de l'ASIAA à Taiwan et ses collègues ont publié en 2018 les résultats d'une étude des nuages moléculaires CO et de la poussière froide de la galaxie WISE1029+0501 réalisée grâce à l'installation ALMA. Cette galaxie est une DOG (Dust-Obscured Galaxy) très pâle en lumière blanche mais au contraire très brillante en infrarouge lointain en raison de la présence d'une grande quantité de poussières, d'où l'intérêt d'utiliser ALMA pour l'étudier.

Images de la galaxie WISE1029+0501 obtenues dans différents rayonnements. Documents Y.Toba et al. (2018)/SDSS/ALMA adaptés par l'auteur.

Après une analyse détaillée, les chercheurs n'ont trouvé étonnamment aucun effet significatif du trou noir supermassif sur l'écoulement du gaz moléculaire. De plus, l'activité de formation stellaire n'est ni activée ni supprimée. Selon les chercheurs, ceci prouve que l'intense vent stellaire lié au flot de gaz ionisé émis par le trou noir supermassif n'affecte pas significativement le gaz moléculaire environnant ni la formation stellaire.

Des études publiées en 2016 et 2017 indiquaient que l'écoulement de gaz ionisé entraîné par la puissance d'accrétion d'un trou noir supermassif a un grand impact sur le gaz moléculaire environnant. Cependant, il est très rare qu'il n'y ait pas d'interaction étroite entre le gaz ionisé et le gaz moléculaire, comme l'ont observé Toba et ses collègues. Il faut donc admettre que le rayonnement d'un trou noir supermassif n'affecte pas toujours le gaz moléculaire. Selon les chercheurs, cette situation pourrait se produire lorsque le gaz ionisé est éjecté du trou noir supermassif perpendiculairement au nuage moléculaire comme illustré ci-dessous.

Illustration artistique. Document ALMA.

GN-z11

La galaxie GN-z11 fut découverte en 2016 dans la Grande Ourse. Elle se situe à z = 10.957 soit à ~13.3 milliards d'années-lumière. Il s'agit d'un jeune AGN âgé de quelques dizaines de millions d'années qui évolue dans un univers âgé de 400 millions d'années, soit ayant 3% de son âge actuel, au début de l'ère de réionisation

Le fait que ce trou noir supermassif existe si tôt dans l'univers remet en question les théories sur la formation et la croissance des trous noirs. Selon les auteurs, en principe les trous noirs supermassifs ne devraient atteindre leur taille actuelle qu'après plusieurs milliards d'années. Or le trou noir supermassif de GN-z11 suggère qu'ils pourraient se former d'autres manières : ils pourraient "naître gros" comme le qualifie les auteurs ou absorber de la matière à un rythme cinq fois plus élevé que ce que l'on pensait possible (taux d'accrétion 5 fois supérieur au taux d'Eddington).

Selon Maiolino, "Il est très tôt dans l'univers pour voir un trou noir aussi massif, nous devons donc envisager d'autres façons dont il pourrait se former. Les toutes premières galaxies étaient extrêmement riches en gaz, elles auraient donc été comme un buffet pour les trous noirs."

GN-z11 est une galaxie lointaine exceptionnellement lumineuse. Elle est 25 fois plus petite que la Voie Lactée pour une masse estimée à 1 milliard de masses solaires soit moins de 1% de la Voie Lactée. En revanche, son taux de formation stellaire est 8 fois supérieur à celui de la Voie Lactée aujourd'hui (24 M/an vs. 3 M/an).

Dans un article publié dans la revue "Nature" en 2024, l'équipe de Roberto Maiolino du Laboratoire Cavendish de l'Université de Cambridge et de l'Institut Kavli de cosmologie a utilisé l'instrument infrarouge NIRSpec du JWST pour étudier en détail la lumière de GN-z11 et mieux comprendre sa nature et ses propriétés.

Selon Maiolino, "Nous avons découvert un gaz extrêmement dense s'écoulant à proximité d'un trou noir supermassif qui accumule du gaz. C'est la première signature claire indiquant que GN-z11 héberge un trou noir qui engloutit de la matière."

A gauche, GN-z11 et son champ général photographiés par le JWST dans le cadre du sondage GOODS. Voici l'image prise quelques années plus tôt par le HST. A droite, la masse du trou noir en fonction du redshift (sur une échelle logarithmique) et de l'âge de l'univers. La masse du trou noir de GN-z11 est représentée par le grand cercle jaune. Documents NASA/ESA/JWST et R.Maiolino et al. (2024).

Grâce au JWST, les auteurs ont également trouvé des éléments chimiques ionisés généralement observés à proximité de trous noirs supermassifs en accrétion. De plus, ils ont découvert que la galaxie expulsait un "vent" très puissant. De tels vents animés d'une grande vitesse sont généralement provoqués par des processus associés à une accrétion importante par des trous noirs supermassifs.

Pour rappel, lorsqu'un trou noir accrète trop de gaz, il émet des rayonnements et un vent ultra-rapide de très haute énergie détectable par les satellites rayons X tels que NuSTAR de la NASA et XMM-Newton de l'ESA. C'est par exemple le cas du trou noir supermassif caché au coeur de la galaxie M101.

Selon les auteurs, ce vent pourrait arrêter le processus de formation des étoiles, épuisant littéralement la galaxie hôte, mais il tuerait également le trou noir lui-même car il couperait sa source d'alimentation.

Selon Hannah Übler du Laboratoire Cavendish et de l'Institut Kavli, coautrice de cet article, "La NIRCam du Webb a révélé une composante étendue, traçant la galaxie hôte, et une source centrale compacte dont les couleurs sont cohérentes avec celles d'un disque d'accrétion entourant un trou noir."

Ensemble, ces indices indiquent que GN-z11 héberge un trou noir supermassif dont la masse est estimée à log (MBH/M) = 6.2 ±0.3 soit environ 1.5 million de masses solaires. La vitesse d'accrétion du gaz est comprise entre 800 et 1000 km/s. Ce trou noir est dans une phase d'accrétion très active, ce qui explique pourquoi il est si lumineux. A ce jour, il s'agit du trou noir le plus ancien jamais observé et qui est en train de cannibaliser sa galaxie hôte.

En complément, une deuxième équipe, également dirigée par Maiolino, découvrit un amas gazeux d'hélium dans le halo entourant GN-z11. Théories et simulations prédisent justement que dans le halo des galaxies particulièrement massives évoluant à cette époque, il devrait y avoir des poches de gaz vierge qui pourraient s'effondrer et former des amas d'étoiles de Population III.

Selon Maiolino, grâce aux performances et en particulier la sensibilité du JWST en infrarouge, des trous noirs encore plus anciens pourraient être découverts à l'avenir. Avec son équipe, il espère utiliser les futures observations du JWST pour tenter de trouver des "germes" de plus petites trous noirs, ce qui pourrait les aider à démêler les différentes manières dont les trous noirs pourraient se former, qu'ils soient massifs dès leur naissance ou qu'ils se développent rapidement. Les chercheurs vont également scruter GN-z11 en profondeur à la recherche d'éventuelles étoiles de Population III. Leur découverte représenterait une avancée cruciale en astrophysique.

A partir de ces observations, les astrophysiciens reconnaissent qu'on est loin de démontrer la co-évolution entre l'activité des trous noirs supermassifs et le taux d'activité stellaire mais certaines observations supportent cette théorie. Les recherches continuent.

On reviendra sur le rôle des trous noirs supermassifs dans l'éventuelle synthèse de molécules prébiotiques dans l'article consacré aux trous noirs supermassifs et la vie.

Les SLBH

Rappelons qu'il existerait dans l'univers des trous noirs encore plus massifs que les SMBH, les SLBH (Stupendously Large Black Holes ou trous noirs incroyablement grands). Ils se seraient formés à l'époque de l'Univers primitif, bien avant les galaxies. Mais pour l'heure, il ne s'agit que d'une hypothèse. On y reviendra lorsque nous décrirons la famille des trous noirs.

La question ultime

Qui se formèrent les premiers : les trous noirs ou les galaxies ?

La découverte d'innombrables trous noirs supermassifs dans des quasars et des galaxies lointaines bouleverse les théories sur la manière dont les trous noirs supermassifs façonnent l'Univers, remettant en question la compréhension classique selon laquelle ils se sont formés après l'émergence des premières étoiles et galaxies. En effet, ces trous noirs pourraient avoir considérablement accéléré la naissance de nouvelles étoiles au cours des 50 premiers millions d'années de l'Univers, une période éphémère si on considère ses quelque 13.8 milliards d'années d'histoire.

Dans un article publié dans les "The Astrophysical Journal Letters" en 2024, l'équipe de John Silk, professeur au Département de physique et d'astronomie de l'Université Johns Hopkins et à l'Institut d'astrophysique de Paris de Sorbonne Université, s'est demandée qui se formèrent les premiers : les trous noirs ou les galaxies ? Mais comme le dilemme de l'oeuf ou de la poule, on peut craindre que la question reste à jamais ouverte et ressorte de la métaphysique. Mais la science n'a pas dit son dernier mot.

Selon Silk, "Nous savons que ces trous noirs monstrueux existent au centre des galaxies proches de notre Voie Lactée, mais la grande surprise maintenant est qu'ils étaient également présents au début de l'Univers et étaient presque comme des éléments de base ou des graines pour les premières galaxies. Ils ont vraiment tout stimulé, comme de gigantesques amplificateurs de formation d'étoiles, ce qui représente un revirement complet de ce que nous pensions possible auparavant, à tel point que cela pourrait complètement bouleverser notre compréhension de la formation des galaxies."

Illustration de la transition des taux de formation d'étoiles et de croissance des trous noirs à mesure que le redshift diminue depuis les régimes où la rétroaction positive domine jusqu'à une époque ultérieure où la rétroaction est largement négative. L'époque de la réionisation est indiquée par le passage du rouge au bleu. Document J.Silk et al. (2024) adapté de T.Costa et al. (2014).

Silk confirme que les galaxies lointaines évoluant dans l'univers primitif observées par le JWST, semblent beaucoup plus brillantes que ce que les scientifiques prévoyaient et révèlent un nombre inhabituellement élevé de jeunes étoiles et de trous noirs supermassifs.

La sagesse conventionnelle veut que les trous noirs se soient formés après l'effondrement d'étoiles supermassives et que les galaxies se soient formées après que les premières étoiles ont illuminé l'univers sombre primitif. Mais l'analyse de l'équipe de Silk suggère que les trous noirs supermassifs et les galaxies ont coexisté et ont influencé leur destin mutuel au cours des 100 premiers millions d'années. Si toute l'histoire de l'Univers était un calendrier de 12 mois, ces années représenteraient les premiers jours de janvier.

Selon Silk, "Nous affirmons que les flux émis par les trous noirs [supermassifs] ont écrasé les nuages de gaz, les transformant en étoiles et accélérant considérablement le taux de formation des étoiles. Sinon, il est très difficile de comprendre d'où viennent ces galaxies brillantes, car elles sont généralement plus petites dans l'univers primitif. Pourquoi diable devraient-elles produire des étoiles si rapidement ?"

Ainsi que nous l'avons expliqué, les trous noirs supermassifs génèrent de puissants champs magnétiques qui provoquent de violentes tempêtes, éjectant du plasma turbulent et agissant finalement comme d'énormes accélérateurs de particules. Selon Silk, ce processus est probablement la raison pour laquelle le JWST a repéré plus de trous noirs supermassifs et de galaxies brillantes que ce que les scientifiques prévoyaient : "Nous ne pouvons pas vraiment voir ces vents ou jets violents de loin, très loin, mais nous savons qu'ils doivent être présents car nous voyons de nombreux trous noirs au début de l'univers. Ces vents énormes provenant des trous noirs écrasent les nuages de gaz proches et les transforment en étoiles. C'est le chaînon manquant qui explique pourquoi ces premières galaxies sont tellement plus brillantes que prévu."

L'équipe de Silk prédit que le jeune univers a connu deux phases. Au cours de la première phase, les flux sortants à grande vitesse des trous noirs ont accéléré la formation des étoiles, puis, dans une deuxième phase, les flux sortants ont ralenti. Quelques centaines de millions d'années après le Big Bang, les nuages de gaz se sont effondrés à cause des tempêtes magnétiques engendrées par les trous noirs supermassifs et de nouvelles étoiles sont nées à un rythme bien supérieur à celui observé des milliards d'années plus tard dans les galaxies normales. La création d'étoiles a ralenti parce que ces puissants flux sortants sont passés à un état de conservation d'énergie, réduisant ainsi le gaz disponible pour former des étoiles dans les galaxies.

Selon Silk, "Nous pensions qu'au début, les galaxies se formaient lorsqu'un nuage de gaz géant s'effondrait. La grande surprise est qu'il y avait une graine au milieu de ce nuage - un grand trou noir - et cela contribua à transformer rapidement la partie interne de ce nuage en étoiles à un rythme bien plus rapide que prévu. C'est ainsi que les premières galaxies excessivement brillantes furent créées."

Les auteurs espèrent que les futures observations du JWST combinées à un décompte plus précis des étoiles et des trous noirs supermassifs dans l'univers primitif, aideront à confirmer leurs calculs. Silk espère que ces observations aideront également les scientifiques à rassembler davantage d'indices sur l'évolution de l'Univers.

Pour plus d'informations

Sur ce site

Le trou noir

Le trou noir supermassif de la Voie Lactée

Les trous noirs supermassifs et la vie

Le trou noir et le principe holographique

La théorie des cordesau secours des trous noirs

Sur Internet

Schwarzschild Radius Calculator, Omni Calculator d'Alvaro Diez

Black Hole Temperature Calculator, Omni Calculator d'Alvaro Diez.

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