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L'origine et l'avenir de l'Homme
L'Homo sapiens : depuis 315000 ans (XI) L'origine des Homo sapiens est le résultat de nombreuses migrations d'Afrique et d'Eurasie. On ne peut donc pas définir un seul ancêtre résidant dans une seule région du monde. Il y a environ 600000 ans un groupe d'humains descendant de l'Homo heidelbergensis qui vécut exclusivement en Afrique remonta vers l'Eurasie et donna naissance aux Homo sapiens. Puis, il y a environ 200000 ans, les ancêtres des Khoïsans du Kalahari sont remontés vers l'Eurasie. Ces deux populations sont les ancêtres des Homo sapiens modernes. On y reviendra en détails. Djebel Irhoud En 2017, des chercheurs annoncèrent dans la revue "Nature" la découverte au Maroc de fossiles humains datant d'environ 315000 ans. Il s'agit des plus anciens spécimens d'Homo sapiens connus à ce jour. Bien que les crânes sont incomplets, ils indiquent que les premiers Homo sapiens dits archaïques avaient un visage semblable au nôtre bien que leur cerveau était moins développé. Comme on le voit ci-dessous à gauche, leur arcade sourcilière est épaisse, leur menton est étroit, leur visage plat et large. Mais dans l'ensemble, ils n'étaient pas tellement différents des gens d'aujourd'hui. Cette découverte importante remonte à 1961 lorsque des ouvriers travaillant dans une mine au Maroc mirent au jour des fragments de crânes humains à Djebel Irhoud situé dans la région de Safi, à 400 km au sud de Rabat et 100 km à l'ouest de Marrakech et bien connu des paléoanthropologues. C'est lors d'une expéditon conduite en 1962 que l'archéologue Émile Ennouchi découvrit les crânes presque complets de deux adultes dont Irhoud 1 daté de 160000 ans (Moustérien) présenté ci-dessous. En 1968, le site livra d'autres fossiles dont celui d'un enfant appelé Irhoud 3 daté de 160000 ans. Ensuite, les recherches n'ont plus révélé d'ossements mais uniquement des silex taillés vraisemblablement attribués à des Homos sapiens.
Dans les années 1980, le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin de l'Institut Max Planck d'Anthropologie (EVA/MPI) examina de plus près une mandibule découverte sur le site. D'après ses analyses, les dents ressemblaient à celles des humains d'aujourd'hui mais la forme du crâne semblait étrangement primitive. Pour Hublin, "ce n'était pas logique" avait-il déclaré lors d'une interview. En fait, l'endocrâne semblait ancien. De plus, la partie arrière du crâne était plus aplatie que la nôtre comme on le voit sur la reconstruction présentée à droite. A partir de 2004, Hublin et ses collègues ont exploré toutes les couches du gisement de la colline de Djebel Irhoud et ont trouvé une foule de fossiles, y compris les os du crâne de cinq individus qui sont tous morts à la même époque. Les chercheurs ont également découvert des lames de silex dans la même couche sédimentaire que les crânes dont beaucoup présentaient des traces de brûlures On en déduit que les Homo sapiens de Djebel Irhoud les ont fixées sur des poignées en bois et s'en sont servis comme lance et probablement comme "pic à viande". Ces individus ont probablement allumé des feux pour cuisiner des aliments, ce qui permit aux paléoanthropologues d'utiliser ces silex comme horloges isotopiques. L'analyse des produits de combustion des lames en silex par thermoluminescence a permis à Hublin et ses collègues de dater les lames d'environ 300000 ans comme ils l'expliquèrent dans la revue "Nature" en 2017. Les crânes ayant été découverts dans la même couche sédimentaire devaient donc avoir le même âge, ce qui recule d'au moins 100000 ans l'âge des plus anciens fossiles d'Homo sapiens connus. Malgré l'âge ancien des dents et des mâchoires, les détails anatomiques montrent qu'ils appartenaient bien à des Homo sapiens et non à un autre groupe d'homininés, comme par exemple les Néandertaliens. Cette découverte faite à plus de 9000 km des Homo sapiens d'Éthiopie signifie qu'une fois de plus plusieurs espèces humaines (Homo) vivaient simultanément en Afrique et pas une seule comme on le pensait encore il y a quelques décennies. Plus important encore, ces populations étaient très mobiles et n'ont pas hésité à explorer toute l'Afrique puisqu'on retrouve des Homo sapiens archaïques jusqu'en Afrique du Sud. Bien que les crânes découverts à Djebel Irhoud sont aussi volumineux que ceux des humains contemporains, ils n'avaient pas encore la forme arrondie qu'on lui connaît aujourd'hui. Le cerveau de nos ancêtres était plus allongé et plus bas (cf. cette photo), comme ceux des anciens homininés. Connaissant l'évolution humaine, on en déduit que leur cerveau n'avait donc pas atteint le même stade d'évolution que le nôtre.
L'anthropologue Philipp Gunz de l'Institut Max Planck nous rappelle que les régions situées à l'arrière du cerveau dont celle du lobe pariétal (arrière supérieur) qui intervient dans les fonctions associatives et principalement dans l'intégration des informations sensorielles, se sont agrandies au cours des derniers milliers d'années, probablement en réaction à des changements adaptatifs liés au fonctionnement du cortex. En revanche, on ignore quel effet peut avoir un cerveau plus rond sur la façon de penser car on sait très bien que suite à de graves lésions cérébrales, une personne peut être amputée d'une grande partie de son cerveau tout en conservant l'essentiel de ses facultés intellectuelles (cf. le système nerveux humain).
A en juger par leurs artefacts, les Homo sapiens de Djebel Irhoud étaient certainement très évolués. Ils étaient capables de faire du feu et de fabriquer des armes complexes comme des lances nécessaires pour tuer des gazelles et d'autres animaux vivant dans la savane qui couvrait le Sahara il y a 315000 ans. Les silex sont intéressants car ils proviennent d'un site situé à environ 32 km au sud de Djebel Irhoud. Ces Homo sapiens archaïques savaient donc où trouver et comment utiliser les ressources parfois situées à plus d'une journée de marche. Des lames de silex semblables et du même âge ont été trouvées dans d'autres sites à travers l'Afrique et les scientifiques se sont longtemps demandés qui les avaient fabriquées. Les fossiles de Djebel Irhoud apportent un indice en soulevant l'hypothèse qu'ils furent peut-être fabriqués par l'Homo sapiens archaïque. Et si cela s'avère exact, notre espèce a pu évoluer à partir d'un réseau étendu de populations qui se sont rapidement répandues sur l'ensemble du continent africain. On reviendra en détails sur cette hypothèse dans l'article consacré à l'origine et l'évolution de l'Homo sapiens. Omo I et Omo II Jusqu'à la découverte de Djebel Irhoud, les plus anciens fossiles connus d'Homo sapiens remontaient à 195000 ans. Il s'agissait des fossiles Omo I et Omo II découverts à Omo Kibish en Éthiopie en 1967. La revue "Nature" s'en fit l'écho en 2005 suite à une nouvelle datation avec des moyens plus modernes réalisée par Ian McDouglas de l'Université Nationale Australienne (ANU) et ses collègues. Puis en 2015, Wu Liu et son équipe annoncèrent dans la revue "Nature" la découverte de fossiles d'Homo sapiens dans la grotte de Fuyan à Daoxian située dans le sud de la Chine datant d'environ 45000 ans ainsi que des dents de 47 humains datant entre 80000 et 120000 ans.
Pour ainsi dire relier ces fossiles aux précédents, en 2018 Israel Hershkovitz de l'Université de Tel-Aviv et ses collègues annoncèrent dans la revue "Science" la découverte dans la grotte de Misliya présentée ci-dessus, située dans le mont Carmel en Israël, de fossiles d'Homo sapiens dont une mandibule datant d'environ 185000 ans (194000-177000 ans). Notons qu'auparavant, les plus anciens fossiles d'humains découverts en dehors de l'Afrique provenaient des sites archéologiques de Skhul et de Qafzeh en Israël, et dataient de 90000 à 125000 ans. Cette découverte à Misliya atteste que les hommes modernes étaient déjà présents en dehors de l'Afrique au moins 55000 ans plus tôt que prévu. Apidima 1 et Apidima 2 Puis en 2019, Katerina Harvati de l'Université de Tübingen et ses collègues annoncèrent dans la revue "Nature" avoir identifié deux crânes humains fossilisés découverts en 1976 dans la grotte d'Apidima située dans le Péloponnèse, dans le sud de la Grèce, par l'archéologue amateur Andreas Andreikos. En 1978, Theodoros Pitsios, professeur à l'Université d'Athènes confirma qu'Apidima 1 est un crâne humain fossilisé tronqué par l'érosion. Puis, comme on le voit ci-dessous, l'année suivante Andreikos découvrit à 15 cm à droite du premier crâne un second fossile nommé Apidima 2, qui était également pris dans la roche. C'est Pitsios qui procéda à l'extraction du bloc de pierre contenant les deux fossiles qui furent ensuite nettoyés et qui donneront lieu aux premières publications locales. L'identité de ces deux fossiles d'Apimida est restée longtemps inconnue en raison de leur nature incomplète, de leur distorsion taphonomique (l'évolution des gisements fossiles) et de l'absence de contexte archéologique et de chronologie. Cette fois, les chercheurs ont pu reconstruire virtuellement les deux crânes, fournissant des descriptions et des analyses comparatives détaillées et une datation à l'uranium qui levèrent enfin le voile sur leur identité. A lire : Les restes humains anténéandertaliens Apidima 1 et Apidima 2, CNRS, 2019
Apidima 1 date de plus de 210000 ans et présente un mélange de caractéristiques humaines et primitives modernes. Il vivait à une époque où les Néandertaliens occupaient de nombreux sites européens. Selon Chris Stringer du Musée d'Histoire Naturelle de Londres, la forme de l'arrière du crâne est très moderne et c'est potentiellement le plus vieux fossile d'Homo sapiens montrant ce type de morphologie. L'un des crânes vieux de 315000 ans de Djebel Irhoud (voir plus bas) ne présente pas ce dos arrondi et haut. Apidima 2 remonte à plus de 170000 ans et présente un schéma morphologique semblable à celui des Néandertaliens mais son crâne est plus tardif que celui des premiers Homo sapiens. Ces résultats suggèrent que deux groupes humains de la fin du Pléistocène moyen étaient présents en Grèce : une population d'Homo sapiens précoce, suivie d'une population de Néandertaliens. Ces résultats corroborent les multiples dispersions des premiers hommes modernes hors d'Afrique et mettent en évidence les processus démographiques complexes qui ont caractérisé l'évolution humaine au Pléistocène et la présence humaine moderne dans le sud-est de l'Europe. On reviendra dans un autre article sur les goulots d'étranglement, des périodes durant lesquelles les hommes de Néandertal et les premiers Homo sapiens manquèrent de disparaitre. Du fait que les fossiles humains de Djebel Irhoud et de Florisbad (259000 ans, Afrique du Sud) sont morphologiquement différents de ceux des Homo sapiens, cette diversité a conduit certains chercheurs à suggérer qu'ils n'appartiennent pas à une espèce d'Homo sapiens "archaïque" mais plutôt à une espèce plus primitive appelée Homo helmei sur base du nom du crâne partiel découvert à Florisbad en 1932 par T.F. Dreyer. Dans la même catégorie, le crâne de Herto fut également réattribué à la sous-espèce Homo sapiens idaltu du fait qu'il tombe en dehors de la variabilité des humains récents. L'Homo sapiens idaltu : 195000 - 154000 ans Le 16 novembre 1997, une équipe internationale de paléoanthropologues dirigée par Tim White de l'Université de Berkeley découvrit en Éthiopie, dans une vallée sèche et poussiéreuse située près du village saisonnier de Herto, proche de la rivière de l'Awash Moyen, des pierres taillées et le crâne fossilisé blanchi d'un hippopotame dépecé émergeant du sol. Onze jours plus tard et cette fois accompagné de plusieurs dizaines de scientifiques, les chercheurs découvrirent trois crânes d'homininés fossilisés et divers ossements humains ainsi que des artefacts en pierres taillées.
Entre-temps, une partie des crânes furent pulvérisés par le passage des vaches mais l'équipe parvint finalement à extraire tous les fragments et au terme de plusieurs années de recherches et d'efforts, elle parvint à reconstruire la plus grande partie des crânes. La radiodatation par la méthode argon-argon a permis de dater ces nouveaux fossiles d'homininés entre 160000 et 154000 ans, ce qui fut confirmé par l'analyse des roches volcaniques associées. Ces fossiles sont donc antérieurs aux hommes de Néandertal tout en présentant des caractéristiques morphologiques de l'Homo sapiens. La découverte fut annoncée en 2003 dans la revue "Nature" et dans les actualités de l'Université de Berkeley. Les premiers squelettes de celui qu'on surnomma "l'homme de Herto" appartiennent à trois spécimens : BOU-VP-16/1 : selon Tim White et son équipe, il s'agit d'un crâne adulte presque complet (il ne lui manque que sa mandibule). Large et robuste, sa capacité crânienne est estimée à 1450 cm3, soit plus grande que celle des hommes modernes (variant entre 1100-1700 cm3, avec une moyenne de 1400 cm3). Le crâne est long et présente des traits qui sont proches ou dépassent les limites du crâne des hommes modernes (angle occipital, hauteur du mastoïde, largeur du palais). Vu latéralement, le crâne est haut. Vu de dessus, sa longueur dépasse celle de 3000 échantillons de crânes d'hommes modernes tandis que sa largeur est inférieure à celle de la moyenne du crâne des hommes modernes. Enfin, l'arcade sourcilière n'est pas proéminente et est dans la moyenne de celle des hommes modernes. BOU-VP-16/2 : il s'agit de fragments d'un crâne d'adulte qui est encore plus grand que le spécimen précédent. BOU-VP-16/5 : pulvérisé en plus de 200 fragments, il s'agit du crâne d'un enfant probablement âgé de 6 ou 7 ans à en juger par sa dentition. Les auteurs conclurent que ces fossiles appartenaient probablement aux plus vieux représentants de l'Homo sapiens et sont anatomiquement les ancêtres directs des hommes modernes. Du fait qu'ils diffèrent de tous les autres fossiles d'homininés, ils furent baptisés Homo sapiens idaltu, une nouvelle sous-espèce d'Homo sapiens, le qualificatif "idaltu" signifiant "ancien" en langue Afar et faisant référence à son statut d'aîné par rapport aux hommes modernes. Il s'agit en fait d'une sous-espèce intermédiaire entre les humains archaïques africains et les humains modernes de la fin du Pléistocène. Toutefois, en 2003 Chris Stringer du Musée National d'Histoire de Londres n'était toujours pas persuadé qu'il s'agissait d'une nouvelle sous-espèce d'Homo sapiens. Anatomiquement et chronologiquement parlant, le crâne de l'homme de Herto se situe entre les crânes primitifs de Bodo et Kabwe, c'est-à-dire l'Homo rhodesiensis, et de certains crânes des hommes modernes datés de 115000 ans. L'homme de Herto constitue la preuve la plus évidente que l'homme moderne émergea en Afrique et s'est ensuite dispersé en Eurasie contrairement à la théorie multirégionale prétendant que les hommes modernes sont apparus en différents points du globe ou sont sortis d'Afrique bien avant l'homme de Herto. Clark F. Howell, professeur émérite de biologie évolutionnaire à l'Université de Berkeley et qui étudia l'Homo erectus et les premiers hommes modernes aboutit à la même conclusion : "ces fossiles indiquent que des presque-humains ont évolué en Afrique bien avant la disparition des hommes de Néandertal en Eurasie. Ils démontrent qu'il n'y a jamais eu d'étape Néandertal dans l'évolution humaine."
Ainsi que nous l'avons expliqué, en plus des crânes, les chercheurs ont découvert dans la même couche sédimentaire les dents de sept autres individus, des os d'hippopotames présentant des traces d'outils de pierre ainsi que plus de 640 pierres taillées, y compris des bifaces, des nucleus, des éclats et quelques lames. L'équipe estime que le gisement cache encore des millions d'artefacts. Selon les experts, ces outils de pierre assurent la transition entre la période Acheuléenne, caractérisée par la prédominence des bifaces et le Paléolithique moyen dominé par le débitage Levallois et la fabrication de pointes minces et autres lames. Ces échantillons prouvent que ces hommes vivaient près d'un lac alimenté par la rivière où se développait toute une faune de grands mammifères (hippos, crocodiles, buffles) et de poissons-chats. L'homme de Herto maîtrisait la technologie de la pierre taillée et était capable de débiter des carcasses de grands mammifères et savait comment exploiter les plantes. Selon White, le crâne de l'enfant et celui du deuxième adulte présentaient des marques typiques d'anciennes pratiques mortuaires. Ainsi, les traces sur le crâne de l'enfant indiquent que ses muscles furent découpés à la base du crâne. L'arrière de la boîte crânienne fut brisé et les bords furent polis. Le crâne entier est usé comme s'il avait été régulièrement manipulé. Le second crâne adulte présente des traces parallèles autour de son périmètre comme si la surface du crâne avait été tailladée régulièrement avec un outil en pierre mais d'une manière différente de celle d'un dépeçage, comme pour se nourrir. Même le premier grand crâne présente quelque traces d'outils. Selon White et son équipe, les rites mortuaires de l'homme de Herto diffèrent de ceux de leurs ancêtres; certains individus ont découpé les chairs des crânes mais ne les polissaient pas ou ne les décoraient pas en y faisant des marques comme le fit l'homme de Herto. Plus récemment, des rites similaires furent observés par d'autres antropologues en Nouvelle Guinée, où les crânes des ancêtres sont préservés et adorés. Les crânes de Herto ne furent pas associés aux autres os des squelettes, ce qui est inhabituel. White suppose que ces hommes ont extrait la cervelle par l'arrière des crânes pour accomplir un rite cannibale pour une raison qu'on ignore. Ces découvertes suggèrent que notre espèce a évolué non pas dans une petite région d'Éthiopie ou à proximité mais bien en différentes régions d'Afrique du Sud et d'Afrique du Nord. Ensuite, les espèces se sont dispersées sur le continent et vers le Proche-Orient pour rejoindre l'Eurasie et les autres régions du monde. A lire : Les plus vieux instruments de musique trouvés en Allemagne (sur le blog, 2012) A quelle époque les Homo sapiens modernes ont-ils commencé leur migration et quitté l'Afrique ? La paléoanthropologie et la paléogénétique nous apprennent qu'il y a environ 600000 ans, l'humanité s'est scindée en deux groupes. Le premier groupe resta en Afrique, migrant vers le sud et vers le nord du continent et est à l'origine des Homo sapiens modernes. L'autre groupe quitta l'Afrique par le nord-est pour atteindre le Moyen-Orient puis l'Asie, certains remontant vers l'Europe. On reviendra sur le peuplement de Sahul - Indonésie, Nouvelle-Guinée et Océanie. En parallèle, l'homme de Néandertal occupait l'Eurasie et quelques uns migrèrent vers l'Afrique. Dans un article publié dans la revue "Nature" en 2019, la généticienne Vanessa M. Hayes de l'Institut Garvan de Recherche médicale de Sydney et ses collègues ont montré que les Homo sapiens modernes sont originaires d'une région située au nord du Botswana actuel dans laquelle où ils vivaient il y a environ 200000 ans avant de migrer il y a 70000 ans. C'est la première fois que des chercheurs situent précisément le lieu d'apparition de l'homme moderne en Afrique.
Les chercheurs ont mis dix ans pour établir cette généalogique génétique. Ils ont analysé 200 génomes mitochondriaux (les seuls contenant des marqueurs génétiques hérités de la mère), prélevés sur des populations vivant actuellement en Namibie et en Afrique du Sud, une région considérée depuis longtemps comme étant l'un des berceaux de l'homme moderne. Le but était d'étudier la dispersion géographique des ligées humains et d'en déduire les flux migratoires. En effet, chaque fois qu'une migration a lieu, les interactions entre peuples et leur spéciation laissent des traces dans l'ADN, qui joue ainsi le rôle d'horloge génétique de notre évolution. Les tests ADN ont révélé la présence de l'ancienne lignée mitochondriale L0. Les chercheurs ont ensuite voulu savoir d'où venaient ces personnes et où vivaient-elles ? En comparant les génomes, les chercheurs ont fini par isoler un ancêtre commun : les Khoïsan, un ancien peuple de chasseur-cueilleurs qui vit toujours dans le sud de l'Afrique. Selon les chercheurs, tous les hommes vivant actuellement en Afrique et hors d'Afrique partagent ce même ancêtre. Selon Hayes, "Je crois que nous étions tous des Khoïsans à un moment donné." Les chercheurs ont constaté que les génomes de la lignée L0 n'ont subi aucune divergence entre environ -200000 ans et -130000 ans. Cela signifie que les Khoïsans auraient vécu dans la même région pendant 70000 ans, sans subir de métissage et sans migration. Plus précisément, les Khoïsans auraient vécu dans la région actuelle du Kalahari, au sud du fleuve Zambèze, entre l'actuelle Namibie, le nord du Botswana et le Zimbabwe. Aujourd'hui désertique, à l'époque le Kalahari était une région humide, verdoyante et luxuriante Des analyses géologiques combinées à des modèles paléoclimatiques ont montré qu'elle abritait un immense lac appelé Makgadikgadi aujourd'hui disparu qui était deux fois plus grand que le lac Victoria et dont il reste le lac de l'Okavango. Selon l'océanographe Axel Timmermann, coauteur de cette étude, le climat s'est ensuite modifié suite à une modification de l'orbite terrestre. La région s'est peu à peu asséchée, le lac s'est partiellement asséché et les populations ont commencé à migrer par des "corridors verts". La lignée L0 s'est dispersée vers le nord-est et vers le sud-ouest puis le long des côtes entre environ -130000 et -110000 ans comme le montre la carte présentée ci-dessus à gauche. Ce sont ces premiers départs qui ont ouvert la migration des Homo sapiens modernes hors d'Afrique. Toutefois, certaines tribus sont restées et se sont adaptés à la sécheresse. Leurs descendants y vivent toujours, et sont restés chasseurs-cueilleurs, ce sont les Bushmens et leurs voisins les Khoïkhoïs ou Hottentots. Ces deux peuples ont conservé les plus hauts niveaux de diversité génétique parmi les populations humaines actuelles. Autre caractéristique, les Khoïsans vivant aujourd'hui au Kalahari parlent un langage "à clic" (ils font claquer certaines consonnes avec la langue), considéré comme le langage le plus ancien. Selon Hayes, "Les Khoïsans n'ont jamais quitté l a patrie ancestrale et racontent leur histoire de génération en génération. Moi, je devais le prouver scientifiquement au reste du monde." Que s'est-il passé ensuite ? Dans le cadre du projet Simons Genome Diversity, des chercheurs ont comparé les génomes de 142 populations mondiales dont 20 vivant en Afrique. Leurs résultats montrent de manière concluante que les populations de chasseurs-cueilleurs africains modernes se sont séparées du groupe de migrants devenu non-Africains il y a environ 130000 ans et des Africains de l'Ouest il y a environ 90000 ans (cf. E.Willerslev et al., 2016). Cela indique qu'il existait des populations importantes en Afrique avant la vague migratoire. Une deuxième étude, également dirigée par le généticien danois Eske Willersev mais avec beaucoup moins d'échantillons africains, utilisa des méthodes similaires pour montrer que la divergence africaine commença également avant la migration, il y a environ 125000 ans (cf. D.Reich et al., 2016).
Les premiers Homo sapiens qui quittèrent l'Afrique par le Moyen-Orient rencontrèrent des Néandertaliens. Ils peuplaient déjà l'Eurasie, de l'Inde au Portugal jusqu'au limite des glaces qui descendirent jusqu'au sud de l'Angleterre au plus fort de la glaciation de Würm. Comme nous l'avons expliqué, contrairement à ce qu'on a longtemps cru, les Néandertaliens n'étaient pas nombreux et vivaient souvent en petits clans relativement isolés. On estime leur population totale à 70000 individus. Quand on analyse le génome des Homo sapiens, on constate qu'il est très homogène à travers le monde et que tous les individus non-africains possèdent quelques pourcents d'ADN néandertalien (et même de Dénisoviens chez les populations du Pacifique sud et les Latino-américains notamment). Cela signifie que les non-Africains actuels ont un ancêtre commun, une femme Homo sapiens métissée avec un homme de Néandertal (le métissage inverse entre une femme de Néandertal et un homme humain moderne n'ayant semble-t-il pas produit de descendance fertile si on en juge par l'ADNmt). Cette hybridation ou métissage s'est forcément produit très tôt après la sortie d'Afrique, avant que les Homo sapiens ne se dispersent sur les quatre continents. Selon les analyses génétiques, ce métissage précoce s'est produit il y a environ 80000 ans quelque part au Proche-Orient, entre Israel et l'Arabie (cf. J.Krause et al., 2010). Plus tard, il y a environ 40000 ans, il y eu une hybridation entre les Dénisoviens et les futurs Mélanésiens. On reviendra sur le métissage des premiers humains. Après avoir quitté l'Afrique, les premiers humains se sont rendus très rapidement jusqu'en Australie (cf. page 14) et plus tard seulement en Amérique (cf. page 13). L'étude danoise (cf. D.Reich et al., 2016) qui est à ce jour la plus complète sur les génomes aborigènes australiens, est la première à véritablement examiner le statut des populations d'Australie à la fin de la migration. Les chercheurs ont découvert que les ancêtres des populations de Sahul se sont séparés de l'ancêtre commun des Européens et des Asiatiques il y a 51000 à 72000 ans. C'était avant leur séparation survenue il y a environ 29000 à 55000 ans, et presque immédiatement après la sortie d'Afrique. Cela implique que le groupe de personnes qui atteignit Sahul se sépara des autres groupes presque aussitôt que le groupe initial quitta l'Afrique. Un métissage occasionnel mais significatif avec les Dénisoviens n'est observé que chez les Sahuliens, ce qui est cohérent avec cette scission précoce. Dans une troisième étude (cf. L.Pagani et al., 2016), des chercheurs proposent qu'une migration "supplémentaire" se déroula plus tôt hors d'Afrique, il y a environ 120000 ans. Cette migration n'est visible que dans les génomes d'un ensemble distinct de population de Sahul séquencés dans le cadre du projet Human Genome Diversity du BioCentre Estonien. Environ 2% seulement de ces génomes peuvent être attribués à cet évènement de migration antérieur, ce qui implique que cette vague ne peut pas avoir donné de nombreux descendants à l'heure actuelle. Si cela est vrai (mais les deux autres articles précités offrent peu d'indices), cela suggère qu'il y aurait eu une petite migration à travers l'Asie avant la grande migration d'il y a environ 60000 ans, et que les populations humaines modernes ont quitté l'Afrique plus tôt que beaucoup ne le pensent. Mais cette théorie n'est pas encore prouvée. Un autre indice en faveur de cette migration massive hors d'Afrique des premiers humains a été découvert dans le microbiote intestinal qui comprend des bactéries spécifiques à chaque population du monde. Dans une étude publiée dans la revue "Science" en 2022, le microbiologiste Taichi A. Suzuki de l'Institut Max Planck de Biologie et ses collègues ont examiné les différences et les similitudes entre nos bactéries chez 1225 humains vivant au Gabon, au Vietnam et en Allemagne, y compris les mères et leurs enfants. Ils ont trouvé 59 espèces bactériennes et un archéon (un domaine d'organisme unicellulaire qui serait similaire aux eucaryotes, des organismes multicellulaires), qui ont évolué en parallèle avec les humains depuis 200000 ans. L'étude montre également que de nos jours les microbes intestinaux sont totalement inféodés aux humains, ce qu'on appelle la dépendance à l'hôte. Toutefois, on ne sait pas encore avec certitude si la diversité de ces microbes est le résultat ou non d'une histoire évolutive partagée avec les humains. Quelle que soit la réalité du détail de la sortie d'Afrique, ces études fournissent des repères temporels pour certains des évènements clés. Ces études sont également une énorme ressource de plus de 600 nouveaux génomes humains diversifiés qui offrent à la communauté des paléogénéticiens l'occasion de mieux comprendre les chemins empruntés par nos ancêtres vers l'Anthropocène. Les plus anciennes empreintes de pas d'Homo sapiens En parcourant le désert de Nefud situé au nord-ouest de l'Arabie Saoudite, des archéologues ont découvert 376 empreintes laissées dans la boue fossilisée d'un ancien lac surnommé Alathar (signifiant "la trace" en arabe) par des animaux tels que des éléphants géants disparus, des chameaux, des buffles et des ancêtres des chevaux modernes (cf. cette photo prise par l'équipe de Mathew Stewart). En plus des empreintes de pas, le site d'Alathar a livré 233 fossiles. Selon une nouvelle analyse publiée dans la revue "Science Advances" en 2020 par l'équipe de Mathew Stewart de l'Institut Max Planck d'Ecologie Chimique (ICE), le site comprend également sept empreintes de pas laissées par des humains anatomiquement modernes il y a environ 112000 ans (les deux strates situées juste en dessous et au-dessus des fossiles sont respectivement datées de 121 ±11 et 112 ±10 ka BP). Si elles sont confirmées, il s'agirait des plus anciennes traces d'Homo sapiens découvertes dans la péninsule arabique. Jusqu'alors les plus anciennes traces humaines de pas dataient de 86000 ans BP et furent également découvertes dans le désert de Nefud (cf. H.S. Groucutt et al., 2018). Cette découverte aidera les chercheurs à comprendre les itinéraires suivis par les anciens humains lors de leur sortir d'Afrique vers de nouveaux territoires. On reviendra sur les migrations humaines (cf. page 13). La plupart des non-Africains vivants aujourd'hui ont des ancêtres qui ont quitté l'Afrique en masse il y a environ 60000 ans. Mais certains chercheurs pensent que de plus petits groupes d'Homo sapiens se sont aventurés en dehors de l'Afrique des milliers d'années avant cette migration massive, voyageant à travers la péninsule du Sinaï et dans le Levant. D'autres chercheurs proposent un itinéraire centré sur la Corne de l'Afrique et la péninsule arabique.
Bien que la péninsule arabique abrite de nos jours des déserts arides de sable ou de pierre, elle était plus verte et plus humide il y a 112000 ans du fait que la région bénéficiait alors d'un climat similaire à celui de la savane africaine. Selon l'archéologue Michael Petraglia de l'Institut Max Planck de Science et d'Histoire Humaine et coauteur de cet article, "La présence de grands animaux tels que les éléphants et les hippopotames, ainsi que les prairies ouvertes et les grandes ressources en eau, ont peut-être fait du nord de l'Arabie un endroit particulièrement attrayant pour les humains se déplaçant entre l'Afrique et l'Eurasie." Bien que le site ait pu être autrefois un terrain de chasse favori, les chercheurs n'ont trouvé aucun outil en pierre ou ossements d'animaux portant les marques révélatrices de boucherie. Selon les chercheurs, ce manque de preuves suggère que la présence des humains près de ce lac n'était probablement qu'une brève escale. Les chercheurs ont identifié les pas fossilisés comme humains en les comparant avec des traces connues d'autres Homo sapiens et de Néandertaliens. Les sept empreintes de pas présentées dans l'étude sont plus longues que celles des Néandertaliens et semblaient avoir été faites par des hominidés plus grands et plus légers. Mais les chercheurs ne peuvent pas totalement exclure les Néandertaliens. Mais si la datation s'avère correcte, une telle attribution est peu probable car les sédiments des couches situées juste au-dessus et en dessous des empreintes datent du dernier interglaciaire (deuxième interglaciaire entre -120000 et -96000 ans), lorsque le climat de la région était relativement chaud et humide. Selon Stewart, "Ce n'est qu'après le dernier interglaciaire avec le retour de conditions plus fraîches que nous avons des preuves définitives de l'arrivée des Néandertaliens dans la région. Les empreintes de pas représentent donc très probablement des humains, autrement dit des Homo sapiens." Les plus anciennes peintures rupestres de l'Homo sapiens Grâce aux archives fossiles, nous savons que des Homo sapiens sont arrivés par vagues successives jusqu'en Asie et en Indonésie voici 75000 à 65000 ans BP. Ensuite, certains groupes sont arrivés jusqu'à l'île des Célèbes (Sulawesi en Indonésie) entre 71000 et 61000 ans BP. Puis d'autres vagues d'Homo sapiens ont suivi la même route mais poursuivirent leur chemin vers la Wallacea jusqu'en Océanie. On y reviendra. Lors d'une expédition menée en 2017 dans le sud-ouest de l'île des Célèbes connue pour ses nombreuses grottes et la découverte en 2015 d'une Homo sapiens métissée avec un dénisovien (cf. Bessé), l'équipe d'Adam Brumm, archéologue de l'Université Griffith en Australie, découvrit dans la grotte de Leang Tedongnge des peintures rupestres représentant notamment le cochon local, le sanglier, et des marques de mains en négatif. Ces pétroglyphes présentés ci-dessous furent peints par des Homo sapiens il y a au moins 45500 ans. Il s'agit des plus anciens pétroglyphes découverts à ce jour réalisés par des Homo sapiens (cf. A.Brumm et al., 2021). Ils sont 15000 ans plus anciens que ceux de la grotte Chauvet, en France.
Le pétroglyphe du sanglier (PIG 1) le mieux conservé est aussi le plus grand avec 136 cm de longueur et 54 cm de hauteur. Il est accompagné de deux autres pétroglyphes de sangliers plus petits. Cette espèce (Sus celebenis) vit toujours sur l'île. Selon Brumm, "le sanglier semble combattre ou avoir une intercation sociale avec les deux autres." Lors d'une seconde expédition menée en 2018, Brumm et ses collègues ont exploré la grotte de Leang Balanajia située dans la même vallée. Ils ont également découvert au plafond des pétroglyphes représentant le sanglier des Célèbes dont un mesurant 187 cm de longueur et 110 de hauteur qui date d'au moins 32000 ans. Puis, en cherchant un passage vers une autre grotte, les archéologues découvrirent dans la grotte de Leang Bulu Sipong 4 des peintures rupestres datant de 44000 ans BP dont une fresque de près de 4.5 m de longueur présentant des marques de mains et des représentations d'animaux (buffles nains, cochons sauvages) ainsi que des thérianthropes, des créatures mythiques mi-humaines mi-animales dont des petits hommes à bec d'oiseau ou affublés d'un museau et munis de cordes et de lances (cf. A.Brumm et al., 2019). L'équivalent européen sont les thérianthropes de la grotte de Lascaux datant de 17000 ans BP. Il existe également quelques statuettes en ivoire de mamouth dont "l'homme-lion" découvert en 1939 en Allemagne (cf. l'homme de Hohlenstein-Stadel) datant de 40000 ans. Précisons qu'on a déjà découvert aux Célèbes des traces d'art rupestre plus anciennes. Ce sont des artefacts en pierre appartenant à une espèce archaïque datant entre 196000 et 120000 ans BP. La plus ancienne technologie de chasse à l'arc et à la flèche Dans un article publié dans la revue "Science Advances" en 2020, Michelle C. Langley de l'Université Griffith en Australie et ses collègues ont annoncé la découverte des preuves de la première technologie de chasse à l'arc et à la flèche dans le site archéologique de Fa-Hien Lena au Sri Lanka. Les artefacts datent de 48000 ans BP et se trouvaient près de divers objets symboliques complexes comme on le voit ci-dessous. Selon les chercheurs, "Sachant qu'il s'agit de l'un des plus anciens sites de forêt tropicale occupé par l'Homo sapiens en dehors de l'Afrique, cet ensemble exceptionnel fournit les premières informations détaillées sur la façon dont notre espèce releva les défis adaptatifs extrêmes rencontrés en Asie lors de son expansion mondiale."
Les pointes de flèches en os très bien conservées montrent qu'elles étaient probablement utilisées pour chasser des proies de forêt tropicale difficiles à attraper. Selon Langley, "Les fractures sur les pointes de flèches indiquent des dommages causés par un impact de grande puissance - quelque chose que l'on voit généralement dans l'utilisation de la chasse à l'arc et à la flèche des animaux. Cette preuve est antérieure aux découvertes similaires faites en Asie du Sud-Est remontant à 32000 ans et est actuellement la première preuve claire de l'utilisation de l'arc et des flèches en dehors du continent africain." Les chercheurs ont également identifié des outils qui semblent avoir été associés à la pêche en eau douce dans les cours d'eau tropicaux ainsi qu'au travail de la fibre pour fabriquer des filets ou des vêtements. Selon Langley, "Nous avons également trouvé des preuves évidentes de la production de perles colorées à partir d'ocre minérale et de la fabrication raffinée de perles de coquillage commercialisées depuis la côte, à un âge similaire à d'autres matériaux de "signalisation sociale" trouvés en Eurasie et en Asie du Sud-Est il y a environ 45000 ans." Ensemble, cela révèle un réseau social humain complexe et précoce sous les tropiques de l'Asie du Sud. Selon les chercheurs, ces découvertes modifient radicalement les hypothèses traditionnelles sur la façon dont certaines innovations humaines seraient liées à des exigences environnementales spécifiques. En effet, ces artefacts réfutent l'idée que ces environnements prétendument pauvres en ressources formaient des obstacles à la migration des humains du Pléistocène. La question de savoir exactement comment les humains obtenaient leurs ressources de la forêt tropicale reste toutefois ouverte. On reviendra plus loin sur les migrations humaines (cf. page 13 et page 14). En 1933, les soldats japonais occupaient le nord de la Chine. Ils forcèrent la population à construire un pont sur la rivière Songhua, juste au nord de Harbin, dans la province du Heilongjiang (signifiant la Rivière du Dragon Noir), lorsqu'un fermier découvrit à l'insu des surveillants un crâne humain fossile complètement enterré dans la berge. Il enveloppa le crâne et le cacha dans un puits abandonné afin que les Japonais ne puissent pas s'en emparer comme butin de guerre. Pendant 85 ans, le crâne reposa dans le puits. Sur son lit de mort, le fermier révéla le secret à ses petits-enfants. Le crâne fut déterré en 2018. La famille de l'inventeur en fit don à l'Université GEO d'Hebei (HGU), située au sud-ouest de Beijing. Après analyse, en 2021 une équipe internationale de chercheurs dirigée par le paléoanthropologue Qiang Ji de l'Université GEO d'Hebei annonça dans trois articles publiés dans la revue "The Innovation" éditée par "Cell" que le crâne, le plus grand et le plus complet de son genre, appartenait à une espèce humaine inconnue (cf. Q.Ji et al., 2021) qui pourrait même être plus proche de l'homme moderne que l'homme de Néandertal (cf. X.Ni et al., 2021), tout en admettant qu'il reste des incertitudes. Si ces conclusions sont confirmées par les autres études en cours, cette découverte risque de bouleverser des décennies de réflexions sur l'évolution humaine.
Le crâne très bien conservé que l'on voit ci-dessus est très massif, il présente des arcades sourcilières épaisses, des orbites carrées et de grandes dents, des caractéristiques uniques qui n'avaient pas permis jusqu'ici de déterminer exactement à quelle espèce il appartient. En effet, le crâne est beaucoup plus gros que celui de l'Homo sapiens archaïque et d'autres espèces apparentées; son empreinte endocrânienne est similaire à la taille du cerveau des hommes modernes. Malheureusement, nous avons perdu le contexte géologique de sa découverte. En effet, avant que Ji ne puisse demander à l'inventeur où il avait précisément découvert le crâne, l'homme est décédé, laissant les chercheurs avec une énigme à résoudre. Les chercheurs comprenant des experts chinois, australiens et britanniques ont finalement résolu l'énigme. Ji fit appel à plusieurs spécialistes pour l'aider à dater le crâne. Le crâne fut découvert dans la partie supérieure de la formation rocheuse de Huangshan, située près de Harbin. La formation date du Pléistocène moyen, il y a 125000 à 800000 ans. Les analyses isotopiques du strontium indiquent que les sédiments incrustés dans les cavités nasales sont liées à celles de la couche sédimentaire autour du pont de Songhua et datent entre 138000 et 309000 ans (cf. Q.Ji et al., 2021). La datation à l'uranium lui donne un âge compris entre 146000 et 296000 ans. Selon Ji et ses collègues, le crâne est celui d'un homme âgé de 50 ans. Il appartiendrait à une nouvelle espèce éteinte, l'Homo longi (long signifiant "dragon" en mandarin), qui tire son nom de la province où le crâne fut découvert. Selon les chercheurs, il s'agirait de notre plus proche parent humain. L'Homo longi compterait désormais parmi les 11 espèces d'hominidés connues (cf. ce schéma) ayant cohabité un certain temps avec l'Homo sapiens, que ce soit en Afrique, en Europe ou en Asie. Mais tous les spécialistes ne partagent pas cet avis. Une lignée controversée La paléoanthropologue Marta Mirazón Lahr de l'Université de Cambridge qui n'a pas participé à ce travail a déclaré qu'elle est "sceptique quant aux déclarations sur la lignée sœur des humains perdue depuis longtemps." Ceci dit, elle est ravie de la découverte. Pour le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin de l'Institut Max Planck d'Anthropologie Evolutionniste (MPE), "C'est un crâne merveilleux, je pense que c'est le meilleur crâne d'un Dénisovien que nous aurons jamais." La question est donc ouverte : s'agit-il du crâne d'une nouvelle espèce humaine ou d'un Dénisovien ? Pour savoir à quelle espèce appartient ce crâne, il faut déterminer sa relation génétique historique avec les autres espèces humaines. Pour cela, il faut analyser leur ADN. Or l'ADN des hominidés fossiles datant de plus de 100000 ans est très rare car il se dégrade avec le temps (en fait dès la mort du sujet). Il faut donc trouver d'autres preuves pour établir les relations évolutives entre ces espèces comme la morphologie des fossiles, leur âge et leur situation géographique. Mais idéalement, il faudrait recourir à la génétique. Pour dresser un arbre phylogénique des lignées humaines et déterminer où ce crâne se place par rapport aux humains modernes, Ji et ses collègues ont recouru à la modélisation statistique bayésienne, une méthode statistique informatique qui peut prendre en compte à la fois des données morphologiques et moléculaires pour établir des prédictions sur la séquence et la date possibles de la divergence des espèces. Grâce à cet outil, les chercheurs ont analysé un ensemble de données comprenant plus de 600 traits du crâne, tels que les mesures de sa longueur et la taille de ses arcades sourcilières et la présence ou l'absence de traits tels que les dents de sagesse. Ils ont également comparé 55 traits morphologiques de 95 spécimens fossiles en grande partie complets de différentes espèces d'hominidés ayant vécu pendant le Pléistocène moyen, comprenant l'Homo erectus, l'Homme de Néandertal, l'Homo heidelbergensis et l'Homo sapiens ainsi que leurs âges respectifs. Le modèle informatique a ensuite placé les fossiles dans des arbres phylogéniques, cherchant l'arborescence qui correspondait le mieux aux données des quatre groupes principaux. Les résultats de cette modélisation indiquent que le nouveau crâne est niché dans un groupe dont les branches comprennent plusieurs crânes du Pléistocène moyen découverts en Chine, une période remontant entre 789000 et 130000 ans durant laquelle plusieurs lignées d'hominidés coexistaient. Selon Ji et ses collègues, l'arbre phylogénique suggère également que cinq fossiles non identifiés auparavant du nord-est de la Chine appartiendraient à la même espèce que "Dragon Man". Les analyses montrent que le groupe de fossiles chinois est plus proche des premiers Homo sapiens que des Néandertaliens qui vivaient à la même époque. Or pour le paléoanthropologue Xijun Ni de l'Université GEO d'Hebei et coauteur de cette étude, "Il est largement admis que l'homme de Néandertal appartient à une lignée éteinte qui est la plus proche parente de notre propre espèce." Selon les auteurs, au sein du groupe de fossiles chinois, le nouveau crâne est plus proche d'une mâchoire découverte dans la Grotte de Xiahe, sur le plateau tibétain. La datation des protéines de cette mâchoire ainsi que l'ADN ancien extrait des sédiments de la grotte suggèrent qu'il s'agirait d'un Dénisovien (280000 à 29200 ans).
Ji et ses collègues disent qu'ils ne veulent pas risquer de détruire la dent ou un autre os de "Dragon Man" pour obtenir de l'ADN ou des protéines. Mais d'autres chercheurs espèrent que ce travail aboutira car il est indispensable pour identifier ce crâne. Cependant Hublin a critiqué les conclusions de l'équipe de Ji. "Quand j'ai lu cette analyse, j'ai failli tomber de ma chaise", a-t-il déclaré. Comment est-il possible que le crâne soit prétendûment étroitement lié à la mâchoire de Xiahe sachant qu'il n'y a pas de traits qui se chevauchent à comparer puisque le crâne n'a pas de mâchoire. De plus, des études de l'ADN révèlent que les humains modernes sont plus étroitement liés aux Néandertaliens qu'aux Dénisoviens; si la mâchoire de Xiahe provient bien d'un Dénisovien, le parent le plus proche du nouveau crâne est probablement un Néandertalien et non un Homo sapiens. Selon le paléoanthropologue Bence Viola de l'Université de Toronto qui analysa les échantillons avec Hublin, l'énorme molaire "bizarre" de "Dragon Man" correspond aux molaires d'un Dénisovien. Parmi les chercheurs qui ont participé aux analyses avec Ji, Chris Stringer du Musée d'Histoire Naturelle de Londres (NHM) et coauteur de deux des trois articles partage cet avis. Il a déclaré : "Je pense que c'est probablement un Dénisovien." Les résultats des analyses réalisées par Ji et ses collègues prédisent que l'ancêtre commun de l'hypothétique Homo longi et de l'Homo sapiens vivait il y a environ 950000 ans. En outre, cela suggère que les deux espèces partageaient un ancêtre commun avec les Néandertaliens il y a un peu plus d'un million d'années, ce qui signifie que nous nous sommes peut-être séparés des Néandertaliens 400000 plus tôt qu'on ne le pensait auparavant (nous pensions que c'était il y a 600000 ans) ! Jusqu'à présent, les Néandertaliens sont toujours considérés comme notre plus proche parent (comme illustré ci-dessus à gauche, selon les chercheurs, nous nous sommes séparés de l'Homo heidelbergensis il y a environ 1.3 million d'années). Les débats sur l'évolution de l'homme moderne et sur ce qui nous rend "humains" reposaient jusqu'à présent fortement sur des comparaisons morphologiques avec les Néandertaliens. Mais cette nouvelle découverte semble éloigner les Néandertaliens un peu plus loin de notre espèce au profit de l'Homo longi et rend les simples comparaisons entre deux espèces beaucoup moins pertinentes pour comprendre ce qui finalement fait de nous qui nous sommes (nous savions déjà à travers d'autres disciplines du vivant que l'analyse génétique est notre outil le plus fiable pour déterminer les relations entre espèces). Toutefois les auteurs reconnaissent que la datation obtenue par ce modèle phylogénique reste entachée d'incertitude. Les dates prédites pour les ancêtres communs entre les lignées humaines ne correspondent pas aux dates des fossiles découverts ni à celles prédites par l'analyse de l'ADN. Ainsi, selon les chercheurs, il ne devrait pas y avoir d'Homo sapiens en Eurasie il y a environ 400000 ans. Le plus ancien fossile connu de cette espèce ayant vécu hors d'Afrique a un peu plus de la moitié de cet âge. Dans le même temps, la scission entre l'Homo sapiens et les Néandertaliens prédite il y a plus d'un million d'années ne correspond pas à la prédiction de l'analyse de l'ADN nucléaire, ce qui suggère que cela s'est produit beaucoup plus tard. Cependant, la thèse des chercheurs pourrait être soutenue en effectuant une analyse de l'ADN mitochondrien qui reste à faire. Selon María Martinón-Torres, paléoanthropologue au Centre National de Recherche sur l'Evolution Humaine (CENIEH), en Espagne, "Il est prématuré de nommer une nouvelle espèce, en particulier un fossile sans contexte, avec des contradictions dans l'ensemble de données." Il est trop tôt pour affirmer que l'arbre phylogénique présenté par Ji et ses collègues résistera à l'épreuve du temps et est définitif. Du fait qu'il y a d'importantes incertitudes et qu'il est possible qu'il s'agisse du crâne d'un Dénisovien exige d'approfondir les études génétiques. Ceci dit, cette étude apporte un éclairage important sur la façon dont l'espèce humaine s'est développée et s'est propagée à travers la planète. Il apparaît de plus en plus probable que de nombreuses espèces humaines se sont non seulement croisées mais également métissées. Quant aux Néandertaliens qui vécurent entre 430000 et ~26000 ans BP, l'Europe est leur point d'origine. A la même époque, l'Homo erectus d'Asie était une étape évolutive critique qui donna naissance à toutes les espèces d'hominidés ultérieures. Si la nouvelle espèce est confirmée et que l'Homo longi découvert en Asie s'insère dans notre arborescence, ce serait un indice de plus confirmant que l'Afrique fut directement un des points de départ de la propagation de l'espèce humaine. Sur le plan scientifique, le crâne de "Dragon Man" nous force à revoir l'évolution humaine. Jusqu'ici, l'histoire de l'humanité était un domaine d'intérêt européen, centré sur des preuves provenant de gisements d'Europe occidentale et centrale. La découverte de fossiles en Afrique de l'Est puis du Nord nous a prouvé que les origines de l'humanité ont bien plus de profondeur dans le temps et dans l'espace. A présent, le crâne de l'hypothétique Homo longi nous rappelle qu'une grande diversité d'espèces humaines ont également conquis les vastes territoires d'Asie et ont déplaçé le centre d'intérêt de la recherche en paléoanthropologie de l'Europe vers l'Asie. L'Homo juluensis : 300000 - 50000 ans En 2024, l'anthropologue Christopher J. Bae de l'Université d'Hawaï et la paléoanthropologue Xiujie Wu de l'Institut de Paléontologie des Vertébrés et de Paléoanthropologie de l'Académie des Sciences de Chine, ont annoncé la découverte potentielle d'une nouvelle espèce humaine ayant vécu dans l'Est de l'Asie : l'Homo juluensis. Ce nom signifie "grande tête" en chinois - une allusion directe à la taille remarquable du crâne de ces anciens humains (cf. U.Hawaï, 2024; C.J. Bae et X.Wu, 2024). L'holotype est daté entre 200000 et 160000 ans. L'Homo juluensis regrouperait plusieurs fossiles découverts en Asie de l'Est (cf. H.Ao et al., 2017), notamment à Xujiayao (cf. C.J. Bae et X.Wu, 2024), Xuchang et dans l'archipel de Penghu (cf. C.-H. Chang et al., 2015), mais aussi certains restes que l'on soupçonne appartenir aux Dénisoviens. En tenant compte de ces autres espèces apparentées ou génétiquement similaires, l'Homo juluensis aurait vécu entre 300000 et 50000 ans BP. Sa longévité à travers les âges en fait les contemporains de l'Homo sapiens, des Néandertaliens, et sans doute d'autres homininés oubliés.
En analysant et en catégorisant méticuleusement des restes fossiles découverts en Chine, en Corée, au Japon et en Asie du Sud-Est, les chercheurs ont créé un système d'interprétation des fossiles plus précis, comparable à l'organisation d'un album photo de famille complexe, avec des étiquettes et des liens plus clairs. L'Homo juluensis se caractérise par un étrange patchwork de traits anciens et modernes : un crâne bas et large, une capacité crânienne allant de 1100 à 1700 cm3 - souvent supérieure à celle de l'Homme moderne - et des dents robustes, aux incisives en forme de pelle. La structure osseuse du crâne se distingue par une dépression inhabituelle de l'os pariétal, un canal auditif externe ovale, ainsi qu'une mandibule aux proportions impressionnantes. Les indices archéologiques suggèrent que les Homo juluensis formaient une société de chasseurs, peut-être spécialisés dans la poursuite de chevaux sauvages, vivant en petits groupes soudés. Ils taillaient la pierre et utilisaient peut-être les peaux d'animaux pour affronter le froid tenace des plaines et forêts de l'Asie du Pléistocène. Avec cette nouvelle espèce, l'histoire humaine se complexifie encore. L'Asie orientale, que l'on croyait moins peuplée par les humains que l'Afrique ou l'Europe, révèle peu à peu sa propre densité évolutive. L'Homo juluensis nous rappelle que l'arbre généalogique de l'humanité est loin d'être une ligne droite : c'est un entrelacs de branches, de rencontres et d'extinctions. Cette découverte qui reste à confirmer introduit non seulement un nouveau membre potentiel dans l'arbre généalogique humain, mais fournit également un cadre plus clair pour comprendre les relations entre les différents groupes d'anciens hominidés d'Asie. Prochain chapitre
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