Philippe Rousselle - Michèle Roy
MR: Comment avez-vous eu l'idée de fabriquer un spectrohéliographe ?
PR: Très jeune je me suis intéressé aux phénomènes
solaires éruptifs. Alors que j'étais en classe de 3ème,
j'ai assisté à la projection des célébres
films de Bernard Lyot dans le cadre du club d'astronomie du lycée.
Puis la visite de fin d'année a eu lieu à l'observatoire
de Meudon. Nous y avons visité le spectrohéliographe, les
lunettes qui font de l'enregistrement permanent, la tour solaire et la
fameuse grande lunette de 86 cm. Nous avons pu voir également des
projections du Soleil en lumière blanche.
J'ai
gardé de cette période l'envie de voir les éruptions,
les protubérances et les filaments par moi-même. J'ai bien
essayé le suivi des taches solaires, en "touriste",
mais les problèmes d'orientation me semblaient importants et
la passion n'était pas là.
Il y
a quelques années, ayant trouvé le réseau adapté,
je me suis dit que fabriquer un spectrohéliographe n'était
pas trop compliqué, si l'on apporte toutefois quelques modifications
à la version originale de Deslandres et Hale. J'ai donc écarté
la photographie qui aurait induit de gros problèmes mécaniques
pour le balayage au profit d'un CCD linéaire qui m'a permis de
réaliser un instrument léger, de faible encombrement et
utilisant tout simplement le mouvement diurne pour balayer l'image solaire.
Cette voie a également un autre avantage par rapport à la
photographie : l'obtention directe et sans délai d'images numériques,
ce qui permet des traitements plus efficaces.
En 1991, j'ai construit un premier spectrohéliographe, mais les résultats
me semblaient insuffisants. Pour diverses raisons, j'ai mis ce projet
en attente jusqu'à la réalisation du spectrohéliographe
actuel.
MR: Quels en sont les principes généraux de fonctionnement ?
PR: La première
étape consiste à produire une image réelle du Soleil
et à la focaliser sur la fente d'entrée du monochromateur.
J'utilise un télescope de 115/900 dont j'ai légèrement
rallongé la focale à l'aide d'une lentille divergente dans
le but de sortir l'image hors du porte-oculaire et d'amener l'ouverture
relative à 10. L'image du Soleil a alors environ un centimètre
de diamètre et est projetée sur la fente d'entrée.
C'est une fente non réglable en fonctionnement, constituée
de deux lames biseautées en acier, fixées sur une rondelle
métallique épaisse. J'estime la largeur de la fente à
environ 20 microns lorsque la température est stabilisée.
L'ensemble est maintenu à l'entrée du spectrohéliographe
par un aimant annulaire qui permet une orientation assez aisée
de la fente sur l'axe optique et parallèlement aux raies du réseau.
Une vis micrométrique permettra ultérieurement de l'orienter
avec plus de finesse.
L'image
passant par la fente va aller sur un premier miroir de collimation qui
permet de conserver le rapport d'ouverture (miroir de 76/700mm). Ce miroir
va renvoyer un faisceau parallèle vers le réseau qui est
pratiquement recouvert par la lumière solaire. Le réseau
est plan à réflexion, mesure 62 mm de côté
et est gravé à 1180 traits par millimètre. Il n'est
pas blazé. Je travaille essentiellement dans le premier ordre.Le deuxième miroir de 76/700 mm reçoit la lumière
dispersée et forme le spectre sur le CCD. On peut alors centrer
la longueur d'onde en orientant finement le réseau. Le CCD peut
pivoter de 90° pour pouvoir se superposer à une raie ou se
mettre dans l'axe de dispersion pour avoir alors un profil photométrique
du spectre. Le spectre visible s'étale sur près de 40 centimètres
et la barrette CCD ne couvre que 2,8 cm (2048 pixels au pas de 14 microns).
En
position spectrographe, je ne récupère donc qu'une portion
de spectre d'une trentaine de nanomètres dans le premier ordre.
Cela permet une résolution d'environ 0.02 nm, satisfaisante
pour des mesures de décalages spectraux lors d'éruptions.
En mode spectrohéliographe, le capteur reçoit une image
monochromatique de ce que sélectionne la fente d'entrée.
Pour obtenir une image monochromatique complète du Soleil,
il faut enregistrer et juxtaposer une succession de "coupes" de
l'image solaire, ce que l'on obtient par acquisition à intervalles
réguliers
pendant que le mouvement diurne se charge du balayage de l'image.
L'interface entre CCD et ordinateur est constituée du générateur
des signaux d'horloge d'une part et de l'amplificateur / convertisseur
analogique-numérique d'autre part. Pour chaque ligne, l'ordinateur
envoie le top de départ et déclenche une séquence
de purge. Après la durée d'exposition souhaitée,
les charges accumulées dans les photosites sont transférées
dans les registres à décalage. Le transfert du signal vidéo,
la conversion numérique et la mise en mémoire sont réalisés.
L'ensemble du cycle d'acquisition d'une ligne doit prendre 160 ms.
La vidéo est préamplifiée près du capteur, transmise
par câble, mise en forme et numérisée en 8 bits par
un convertisseur analogique-numérique relativement rapide (AD7821).
Ce circuit envoie un top de fin de conversion pour chaque pixel et présente
les données numériques sur le bus de données de l'ordinateur.
La ligne actuellement compte 800 pixels utiles, les pixels des bords sont
rejetés (lus mais pas enregistrés). Le potentiel d'image
est donc plus important que ce qui est réellement utilisé,
mais deux problèmes se posent pour utiliser pleinement les 2000
pixels de la barrette. D'une part, si j'agrandis l'image 2,5 fois, la
luminosité va diminuer 6,25 fois; d'autre part il faudra faire,
non plus 800 coupes mais 2000 coupes, la durée du cycle d'acquisition
devra diminuer d'un facteur 2,5 par ligne si j'utilise le mouvement diurne
et donc la luminosité sera encore plus faible. Différents
moyens peuvent être envisagés pour résoudre ces problèmes:
réseau blazé, vitesse de balayage réduite mécaniquement,
etc...
Côté
logiciel, l'utilisation d'un micro-ordinateur ATARI 1040 limite les fonctions
au strict minimum c'est à dire au paramétrage et au contrôle
de l'acquisition. Toutes les routines essentielles sont écrites
en assembleur, horloge 8 Mhz oblige!.
Je
peux modifier les temps de purge et d'exposition mais la somme de ces
durées doit rester constante. Cela permet donc de faire varier
le temps de pose en fonction de la hauteur du Soleil au-dessus de l'horizon:
en H alpha, l'exposition varie par exemple de 40 ms pour une hauteur
de 30° ou 40° à 140 ms quand le Soleil est proche de
l'horizon (temps d'exposition maximal). Si je passe dans la raie du
calcium, le temps d'exposition est plus longs car le capteur est alors
moins sensible. Le temps de purge minimal est de 15 ms. L'affichage
est fait en temps réel: une ligne acquise est aussitôt
affichée. Mais du fait de la faible capacité d'affichage
de l'ordinateur, je n'ai en fait qu'une image réduite, de 200
points de côté et codée en 16 niveaux de gris.
Cette image de contrôle me permet de vérifier le centrage,
la mise au point et l'éventuelle apparition d'un phénomène éruptif.
Une fonction de zoom autorise toutefois l'accès à l'intégralité
des pixels. Les images obtenues sont sauvegardées sur disquette
pour transfert sur PC.
MR: Quels sont les matériaux et les compétences de construction à mettre en oeuvre ?
PR: Je fais de
l'astronomie depuis longtemps et j'aime bien construire mes instruments.
J'ai toujours bricolé et j'ai souvent récupéré
des objets que j'ai détournés de leur fonction première.
Bon nombre d'éléments tels que moteurs, réducteurs,
axes, roulements etc... et même le réseau et le capteur
CCD proviennent d'un "recyclage" de divers matériels
hors-service. En ce qui concerne la barrette CCD, c'est dans un scanner à main
qu'elle fut dénichée. N'ayant aucune documentation technique
sur ce circuit, j'ai analysé les signaux de commande à l'aide
d'un oscilloscope et j'ai refait une électronique équivalente
mais qui répondait plus spécifiquement à mes
besoins. Rassurez-vous cependant car on peut trouver dans le commerce
des CCD avec leur documentation pour un prix très abordable.
La partie électronique
(horloges, amplification, conversion et interfaçage) a été
conçue et réalisée par l'auteur ainsi que le logiciel
qui lui est adjoint. On pourra également s'inspirer d'ouvrages
sur les CCD linéaires ou d'articles parus dans la presse spécialisée
(par exemple le journal LED N°144).
Le
reste est essentiellement fait de matériaux courants. Par exemple
la base du spectrohéliographe, en forme de boîte allongée,
est en contre-plaqué de 10mm renforcé par une structure
en bois destinée à l'élimination des flexions
et
à la fixation sur le télescope. Le couvercle qui ferme
le spectrohéliographe est en "carton plume", un sandwich
de mousse entre deux tranches de carton fin, très léger
et rigide. D'autres petits éléments mécaniques
sont réalisés en aluminium que je travaille avec perceuse,
scie... : matériel tout à fait banal. Il ne faut pas
perdre de vue que le but recherché est d'obtenir un spectrohéliographe
mobile pesant moins de 5 kg; les matériaux doivent donc être
choisis en conséquence.
MR: Ce matériel est-il transportable sur le terrain ? Nécessite-t-il une infrastructure particulière pour être utilisé sans perturbation (courant électrique, support particulier, monture spécifique, traitement informatique immédiat ou différé...) ?
PR: L'encombrement
du spectrohéliographe n'est pas un obstacle au transport : longueur
85cm, largeur de 20 à 25 cm et épaisseur de 12 cm environ.
Il est complètement amovible. Il est positionné par 4 tétons
et maintenu par des aimants forts sur le télescope; après
le branchement de 2 câbles, on peut passer à la mise en fonctionnement.
Il faut toutefois évidemment éviter les chocs pour limiter
les problèmes d'alignement des miroirs, comme pour un télescope...
Le
télescope et le spectrohéliographe sont alimentés
par batterie et sont donc autonomes. Actuellement, le facteur limitant
est pour moi l'absence d'un ordinateur portable sinon rien ne s'oppose
au transport du matériel en pleine nature.
MR:L'instrument présente-t-il un danger potentiel pour l'observateur (yeux) ou le matériel (surchauffe) ?
PR: A priori non.
Le but étant l'imagerie à résolution spatiale et
spectrale, la fente d'entrée sera toujours étroite. On peut
cependant éblouir le CCD par une exposition trop longue dans le
continuum du spectre mais je n'ai pas eu a constater de détérioration.
J'ai
équipé le spectrohéliographe d'un dispositif d'observation
pour voir directement le spectre et examiner d'éventuels décalages,
repérer les protubérances sur le bord, etc... Il est vrai
que si on élargit trop la fente, on peut avoir une quantité
de lumière assez importante qui arrive à l'oeil. C'est vraiment
un cas extrême!
MR:
Les résultats sont-ils à la hauteur de vos espérances
? (voir images transmises précédemment)
PR: Lors de mes
premiers essais en 1991, j'étais déjà très
heureux d'entrevoir la chromosphère même si les images étaient
difficilement exploitables. Je dois reconnaître qu'actuellement
j'ai progressé et mes résultats sont encourageants: en Ha
les centres actifs sont brillants, souvent parcourus par des petits filaments
de plage très fins. Les grands filaments chromosphériques
s'étirent sur des centaines de milliers de km, apparaissant et
disparaissant au limbe solaire sous la forme de protubérances.
J'arrive à orienter correctement mes images, ce qui est important
pour le positionnement des structures. Des séquences prises avec
un pas de temps de 5 à 10 minutes permettent de suivre l'évolution
de certaines protubérances ou d'éruptions. Un pas de temps
journalier montre la rotation solaire et les déformations des filaments.
Quelques essais de stéréoscopie ont également été
réalisés et sont assez saisissants.
La comparaison avec les images diffusées sur le site Internet de l'observatoire
de Meudon est intéressante. Les contrastes sont naturellement plus
élevés chez les professionnels car ils ont une bande passante
très fine et des éléments optiques de bonne qualité.
En ce qui concerne le repérage des coordonnées héliographiques,
mes mesures sont au demi-degré près par rapport aux images
de Meudon.
MR:La turbulence de l'atmosphère est-elle réduite par l'utilisation
d'un instrument aussi sélectif par rapport à l'observation
visuelle en lumière blanche ?
PR: Il ne semble
pas y avoir de différence nette entre la turbulence en lumière
blanche et en lumière monochromatique. Je pense avoir plus de turbulence
dans la mesure où la fente est chauffée. Etant donnée
la résolution électronique, (le pas des cellules photosensibles
est de 14 microns) je ne peux pas prétendre avoir une résolution
inférieure à 2,5 secondes d'arc. Même un agrandissement
important ne permettrait pas d'obtenir sensiblement mieux que cette valeur.
Actuellement
la fente est directement exposée à l'image du Soleil. Je
vais placer deux miroirs de part et d'autre de la fente qui vont intercepter
la plus grosse partie du disque solaire. Je ne vais laisser passer qu'une
largeur d'image d'un millimètre qui va atterrir sur la fente de
20 microns. Cela va réduire considérablement la température
de la fente mais probablement pas la turbulence. Cela permettra aussi
de définir une largeur de fente plus constante, sans dilatation
du métal.
J'estime
à 4 secondes d'arc la résolution des bonnes images obtenues
avec mon appareil. L'image est faite par balayage et est acquise en
deux minutes, durée de défilement du Soleil devant la
fente. C'est une image prise dans l'espace et dans le temps. Ce temps
est long et laisse à bon nombre de perturbations l'occasion de
se manifester: rafale de vent, modification de la nébulosité,
passage d'oiseaux, d'avions... Sur une image, on peut de ce fait avoir
une zone de moins bonne résolution que les zones voisines, voire
une détérioration
totale d'une portion d'image. La visualisation en temps réel permet
d'arrêter une pose et d'en recommencer une sans attendre.
MR: Quelles sont les améliorations que vous souhaiteriez apporter
à votre matériel?
PR: Je compte refaire
à peu près tout le spectrohéliographe... Je vais
peut-être changer le réseau actuel pour un réseau
blazé gravé à 1400 traits/mm dans le but d'avoir
plus de lumière et éventuellement d'agrandir l'image. Les
supports des miroirs 76/700 seront refaits pour en améliorer la
rigidité. La monture du CCD sera également revue pour permettre
des réglages fins sur 3 axes et donc un alignement plus précis
dans le plan focal. Le réseau va être monté sur un
nouveau système de rotation pour aller en continu du rouge au violet
et peut-être pour passer de H alpha à K3 presque instantanément
avec un système de butées. Il est également prévu
des améliorations de l'électronique et du logiciel qui ont
encore quelques défauts de jeunesse. Enfin, l'acquisition d'un
ordinateur portable plus performant permettant le stockage d'images plus
grandes améliorerait l'efficacité et la commodité
du travail.
MR: Conseilleriez-vous à un amateur de fabriquer un instrument comparable
au vôtre ?
PR: Le spectrohéliographe
est un appareil tout à fait réalisable dans le cadre d'un
club où toutes les chances de réunir diverses compétences
(mécanique, optique, informatique, électronique...) sont
présentes. Le principal problème est de trouver le disperseur
mais je pense qu'un réseau à 1200 traits de 30 à
40 mm de côté doit déjà permettre d'obtenir
des résultats intéressants. Un amateur isolé devra
faire preuve de persévérance car les problèmes techniques
ne seront pas rares dans cette réalisation.
Dans
tous les cas, cette entreprise a un caractère formateur et promet
une belle satisfaction. L'évolution des phénomènes
solaires pouvant se dérouler sur des durées de quelques
minutes pour les éruptions chromosphériques à 22
ans pour le cycle magnétique, chacun pourra y trouver matière
à observer et à étudier à son rythme.
Progression d'un filament du limbe jusqu'au centre du disque solaire
Bibliographie
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H., Reinsch K., Völker P. - Solar astronomy handbook. Willmann-Bell,
Inc., 1995.
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- Martres M.J., Boyer R., Costard F., Malherbe J.M., Olivieri G. - Le Soleil
au télescope. Guide de l'observateur, tome 1. Ouvrage collectif
sous la direction de P. Martinez. S.A.P. éditeur. 1987.
- Saint-Pé O. - La spectrographie. Guide de l'observateur, tome 2.
Ouvrage collectif sous la direction de P. Martinez. S.A.P. éditeur.
1987.
- Terrien J. - L'optique astronomique. Que sais-je ?. Presses Universitaires
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